Suicides à la SNCF : la direction invoque l'effet Werther. Nous y voyons plutôt l'effet de la répression.

Dans la même semaine, deux délégués du personnel se sont donnés la mort. Ils étaient tous les deux sous la menace de sanctions disciplinaires lourdes. Des pratiques qui en disent long sur le climat qui règne à la SNCF. Mais qui s’expliquent par la brutalité des réorganisations en cours.

Nous avons rendu compte, mercredi dernier, du suicide de Edouard Postal, délégué du personnel Sud Rail à Saint-Lazare, qui s’est jeté sous un train dans la nuit de vendredi 10 mars (voir notre article du 15 mars 2017). Edouard, 42 ans, était sous le coup d’une triple sanction disciplinaire : dernier avertissement avant licenciement, mise à pied (sans salaire) de douze jours et mutation disciplinaire à Bretigny-sur- Orge. Mais jeudi dernier, le lendemain du rassemblement organisé à la gare Saint-Lazare pour lui rendre hommage, un autre cheminot se donnait la mort. Certes, Frédéric Hein n’a pas mis fin à ses jours sur son lieu de travail. C’est dans la forêt, à côté de chez lui, près de Mulhouse, qu’il s’est donné la mort. Mais lui aussi était délégué du personnel, affilié à la CGT. Or, selon nos informations, ce suicide est bien la conséquence des menaces de sanction qui pesaient sur lui.

Un délégué du personnel mis à l’écart

Frédéric Hein était lui aussi harcelé par sa direction, selon Michel Mann, responsable de la section CGT des cheminots de Mulhouse. Âgé de 47 ans, marié et père de deux enfants, il travaillait à la maintenance du matériel ferroviaire à Mulhouse, comme agent d’exécution, depuis quatorze ans. Présenté comme un délégué du personnel particulièrement investi dans la défense de ses collègues, il dénonçait la volonté de la direction de « faire toujours plus avec moins de moyens et de personnels ». Sa carrière était au point mort avec des conséquences directes sur son salaire. « Depuis qu’il était délégué CGT, il était mis à l’écart et touchait toujours la prime la plus basse. On lui refusait souvent des heures de délégation syndicale pour nécessité de service », dénonce Michel Mann. Selon le responsable CGT des cheminots de Mulhouse, Frédéric Hein était tellement harcelé par sa direction, qu’il avait même demandé l’année précédente à « travailler de nuit pour avoir la paix au boulot ». Malgré ses problèmes avec ses supérieurs, il n’avait rien rien laissé paraître de ses intentions.

Le licenciement ouvertement évoqué

Les faits remontent à début mars. Frédéric avait récupéré le vélo d’un collègue qui s’était fracturé le poignet sur un chantier de Mulhouse Nord, pour le mettre à l’abri. C’est ce geste qui aurait permis à la direction d’établissement de monter un dossier contre cet lui. « La direction a insisté pour que le gars porte plainte pour le vol de son vélo », explique Michel Mann, qui affirme que l’intéressé a retiré sa plainte quelques jours plus tard. S’ensuit une demande d’explications écrite. Cette première étape, obligatoire à la SNCF avant toute sanction, avait été suivie de trois entretiens dans les jours ayant précédé le suicide du délégué du personnel mulhousien. La direction de l’établissement de Mulhouse Nord lui aurait clairement laissé entendre que la sanction irait jusqu’à la radiation des cadres. Autrement dit, le licenciement. Le matin même de son suicide, Frédéric avait été reçu par son chef direct. Il devait passer en conseil de discipline. Jeudi 16 mars au soir, à 17 heures, Frédéric Hein rentre chez lui. Il prend la direction de la forêt, dont il ne reviendra pas. La gendarmerie a ouvert une enquête et un CHSCT (comité d’hygiène et de sécurité du travail) extraordinaire s’est tenu le vendredi 17 mars, en présence du médecin et de l’inspecteur du travail.

Le nombre de suicides n’est plus connu depuis 2011

Pour Michel Mann, il ne fait aucun doute que ce sont les pressions et menaces de ses supérieurs qui sont à l’origine de la mort de Frédéric. Le responsable syndical dénonce notamment l’attitude du directeur d’établissement, qui, depuis sa prise de fonction en 2008, mène son personnel à la baguette. « Dès qu’il y a quelqu’un qui se met en travers de son chemin, il cherche à l’éloigner ». Avant de rappeler les trois suicides survenus en 2013, 2015 et 2017.  Des suicides sur lesquels la SNCF refuse de communiquer. Selon David Michel, délégué régional Sud rail à Saint-Lazare, là où Edouard s’est donné la mort, l’entreprise ne communique plus le nombre de suicides depuis 2011. Pour le responsable Sud Rail de Saint-Lazare, le dernier chiffre connu est celui de 2010. En 2009, treize cheminots auraient mis fin à leurs jours sur leur lieu de travail, au point qu'on avait pu parler à l'époque de « syndrome France Télécom ». Chiffre que la SNCF refuse de confirmer.

Les errements de la communication de crise

Une SNCF qui a semblé prise de panique ces derniers temps. Joint par téléphone jeudi dernier, le service de presse renvoyait sur un dénommé Gilles Peuziat, dont le compte Linkedin nous apprend qu’il travaille à la communication de crise de l’opérateur ferroviaire. Présenté comme la personne « assumant le porte-parolat » sur le suicide de Edouard Postal, il demande à ce qu’on ne cite ni son nom, ni son poste. Attitude curieuse pour un responsable de la communication de crise qui par ailleurs affirme parler au nom de la direction de la SNCF. Il commence par nous mettre en garde contre le fait de parler de suicide. Selon Gilles Peuziat, l’officier de police judiciaire chargé de l’enquête étudierait la thèse de l’accident. Le même insiste sur le fait que le délégué du personnel Sud Rail était en arrêt maladie depuis 2011. Une insistance qui intrigue pour au moins deux raisons. D’une part, Edouard Postal était privé de poste depuis six ou sept ans, donc depuis au moins cette même année 2011. Sachant qu’il a fait condamner la SNCF en 2012 pour harcèlement et discrimination salariale, il n’est pas étonnant qu’il ait pu être en arrêt maladie dans un tel contexte. Mais il n’a pas pu l’être sans discontinuer, puisque le même avait entrepris un congé formation entre 2013 et 2015. Nous faisons également remarquer à Gilles Peuziat qu’il ne pouvait pas être en arrêt maladie durant son entretien préalable à sanction, ni pendant le conseil de discipline qui a suivi, où il avait été durement sanctionné. Une remarque que le spécialiste de la communication de crise évacue sans pouvoir y répondre. Même absence de réponse concernant l’opposition du médecin du travail à son « déplacement » à Brétigny-sur-Orge ou encore à l’obligation -non respectée par la SNCF- de consulter le Comité d’hygiène et de sécurité au travail (CHSCT), s’agissant d’un salarié handicapé.

Un effet Werther, selon le directeur national de crise

Au final, il n’aura rien réfuté des faits exposés par David Michel, le délégué régional Sud Rail de Saint-Lazare, qui avait accompagné Edouard Postal pendant toute la procédure disciplinaire, initiée contre lui par la direction d’établissement et que nous citions dans notre article de mercredi 15 mars (voir notre article du 15 mars dernier). David Michel, qui par ailleurs précise qu’à aucun moment Edouard n’a été en demi-solde, ce qui aurait été le cas s’il avait été en arrêt maladie plus de six mois d’affilée. Depuis, c’est un autre communiquant de la SNCF, Michel Pronost, qui a repris le dossier. Interrogé sur les deux suicides, celui de Edouard Postal et de Frédéric Hein, il préfère évoquer « l’effet Werther ». Autrement dit, le suicide de Frédéric Hein, serait un « suicide par imitation », comme nous l’apprend le portail de la prévention du suicide. Michel Pronost, directeur national de crise, avait été appelé à la rescousse pour communiquer sur une vague de suicides de voyageurs survenue le 28 mai 2012. D’où sans doute, la référence à l’effet Werther ...

Une chronique radio qui passe à la trappe

Autre signe de fébrilité dans cette affaire, le billet d’Audrey Vernon sur France Inter, a été retiré du site de la radio publique le week-end dernier. Dans cette chronique du 17 mars, la comédienne et humoriste, que nous n’avons pas réussi à joindre, dénonçait le comportement des dirigeants des entreprises publiques et les suicides de salariés. La comédienne, dont le billet a été largement partagé sur les réseaux sociaux, avait cité les noms de trois responsables de Saint-Lazare. La page correspondante du site de France Inter prévient que la chronique est « indisponible à la réécoute ». Selon la fiche Wikipedia de l’humoriste, « son billet du 17 mars 2017 sur les suicides des cheminots, est censuré dans le replay de France Inter, sur demande de la SNCF ». Elle aurait par ailleurs été « convoquée à un entretien préalable à sanction par la direction de la station ». Une version contredite par le service de presse de France Inter. Celui-ci met en avant le fait que la comédienne ait cité expressément les noms de trois responsables de Saint-Lazare qui avaient convoqué Edouard Postal à un conseil de discipline, sans pouvoir préciser de quelle sanction judiciaire cette citation aurait bien pu relever. L’attachée de presse concède que France Inter aurait pu se contenter, si risque judiciaire il y avait, de bipper les trois noms plutôt que de trapper le billet concerné… Entre temps, le billet a été publié sur le site de Sud Rail.

Un climat « complètement parano »

La fébrilité de la SNCF aurait en tout cas été jusqu’à menacer les cheminots désireux de se rendre au rassemblement, organisé à 11 heures devant la gare Saint-Lazare, de possibles sanctions. « Le jour-même, vers 10h30, les chefs passaient par groupes de quatre, pour nous prévenir que les noms de ceux qui allaient au rassemblement seraient notés », explique ce syndicaliste CGT. L’opérateur ferroviaire avait en effet généreusement octroyé un quart d’heure aux agents SNCF afin qu’ils puissent déposer une fleur sur la voie, là où Edouard Postal s’est couché sur les rails. Avec des menaces pour ceux qui dépasserait ce quart d’heure légal. Dès le week-end qui a suivi ce premier suicide, les responsables d’établissement tentaient, selon plusieurs agents SNCF de Saint-Lazare, de recueillir des éléments témoignant de difficultés personnelles qui auraient pu pousser Edouard Postal au suicide. Tout en étudiant la thèse de l’accident, comme le montre la réaction de Gilles Peuziat… On apprend également qu’une autre déléguée Sud Rail de Saint-Lazare -au CHSCT- pourrait elle aussi se retrouver sous le coup d’une sanction. Un autre militant syndical de Saint-Lazare avoue avoir écopé d’un avertissement, tandis que deux autres délégués du personnel doivent passer en conseil de discipline à la fin du mois. Le climat à Saint-Lazare est qualifiée par beaucoup de « complètement parano ».

Des personnels fichés illégalement par la direction

Mais ce climat délétère n’est pas nouveau, dans cet établissement. Déjà début novembre 2016, le parisien révélait qu’un document embarrassant avait été découvert par Sud Rail à Saint-Lazare. Une liste de 50 salariés fichés par leur direction, que le syndicat CGT avait pu se procurer. Avec des commentaires sur leur appartenance syndicale et des notations particulièrement insultantes et déplacées. « Racaille bas de plafond » pour l’un, « un peu conne » pour cette autre, ou encore « très chiant côté sécurité » pour un agent travaillant au départ des trains. Les commentaires s’attaquent aussi à la vie privée des agents, mentionnant celui-ci « marié à une étrangère » ou celui-là qui « vient de divorcer ». Certes, quelques responsables ont bien été sanctionnés à l’époque pour ce fichage illégal. Mais selon Damien, ils auraient servi de fusibles. Le militant CGT, sanctionné en janvier, rappelle qu’à l’époque, des débrayages spontanés avaient eu lieu les 21 et 22 novembre, puis le 23 décembre, suite au dépôt d’un préavis de grève. Des débrayages qui se seraient étendus aux agents conducteurs de Saint-Lazare, puis aux agents de la manœuvre et qui auraient inquiété la direction.

Cibler « ceux qui relèvent la tête »

Pour Damien, militant CGT, les sanctions et pressions en tous genres, ainsi que les fiches découvertes à Saint-Lazare, seraient liées aux« réorganisations et à la gestion des sous-effectifs ». Les fiches mentionnaient notamment l’identité des grévistes ou des syndiqués, rappelle-t-il. La direction serait prête à tout pour s’en prendre à ceux qui « relèvent la tête ». Edouard réclamait les PV du CHSCT, comme sa fonction de délégué du personnel l’y autorisait. L’un de ses collègues se souvient aussi qu’il était particulièrement pointilleux sur les questions de sécurité. Et David Michel rappelle que le dernier dossier, sur lequel il planchait, concernait les temps d’habillage et de déshabillage qu’il voulait faire reconnaître comme du temps de travail. Frédéric Hein, lui, dénonçait la gestion à effectifs tendus. Le 21 mars, Sud Rail interpellait François Hollande, le gouvernement et les dirigeants de la SNCF, dans un communiqué . La centrale qui pèse 16,9% des voix, explique que « le nombre de conseils de discipline, comme celui des arrêts de travail, explose ».

Suppressions de postes

Depuis la réforme ferroviaire de 2014, la SNCF supprime des postes. Elle a annoncé la suppression de plus de 1200 en 2017. Mais la CGT estime que ce sont entre 1800 et 2300 qui seront en fait supprimés. Les syndicats relèvent en effet que les suppressions sont le plus souvent supérieures aux prévisions annoncées. Pour 1400 prévues en 2016, on serait en effet plus près des 2000. Alors que la même année, la SNCF engrangeait près de 600 millions d’euros de bénéfice net. Malgré des embauches à la direction du réseau, la seule à connaître un développement de ses effectifs, la SNCF réduit la voilure.

Des gains de productivité qui explosent

Dans la perspective de l’ouverture à la concurrence, prévue en 2020, elle ferme des gares, supprime des trains, des guichets et des kilomètres de lignes, gèle les salaires et réduit les déroulements de carrière. La préoccupation majeure du groupe, ce sont les gains de productivité. 2% par an, selon le PDG, Guillaume Pepy. Des gains de productivité qui ont atteint 653 millions d’euros en 2015, estimés à plus de 35 % par agent en moins de dix ans, selon Sud Rail. Mais jugés insuffisants par l’Autorité de régulation des activités ferroviaires et routières (Arafer). Qui déplore un endettement de plus de 50 milliards d’euros. Une dette que l’Etat, qui maintient une politique budgétaire restrictive, se refuse à alléger. Selon Bruno Poncet, responsable fédéral Sud Rail, les arrêts-maladie auraient fait un bond de plus de 10% depuis 2014. Depuis le suicide de Edouard Postal, la centrale syndicale dit recevoir chaque jour de nombreux appels téléphoniques de cheminots en souffrance.

Vidéo publiée sur le site Révolution permanente du NPA :

 

Véronique Valentino