LA NUIT VENUE (CHRONIQUE DES JOURS MEILLEURS), PAR ARNAUD MAÏSETTI

Prologue

Si ce qui se passe maintenant a un sens, 
il est de nous préparer à les oublier, 
et de commencer déjà à réfléchir à la manière dont nous vivrons sans eux, 
c’est-à-dire dont nous vivrons pour nous.

Frédéric Lordon, Université de Tolbiac, 30 mars 2016


Et puis nous revient fatalement en mémoire l’air terrible de ces jours. Et la joie et la fièvre, et tout le tremblement.

L’histoire est connue.

Les dates les noms les visages ; les corps tombés. Les murs. Le vent de ces jours aussi, terrible et digne. Bien sûr, les rues ont changé de nom et parfois d’axe, bien sûr l’oubli et le silence des hommes, bien sûr. Mais qu’on traverse certaines places ou qu’à certaines heures de certains jours, quand le vent qu’on croyait tombé se soulève soudain et passe entre deux rues lentement, doucement, respectueusement, alors tout nous revient en mémoire, fatalement, l’air terrible et vibrant de ces jours où l’histoire avait recommencé, et avec elle la joie, le tremblement. Qu’il faille l’écrire ne relève du souvenir que dans la mesure du vent qui passe et s’efface, mais demeure, dans la vibration de quelques branches nues, et des feuilles qui tombent autour de nous, qu’on va piétiner parce qu’ils dessineront pour nous le chemin provisoire de la ville, du soir qu’on va rejoindre pour passer la nuit.

L’histoire est connue et pour cette raison même oubliée : parce que l’histoire autorise l’oubli, fabrique du passé, ouvre dans le temps la brèche d’où s’engouffrent les torrents, ravins, précipices. Entre nous et le passé, il y aura toujours l’histoire : et c’est contre elle aussi qu’il faut écrire, pour réarmer le présent d’un passé de nouveau contemporain. Par-delà les ravins, on plonge nos regards là où remonte la boue et naît le désir de sauter et oh qu’on se confonde avec le vent et le ravin et la boue. Mais on ne saute pas ; on ne saute jamais : on regarde encore. On regarde la boue qui s’éloigne, on est au-dessus du ravin, on est le pont qui toise les précipices : dans la boue s’éloigne aussi le torrent qu’emporte chaque seconde le vent qui s’y mêle avec notre corps qu’on pourrait voir flotter d’ici jusqu’à la mer, si on avait sauté. Oui, l’histoire fabrique du passé comme de la boue qui s’éloigne : comme un ravin et comme un pont, qui sépare, déchire, donne le désir d’être du vent et du vertige. Qu’il faille écrire ces jours aussi pour le vertige de ces nuits passées à les passer, comme on est boue et vent dans le vent tombé dans la boue, comme on est du passé enfin armé de présent, du vent tremblé dans l’air terrible de ces jours.

L’histoire revient : où qu’on respire le vent, c’est nous que l’on respire, ces jours passés qui portent avec eux d’autres passés armés de bien des présents. Qu’il faille écrire ces jours de mars et d’avril et de mai tout ensemble armés, et c’est d’autres encore qui s’écriront, la joie et la fièvre, les tremblements.

La gare le soir, les places vides encore, les affiches au mur quelle importance, tout qui écrit sur la ville la marche d’une histoire perdue. Les types en silence qui rentrent. De ces jours, on possède encore sur les lèvres l’imminence comme la foudre l’éclair au moment où le ciel s’éteint.

Était-ce un lundi ? Nous revient en mémoire la possibilité que d’autres jours suivraient, terribles et finalement neufs, d’une histoire qui serait la nôtre, enfin, et de nouveau.

Qu’il faille écrire ces jours désole aussi : puisque ces jours sont finis. Il aurait peut-être suffi de les nommer, et avec eux les noms et les visages de ceux qui les ont traversés et faits vibrer : mais non. Avec cette histoire, c’est le vent qu’il faudrait aussi écrire, et les armes qu’avaient choisies ces jours pour s’accrocher au fil du temps et faire brèche, et tremblement.

On racontera les jours et les nuits, la fièvre aussi, sans rien oublier du vent et des visages et des noms. On dira les dates et on appellera à soi l’air terrible et la joie. On tâchera de ne rien laisser passer entre ce présent et les passés pour qu’ils finissent liés l’un à l’autre comme un amour. On dira l’amour aussi, puisque c’était de ces jours la peine et le moment. On suivra la chronique de ces jours meilleurs où flottait dans l’air terrible la possibilité d’une autre histoire, on retrouvera les cris qui criaient la contre-histoire de notre temps qui ces jours-là nous avait rendus vivants parmi d’autres vivants, au milieu des cadavres de notre siècle, vivants parmi d’autres vivants, tremblés et terribles, et présents à nous-mêmes comme jamais.

Arnaud Maïsetti

© Arnaud Maïsetti

© Arnaud Maïsetti


Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.