Le flou du statut des migrants non accompagnés permet tous les abus, par Véronique Valentino
La mort du jeune Denko Sissoko, âgé de seize ans, et la vigilance d’une éducatrice, mise à pied depuis, ont mis en lumière les dysfonctionnements graves dont fait l’objet l’accompagnement des mineurs isolés étrangers dans la Marne. Mais la Marne n’est pas le seul département concerné. Dans toute la France, des dispositifs dérogatoires au droit commun ont été bricolés dans l’urgence.
Comme nous vous l’avons annoncé, une éducatrice de la Marne a été mise à pied pour avoir dénoncé la situation des mineurs isolés étrangers pris en charge par le département de la Marne. La Sauvegarde de la Marne, association missionnée par le conseil départemental, n’ayant pris aucune décision pour améliorer le suivi éducatif des jeunes migrants dont elle a la charge, nous avons cherché à comprendre comment des mineurs isolés étrangers (MIE), qu’on présume en danger, peuvent se retrouver encadrés par seulement 4 éducateurs et une cheffe de projet. Alors qu’en plus, sur ces 73 mineurs, 36 seraient bien reconnus en tant que tels, les autres étant en attente d’évaluation. Évaluation, ce qui veut dire des entretiens, la vérification de leurs papiers et, éventuellement, un test d’âge osseux (radio du poignet), ceux-ci étant pourtant mis en cause pour leur fiabilité mais aussi sur un plan éthique. Alors, le département de la Marne est-il dans la légalité ?
Une absence de statut juridique
Pour tenter de comprendre comment ces jeunes se retrouvent dans cette situation d’abandon, il faut revenir sur le cadre légal qui leur est applicable, ce qui n’est pas simple. Selon un document de France Terre d’asile qui fait le point, « il n’existe pas de statut juridique propre aux MIE ». Dans les faits, « ces derniers relèvent donc à la fois du droit des étrangers et du dispositif français de protection de l’enfance, qui ne pose aucune condition de nationalité » . En effet, la circulaire du 25 janvier 2016 précise que, si « la prise en charge des mineurs isolés étrangers relève des dispositions relatives à la protection de l’enfance, pour autant que leur minorité soit établie, (…) à l’inverse, si le jeune s’avère être majeur, sa situation relève des dispositions pertinentes du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ». Pourtant, comme le rappelle France Terre d’asile, « le statut d’enfant devrait prévaloir, conformément aux engagements de la France, au titre de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant ». Le cadre légal a été fixée par la circulaire Taubira de 2013. Celle-ci, qui avait pour principal objectif de répartir les migrants mineurs sur l’ensemble du territoire, la moitié étant recensés en Ile-de-France, prévoit un dispositif spécifique de « mise à l’abri, d’évaluation et d’orientation ». Elle évalue, en 2013, le nombre de mineurs isolés étrangers à 8 000.
« Les départements font ce qu’ils veulent »
Or, c’est là qu’est le problème. La phase d’évaluation et d’orientation, censée durer cinq jours et prise en charge financièrement par l’Etat, est une sorte de zone grise, durant laquelle le jeune est pris en charge par le département, selon des modalités extrêmement floues. Il faut également souligner que le respect de la circulaire Taubira et donc la prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance des jeunes migrants dont la minorité a été reconnue, est appliquée de façon très diverse par les départements. Selon Odile Ghermani, responsable du groupe de travail « Etrangers et immigrés » de la Ligue des droits de l’homme (LDH), « il y a de fortes disparités selon les lieux, les territoires et les préfectures. En pratique, les départements font ce qu’ils veulent ». Ce que nous a confirmé la Cheffe de la mission mineurs non accompagnés (MMNA) au ministère de la Justice. « Nous n’avons pas la main sur la prise en charge des migrants mineurs non accompagnés en tant que tel, nous intervenons uniquement sur leur répartition », explique Sylvie Vella. Plutôt étonnant, car on pensait le ministère de la Justice au courant de cette affaire, au moins après le décès de Denko Sissoko… Les problèmes ne se posent pas seulement dans le département de la Marne, par ailleurs, comme le montre cette lettre ouverte du Parti de Gauche du Calvados, qui date de 2015. Et d’autres travailleurs sociaux et syndicalistes rencontrent des difficultés lorsqu’ils tentent d’attirer l’attention sur les conditions de travail des éducateurs qui prennent en charge les jeunes migrants non accompagnés, comme l’explique cet article de Regards.
Des mesures bricolées dans l’urgence
« Après le démantèlement de la jungle de Calais, on a bricolé dans l’urgence et parfois recruté des éducateurs en intérim pour trois mois, la durée prévue pour l’ouverture des CAO », explique Odile Ghermani, qui rappelle par ailleurs qu’à Calais, on comptait deux instituteurs pour 150 jeunes vivant dans des containers. Dans un rapport de décembre 2016, le Défenseur des droits constatait « combien l’intérêt des mineurs n’a pas fait l’objet d’une priorité dans cette opération » . Ont également été créés à cette occasion des centres spécifiques, les CAO (centre d’accueil et d’orientation) pour les adultes, et les CAOMI (leur pendant pour les mineurs). Or, ces centres n’ont rien à voir avec le droit commun. En effet, si les jeunes sont mineurs, ils sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance. Et s’ils ne sont pas reconnus comme tels, ils doivent être accueillis dans des CADA (centres d’accueil pour demandeurs d’asile).
Un manque de moyens et d’anticipation
Ces dispositifs ont été mis en place dans l’urgence, par deux notes co-signées par le ministère de l’Intérieur et celui du logement . Là encore, le Défenseur des droits dénonçait d’ailleurs « le manque d’anticipation des opérations [qui] a conduit à la création d’un dispositif dérogatoire du droit commun ne permettant pas d’assurer complètement les droits fondamentaux des enfants et tout simplement leur protection ». Avec un prix de journée (15 à 25 € par jour) et un taux d’encadrement (un accompagnateur social et un gardien pour 50 personnes) totalement dérisoires. Mais il y a pire. Selon Odile Ghermani, « la plupart des CAOMI étant des centres de vacances, beaucoup s’apprêtent à fermer pour accueillir les enfants lors des congés de février ». Une situation ubuesque que dénonce la LDH, qui demande l’application de la loi. Mais la fébrilité du gouvernement concernant tout ce qui a trait à l’asile et aux migrants ne facilite pas le respect des droits de l’enfant…
Véronique Valentino
Photo : Un mineur afghan dans un container de l'ex-"jungle" de Calais, en février 2016 (LAURENCE GEAI / SIPA)