A propos de Weinstein et du "droit de cuissage", par Claro

L’affaire Weinstein, comme d’ailleurs avant elle les affaires DSK, Baupin, etc., pourrait être l’occasion de se pencher sur la fameuse notion de « droit de cuissage ». Ce droit a été qualifié de « mythique » par certains historiens, dans la mesure où il ne serait pas étayé juridiquement ni historiquement (cf. les travaux d’Alain Bourreau), mais comme le dit très justement Geneviève Fraisse, directrice de recherche au CNRS :

« Que le droit légal de profiter de la femme d'un autre la nuit de ses noces n'ait jamais existé, n'invalide pas pour autant le droit du seigneur (impunité et légitimité) à profiter d'une femme de condition inférieure. »
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Ainsi, le droit du plus fort s’inscrirait plutôt dans une vacance juridique, puisqu’il n’existe pas de loi écrite (en France ou aux Etats-Unis, pour s’en tenir aux cas évoqués plus haut) autorisant l’abus sexuel, par exemple dans le cadre d’un rapport hiérarchique direct, à connotation professionnelle, etc. Bien sûr, il existe des lois prohibant et punissant les auteurs de viol et de harcèlement sexuel, mais dans la mesure même où la victime voit son témoignage soit empêché, soit moqué, soit préjudiciable à sa propre personne et à ses intérêts, on comprend bien que le « droit de cuissage » l’emporte haut la main, si je puis dire, sur la reconnaissance des droits de la victime. En gros, si le « cuissage » n’est pas stricto sensu un droit reconnu par la loi, il bénéficie des mêmes prérogatives et avantages qu’un droit puisqu’il peut s’exercer longtemps et diversement sans que l’abuseur ne soit inquiété – le fait même qu’il échappe neuf fois sur dix aux sanctions fait même de lui un « droit » encore plus puissant, un droit incontestable parce qu’incontesté.

Tant qu’il y a tolérance (= silence), le crime sait qu’il peut perdurer sans passer pour un crime. Et le criminel se considérer comme relativement innocent. Dénoncer ce « droit de cuissage » doit non seulement consister à désigner bien sûr les individus qui s’en rendent coupables, mais également à éclairer le plus possible le système social qui produit et garantit cette tolérance. La relative impunité est le fruit d’une évaluation raisonnée du ratio entre complicités tacites et risques de dénonciation (ou plutôt : le risque que d’éventuelles dénonciations présentent un risque réel), et non seulement le symptôme d'une confiance aveugle en la soi-disant supériorité virile. La relative impunité profite (et entretient) non seulement de la version « folklorique » de la domination masculine (l’abus ancillaire est un cliché, ergo il est traité à la légère) mais recourt qui plus est à une ruse assez usée mais toujours efficace : « justifier » les « écarts de conduite » par « l’échauffement des passions » (façon perverse de détourner l’attention sur la « provocation latente » de la victime, stigmatisée d’autant plus si le contexte est celui de l’entertainment), bref, arguer d’une commode chimie hormonale afin d’oblitérer le rapport de force homme/femme, et tout ce qui assoit la domination masculine.

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Pour finir, disons que le « droit de cuissage » dans sa version contemporaine a franchi une nouvelle étape : il s’agit moins de profiter de femmes « de condition inférieure » que de signifier aux femmes abusées que leur condition, quoi qu’on leur dise, quoi qu’elles en pensent, est « inférieure ». En outre, ultime paradoxe, le « nouveau seigneur » tente de convaincre sa victime que l’acceptation de sa condition inférieure (= la soumission sexuelle assortie à cette reconnaissance) sera gage d’avantages (donc lui permettra d’échapper à sa condition dite inférieure…). Ainsi, l’abuseur n’est plus contraint à la seule sphère des "inférieures" : il lui suffit de créer l'infériorité, qui plus est en promettant son contraire. Si tu te soumets, tu deviendras puissante… ou du moins tu ne verras pas ton pouvoir anéanti… On pourrait dire qu’ici la domination masculine renverse le principe de l’énoncé performatif (quand dire, c’est faire). Ici, faire c’est dire. J’abuse, donc je suis (supérieur).

Il revient à la parole et à l'action des femmes de détruire cette rhétorique perverse, ainsi que les conditions de sa production et de sa culture. Pour conclure, laissons la parole à l’écrivaine féministe Rebecca West :

"Je n’ai jamais été capable de définir précisément ce que voulait dire le féminisme : je sais seulement qu’on me désigne comme féministe chaque fois que j’exprime des sentiments qui me différencient d’un paillasson." 

Cannibale Claro   le 14/10/17           

Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.