Marseille depuis Saint-Charles, par Arnaud Maïsetti
Presque toujours faire le détour : c’est un rituel pour beaucoup, je le sais ; quand on sort du train, à Saint-Charles, on va saluer la ville – traverser le hall, et sur l’esplanade en surplomb du boulevard d’Athènes, au sommet de la volée d’escaliers majestueuse, jeter un regard sur Marseille. Le ciel, la Basilique, les toits - et déjà ce qu’on devine qui déborde, l’énergie de la ville, excessive, dense, âpre ; les rues qui ne s’offrent pas, au contraire, qui voudraient qu’on s’y mêle pour capter un peu de ce qu’elles regorgent – on sait aussi combien il faut s’en tenir à distance, malgré tout, malgré soi. Ici, il y a la lumière, intacte. Il y a aussi, le soir, la nuit, d’autres forces, interdites, plus féroces.
Sortant du train, j’ai presque toujours pris une photo depuis l’esplanade avant de m’engouffrer dans le métro ou de descendre les marches vers la ville. On est nombreux à le faire : certains s’attardent.
Il ne faudrait rien ajouter à ce qui est dit, ou au contraire, trouver les mots qui sauront conjurer la bêtise, la haine, ce qui fait honte au moment du deuil. Il faudrait lire aussi ceux qui savent nommer cette peine, et sont dignes de ces jours. Deux jeunes filles ont été lâchement abattues au lieu même où la ville s’offre si pleinement, si purement, là où la gare débouche en haut de la ville.
À la terreur, s’ajoute toujours l’injustice, et l’impuissance : et toujours la douleur, à laquelle s’associer ne réduit jamais celle des proches. Il y aura évidemment les leçons que tirent ceux qui ne savent faire que cela, les opportunistes qui salissent les douleurs. Il faudra comme toujours passer outre : le plus terrible, c’est peut-être ce comme toujours qui commence à s’installer, ces réflexes qu’on prend, qui n’émoussent rien, mais qui ravivent.
Des crimes abjects, on n’aura jamais dit toute l’abjection : on savait qu’ils travaillaient sournoisement à signer des lieux jusqu’à les recouvrir. Impossible désormais de dire le nom du Bataclan sans peine, le sang ineffaçable sur la mémoire des lieux. On sait désormais qu’ils jettent sur nos souvenirs leur terreur : et sur toute une ville, une image impossible. Car impossible désormais de se tenir en haut de Saint-Charles sans y penser. Et c’est sur toute la ville – sur laquelle le sang coule déjà – que le sang a coulé : depuis cet endroit précis où toute la ville se laisse voir, depuis les escaliers qui descendent jusqu’en son cœur, le sang s’est comme répandu, et jusqu’à nous.
Pourtant, il faudra refaire ce geste, au nom de cela, de ces jeunes filles et de la ville : sortant du train, ou attendant qu’il nous emporte, se rendre sur l’esplanade, tourner le dos à la gare, regarder la ville en face, une pensée libre pour la ville, et une autre pour ses morts.
arnaud maïsetti - 2 octobre 2017
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son siteArnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter@amaisetti.