La sécurité aux frontières, nouveau pactole pour le complexe militaro-industriel européen. Par Ben Cramer
Sigmar Gabriel, le nouveau ministre allemand des Affaires étrangères, déclare ces jours-ci : «Je ne suis pas opposé à l’objectif des 2%, (du PIB consacré à la défense) mais attention, prévient-il, ‘à ne pas retomber dans le piège d’une course aux armements’. Le ministre s’interroge à cette occasion sur la situation des États comme la Grèce, ce pays de 11 millions d’habitants qui dépense beaucoup pour son armée (plus de 2% de son PIB et non plus 6% comme dans les années 80).
On le comprend : la Grèce possède davantage de chars (1.300 tanks dont 170 Leopard 2 allemands) que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne, cinq fois plus que la France, et ne parvient pas à payer les retraites de ses concitoyens. Mais il serait utile de rappeler que la dette, les déficits qui frappent la Grèce sont en bonne partie dus à des achats d’armes (à prix fort) dont ont bénéficié à ces Européens donneurs de leçons, comme le souligne Manos Tsaldaris, spécialiste des questions de défense.
Une facture ("Rechnung") salée...
Le droit à l’information qui est reconnu à tout citoyen grâce à la Convention d’Aarhus et qu’il pourra invoquer pour dénoncer certains scandales n’est d’aucune utilité pour en savoir davantage sur le degré de militarisation dans l’Hexagone. Les informations du ministère français de la Défense sont absentes du portail toutsurlenvironnement, mis en place au bénéfice du citoyen dans le respect de la Convention. Pour satisfaire la curiosité du lecteur sur l’impact environnemental des sites militaires français, les 1.200 stagiaires et employés de la Délégation à l’information et à la communication de la défense (DICoD) seront de peu d’utilité, ne sachant pas distinguer ce qui relève de l’information et …de la communication.
À une époque où le commerce de la banane est mieux régulé que celui des armes légères, il est plus facile de s’informer sur les différents paradis fiscaux éparpillés de-ci de-là sur la planisphère que de connaître le nombre de bases militaires US et leur emplacement (plus de 800 réparties dans plus de 70 pays) sans mentionner la quincaillerie qui s’y déploie avec pertes et fracas …et les cadences infernales des rotations du matériel…
Au-delà de la bataille des chiffres
Mais que fait le SIPRI ? La lecture des rapports du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI), créé par Alva Myrdal fut un passage obligé durant la guerre froide. Les données du SIPRI sont-lles plus ou moins fiables ? On y reviendra, mais en attendant, le lecteur n’apprendra rien sur le programme d’armement de la Corée du Nord, rien sur celui de l’Iran, des approximations sur beaucoup d’autres qui ne brillent pas pour leur transparence ; et pas de statistiques sur la haine, ni de catalogue des revendications des travailleurs de l’armement. Les tableaux, aussi denses que les annuaires de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE), permettent de repérer les investissements des uns et des autres sur ce marché florissant, un marché dont les promoteurs affichent parfois un label vert comme lors des Salons du Bourget, de Farnborough, Eurosatory, Euronaval et ailleurs. Des Salons vilipendés régulièrement par ceux qui réclament à la fois (et sans logique) l’interdiction de ces expositions et une totale transparence de la part de la Grande Muette.
L’annuaire du SIPRI, c’est aujourd’hui le pendant de Regards sur la Terre, cette collection dirigée conjointement par l’AFD, l’IDDRI et l’institut indien TERI (présidé par Patchauri, l’ex-patron du GIEC). La sortie annuelle (au mois de juin) de ce rapport rythme la vie des chercheurs de tous lesthink tanks stratégiques dans le monde. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur chaque système d’armes et par catégorie figure dans cet annuaire prestigieux, mais n’exagérons rien. Comme le font remarquer Jean-François Guilhaudis et Julien Malizard, il y a matière à ne pas s’en contenter, voire à s’en méfier. Car prendre en compte les dépenses de défense exige qu’on s’entende sur ce que la défense recouvre. Ces dépenses devraient inclure toutes les dépenses de sécurité, celles qui touchent à la police, à l’anti–terrorisme, à la sécurisation des points sensibles à la cybersécurité, et aussi à ce qui relève désormais de «la protection-militarisation des frontières». Et au-delà.
Le marché des frontières militarisées
Le Transnational Institute d’Amsterdam et l’organisation de recherche néerlandaise Stop Wapenhandel et qui est membre du réseau européen ENAAT ont publié un rapport sur la manière dont les fabricants d’armes tirent profit de la crise migratoire en Europe. Le marché de la sécurité-ux-rontières, des ‘smart borders’ ou frontières intelligentes explose. Estimé à 15 milliards d’Euros en 2015, il pourrait atteindre plus de 29 milliards d’euros en 2022. Depuis 2002, l’UE a financé 56 projets en matière de sécurité et contrôle aux frontières. Les équipements achetés ou ‘améliorés’ via l’argent du Fond pour les frontières extérieures comprennent : 54 systèmes de surveillance des frontières, 22.347 unités d’équipement pour la surveillance des frontières et 212.881 unités d’équipements pour les contrôles.
Le lobbying pour les «smart borders»
Parmi les principaux acteurs du complexe européen de la sécurité, les entreprises d’armement. Orlando, Thales and Airbus font partie de la bande des quatre, les quatre principaux vendeurs d’armes européens, actifs sur le marché du Moyen Orient et d’Afrique du Nord et dont le chiffre d’affaires en 2015 s’élevait à 95 milliards d’euros. Orlando et Airbus ont été les principaux bénéficiaires de contrats de l’UE pour renforcer les frontières. Ces industriels au-dessus de tout soupçon ont réussi à capter 316 millions d’euros de subventions pour la recherche en matière de sécurité, la définition des programmes, leur mise en œuvre. Parmi eux, Thales and Safran, ainsi que le géant technologique Indra. Safran est en première ligne pour remporter les appels d’offres et mettre en place les fichiers de passagers aériens en Europe. Morpho, sa filiale sécurité, gère déjà deux marchés : celui de la France et celui de l’Estonie. Au dernier salon de Milipol, la société Morpho a exhibé l’installation-type d’une frontière hyper sécurisée : «Là, c’est une machine de reconnaissance par l’iris. Pour le moment, nous en avons surtout vendu en Asie, mais ça va venir ici . Il présente la porte ‘intelligente’, un sas de verre capable de vérifier votre identité en moins de 20 secondes, soit deux à trois fois plus vite qu’aujourd’hui, lorsque vous avez affaire à un douanier derrière son guichet». Pour les portes automatiques, outils de reconnaissance faciale ou d’empreintes digitales au port de Cherbourg, à la gare du Nord et à l’aéroport international de Roissy, le citoyen français est redevable à Morpho qui a fourni le matériel.
Quant au géant italien de l’armement Finmeccanica, qui se dénomme Orlando depuis le 1er janvier 2017, il a identifié les “systèmes de contrôle et de sécurité aux frontières’ comme l’un des principaux facteurs de développement en termes de commandes comme de profits.
L’Organisation Européenne de Sécurité (EOS) est une autre institution qui mérite le détour et dont le lobbying n’échappe à personne à Bruxelles. Elle comprend Thales, Orlando, Airbus, mais pas seulement : on retrouve aussi EADS, ALCATEL-UCENT, DASSAULT-VIATION, SAGEM, BAE, SAAB..
Officiellement, voici ses domaines d’expertise :
La Protection des frontières
La Gestion des crises – Protection civile – Réponse aux situations d’urgence
La Protection des infrastructures/éseaux critiques interconnectés
La Sécurité des transports de personnes, de fret et de biens
La Sécurité des Technologies de l’Information et de la Communication (ICT)
Les Common processes, évaluation des risques et planification des contingences
La Gestion de l’identité (personnes et biens financiers) biométrie et traçabilité inclues
L’Image opérationnelle commune (COP) pertinente, fusion des données, intelligence et surveillance.
Le rapport du TNI illustre cette convergence croissante entre les leaders politiques européens qui cherchent à militariser les frontières et les principaux contractants en matière de défense et de sécurité qui fournissent ce ‘service’. ll ne s’agit pas seulement de conflits d’intérêt ou de profiteurs de la crise, il s’agit de la direction que prend l’Europe en ce moment critique.
Pour revenir aux rapports du SIPRI, qui zappent les montants du budget chinois pour la sécurité intérieure, alors qu’il est supérieur au budget (officiel) de la défense, on peut se demander pourquoi ces lacunes ne sont pas encore comblées alors même que l’étude des dépenses est censée suivre l’évolution du concept de sécurité, ne serait-e que pour être en phase avec la réalité.
Il serait utile de différencier les dépenses qui relèvent de la sécurité stricto sensu et celles qui sont génératrices d’insécurité. Celles qui peuvent être considérées comme insupportables dans la durée pour le pays qui y consent. Mais le problème de ce type de dépenses n’est même pas posé. Last but not least, l’annuaire SIPRI se caractérise par une absence de chiffres relatifs aux dépenses occasionnées en faveur de la paix, de la sécurité internationale et du désarmement (démantèlement des sous-arins nucléaires, destruction des stocks d’armes chimiques, dépollution des sites militaires…).
On peut regretter que ne soient pas incluses non plus dans les rapports du SIPRI les dépenses relatives à la sécurité environnementale ou la sécurité climatique.
Le registre de l’ONU et les agences de l’ONU
Le registre de l’ONU mis en place depuis 1992 est d’utilité plutôt restreinte si ce n’est pour savoir ce que les officiels, certains d’entre eux, veulent bien transmettre ; d’ailleurs, le nombre d’États qui fournissent volontairement leurs données est passé de 86 États en 2011 à 52 États en 2012. Pour la zone du Moyen-rient, c’est zéro. Tout un symbole.
Les agences onusiennes sont hélas d’un recours limité. L’UNESCO ? Elle a toujours pour devise : ’Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix’. Mais au fil des chantages et boycotts US, l’agence de la Place Fontenoy (Paris) a enterré sa division Paix et droits de l’homme. L’UNESCO ne publie plus le moindre document sur les dégâts environnementaux liés à la guerre. Elle a enterré il y a belle lurette la parution du UNESCO Yearbook on Peace and Conflict Studies, qui fit connaître des experts comme Tromp de l’institut de Polémologie de Groningen.
Peut-on se fier à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) ? À défaut de se mobiliser pour financer une étude sur l’impact (sanitaire) de l’uranium appauvri (U238), ce qui est attendu d’elle depuis 2001, l’OMS pourrait s’enorgueillir de faire connaître les réflexions de Franco Fornari dansPsychanalyse de la situation atomique, (paru chez Gallimard, 1972) ; ou diffuser et traduire (en français) l’ouvrage Krieg als Krankheit (La guerre comme maladie) rédigé par le pédiatre originaire de Bohême, Emil Flusser. Sorti en 1932, préfacé par Albert Einstein, l’ouvrage a été brûlé par les nazis qui ont expédié l’auteur et sa famille dans les camps. Six exemplaires ont échappé aux flammes.
Les dépenses militaires par rapport à quoi ?
Pour comprendre les chiffres, et les interpréter, il vaut mieux disposer d’éléments de comparaison. Or, pour disposer d’éléments comparatifs entre les dépenses militaires et celles destinées à l’éducation, la santé, à l’environnement, (par exemple), il n’existe pas grand-chose à se mettre sous la dent. Au Pakistan, où le budget de la défense dépasse les budgets de l’éducation et de la santé réunis, un dirigeant avait déclaré dans les années 1980 et sans rougir de honte que ses citoyens seraient prêts à manger de l’herbe pour accéder au statut nucléaire.
Récemment, un parlementaire déclarait sous forme de boutade que la meilleure façon de sortir son pays de la misère serait que chaque mère donne naissance à un général.
Il y a souvent matière à comparer : un candidat à la Maison- Blanche a déclaré la morale en bandoulière qu’il est aberrant d’ouvrir des infirmeries en Afghanistan quand on les ferme à la maison (at home). Mais le décalage dans les priorités est visible dans d’autres domaines : le prix payé par Washington pour instruire et former l’armée afghane, soit 26 milliards de dollars, est l’équivalent du pactole (estimation) qu’il faudrait rassembler pour raccorder aux services énergétiques 2 milliards de terriens privés d’électricité. Cela représente 26 fois le montant évalué par l’OMM pour mettre à niveau les services météorologiques des États africains priés d’anticiper les effets du dérèglement climatique.
Comme le rappelait le patron du PNUD, Kemal Dervis : ‘Le monde dépense grosso modo chaque année 90 milliards d’euros pour l’aide au développement et 900 milliards pour ses armements. Cela n’a pas de sens, même dans une optique sécuritaire’. Il avait ajouté ‘Aujourd’hui, vous pouvez rajouter des avions de combat et des missiles, vous ne combattrez pas les vrais fléaux de l’humanité que sont le terrorisme, les pandémies et le réchauffement climatique» (Interview au quotidien Le Monde, 10 juillet 2007). Comparer pour mieux évaluer, c’est ce qu’avait entrepris de faire outre-Atlantique l’économiste Ruth (Leger) Sivard dans les années 1970 lorsqu’elle dirigeait le service d’information de l’Arms Control and Disarmament Agency, l’agence créée en septembre 1961 et qui disposa en 1975 d’un budget de 10 millions de dollars. Ses rapports annuels comparaient, au grand dam du Sénat et du Congrès, le beurre et les canons. Contrainte de démissionner, elle poursuivit son travail en dehors de l’institution et publia à son propre compte, «Dépenses militaires et sociales mondiales». Avant même de se voir gratifiée en 1991 du prix UNESCO de l’Éducation pour la Paixle travail de Ruth Sivard de 1981 à 1991 servira de manuel aux mouvements de paix outre-Atlantique et en Europe et fut traduit en une dizaine de langues.
Et en France ? Les autorités n’ont pas donné suite à la proposition dès 2003 (de Pascal Boniface) d’un Observatoire calculant le ratio chez les pays dits développés entre les dépenses militaires et l’Aide Publique au Développement (APD), ce qui n’a pas empêché notre ministre des Affaires Étrangères Fabius de clamer que le quai d’Orsay est un ministère de la paix ; et ce qui n’empêche pas certains de nos compatriotes d’être tentés de confondre aide militaire et aide publique au développement…
Merci à Athena21
Source: http://www.athena21.org/securite-ecologique/decroissance-militaire/171-le-sipri-depasse-par-la-soif-de-militarisation
Date de parution de l'article original: 21/02/2017
URL de cette page: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=19980