D'un jour à l'autre, feuilleton du monde (1)

NOUS MASSACRERONS LES RÉVOLTES LOGIQUES

62 % des Français de 18 à 35 ans se disent prêts à "participer à un grand mouvement de révolte dans les prochains mois". C'est le résultat d'une enquête menée par le centre de recherches de Sciences Politiques. 

Et cela ne nous étonne pas du tout. Chaque jour qui passe donne plus de raisons de se révolter contre une société qui n'est plus conçue que pour le bénéfice et à l'usage des riches. Même les chauffeurs d'Über se révoltent, c'est dire ! Il ne leur aura fallu qu'un an pour comprendre le néo-capitalisme, qui fait passer l'abolition du salariat pour une revendication situationniste, et se voir à leur tour traités de "casseurs" et menacer de la prison par la multinationale américaine. Frédéric Lordon avait donné son sentiment sur le bilan de Nuit Debout, du mouvement contre la loi Travaille, les média, l'État et le capitalisme dans unentretien avec Bondy Blog. Voici, à partir du sien, le nôtre.

"Avec Nuit Debout, le feu n'a pas pris", le titre retenu, nous fait tiquer un peu, et ne reflète pas grand chose (ou tout le contraire) du point de vue de Lordon, qui se contentait d'énoncer rapidement une évidence factuelle, et sur laquelle le pouvoir aurait tort de fonder trop d'espoir ("il s’est peut être passé quelque chose dans les têtes dont nous ne pouvons pas encore mesurer tous les effets."). De ce qu'il dit, nous retenons plutôt deux points d'accord essentiels entre nous : 1. l'analyse de l'émergence du cortège de tête comme le point le plus porteur de promesses de ce printemps 2016. 2. la conscience qu'un "racisme institutionnel s’applique dans l’Hexagone", et que nous vivons dans une "société ravagée par deux violences d’échelle macroscopique : la violence sociale du capitalisme et la violence identitaire-raciste". Autrement dit, les "casseurs" et les "indigènes", ces grands réprouvés dont on ne veut pas même commencer à penser que le positionnement et l'action puissent être des faits politiques, ces "inconnus au bataillon" qu'une étiquette "vandale" ou "communautariste" permet d'évacuer comme sujets politiques, pour les classer dans les maboules ou les faits divers, méritent une attention d'un tout autre genre que celle des manchettes de journaux indignés et des éditoriaux moralistes à pincettes. Quand la colère devant la "mort inexpliquée" d'Adama Traoré aux mains des policiers et celle des cortèges de tête se rejoindront, - et nous en sommes, culturellement parlant, beaucoup plus près, à présent que la précarité est devenue le mode de vie de la jeunesse tout entière, que nous le fûmes jamais -, alors, c'est nuit et jour qu'on sera debout. Et refuser de le voir en face n'y changera rien. Voilà ce qu'il faut déjà faire l'effort de penser.

Christian Perrot


UN BUT DANS LA VIE ?

16 millions de pauvres en Allemagne, le pays le plus riche d'Europe, et donc censément l'exemple à suivre : la honte ! Mais tout n'est pas noir pour le gouvernement : ces dernières années, le nombre de millionnaires allemands a bondi de 30%. Idem au Royaume-Uni, avec une inégalité des revenus encore plus criante. Un foyer sur quatre au-dessous du seuil de pauvreté y compte au moins un de ses membres qui est employé à plein temps ! Travailleurs pauvres, allocations de misère, soupes populaires, familles à la rue, enfants qui ont faim, retraités qui font les poubelles. Voilà l'Europe libérale quand elle "réussit" ! On comprend que le gouvernement allemand ait voulu mettre ce rapport officiel sur la pauvreté sous le tapis, et en ait expurgé certains extraits trop révélateurs.

Ajoutons cette constatation effarante : selon les derniers chiffres d'Eurostat, qui sont donnés par la Commission Européenne elle-même, donc peu suspects de lui être volontairement défavorables, sur une carte interactive de l'Europe sociale dont il faut absolument prendre connaissance (vous verrez, c'est instructif et étonnant), le taux de risque de pauvreté en Allemagne et au Royaume Uni est de 17%, contre un peu plus de 13% pour la France. (le risque de pauvreté correspond à 60% du revenu médian, aides sociales comprises).

C'est dire la cruauté, et la bêtise au final des solutions que les libéraux nous proposent pour "libérer" la création d'emploi en France et "égaler le dynamisme économique de nos voisins allemands et anglais". Si c'est cela, la réussite pour un grand pays développé, alors qu'est-ce que l'échec ? 


Il y a des jours où "on se demande". Alors on ouvre un livre : "Le monde entrait dans une époque où la destruction ne trouverait bientôt plus d'obstacle, parce que plus personne ne trouverait rentable de s'opposer à ce qui détruit. Ainsi la destruction suivrait-elle son cours, en se cachant de moins en moins, et sans plus rencontrer aucune limite; et il n'existerait plus rien de bon pour s'opposer à ce qui est mal, mais seulement du mal - partout." Yannick Haenel, "Jan Karski". Et on est triste, bien sûr.


Sirte, le 20 novembre 2016. Image AFP

Sirte, le 20 novembre 2016. Image AFP

VOUS AVEZ VU LA GUERRE ? 

Ce qui se passe à Alep n'incite pas à la prudence : on a envie de hurler, de faire quelque chose, là, tout de suite ! Même si c'est seulement poster son indignation sur Facebook. Ces derniers jours, des amitiés sont en train de se briser : Alep est clivant. Les uns disent : Alep est tombée. Les autres : Alep est libérée. On s'explique. On se répond. On rompt. Peu osent dire leurs doutes. Pourtant tout est douteux. Tous les camps ? douteux. Les informations ? plus que douteuses. D'une abondance étrange. L'internet tournait à plein. La chute d'Alep a été skypée. Le monde entier a regardé, et pourtant n'a rien vu. A peu près au même moment, le dernier quartier de la ville libyenne de  Syrte encore aux mains de Daesh tombait après sept mois de siège, la mort de milliers de combattants des deux camps, et des bombardements de la part, cette fois-ci, d'avions et de drones américains. On n'imagine pas que la vie des civils y ait été facile. Ni qu'il reste grand chose d'une ville maudite qui avait déjà été réduite en cendres en 2011, pendant la guerre contre Kadhafi. De cela, personne n'a rien vu, ni rien dit. Pour vous donner une idée, il m'a fallu deux heures de recherche et de vérification sur Google Images pour trouver quelques photos correctement datées comme celle-ci, de l'AFP, dont on ne peut pas dire qu'elle montre grand-chose des combats à mort qui se sont déroulés. A vrai dire, la photo qui illustrait le plus souvent les articles récents sur les affrontements à Syrte (voir plus bas) datait de... 2011. Nous ne voyons que ce que l'on veut nous donner à voir. Des guerres entières sont invisibles. Le Yémen, invisible. Le sud-Soudan, invisible. Les provinces martyres du Kivu, Zaïre, invisibles. Les perdants absolus, ceux qui ne laisseront aucune trace dans l'histoire, sont ceux qui n'ont pas d'agence de communication qui tourne à plein, ce qu'on ne peut dire ni des Russes, ni des Américains, ni du Qatar, ni de la Turquie, ni de Daesh, ni des salafistes ou rebelles syriens en général. Il y aurait donc deux moyens de paralyser la pensée et l'esprit critique : l'absence d'arrivée d'information, ou au contraire sa surabondance, qui contraint à choisir très vite l'image dans laquelle on se reconnaît le plus, et à s'y tenir. Les deux sont connus depuis longtemps des camps en guerre, mais leur mise en oeuvre atteint aujourd'hui un degré de sophistication et de cynisme qui laisse - c'est leur but - abasourdi. Sommes-nous aussi bien informés, et critiques, que nous le pensons ? Et si nous devons avouer le contraire, pouvons-nous encore parler si vite ?

Christian Perrot

Sirte après les bombardements de l'OTAN. Photo: Reuters. 10 décembre 2011. La photo sert encore souvent à illustrer les affrontements avec Daesh de cette année.

Sirte après les bombardements de l'OTAN. Photo: Reuters. 10 décembre 2011. La photo sert encore souvent à illustrer les affrontements avec Daesh de cette année.


Reste la tentation d'écrire la vérité brute, vous alerter, sans filet se jeter. Alors on ouvre un livre : "Même si vous êtes pris de l'impulsion ou de la manie d'écrire sur-le-champ la vérité à cent pour cent, vous n'y parvenez pas, parce que vous devriez pouvoir claquer la vérité sur le papier, ça ne marche pas." Thomas Bernhard, "Je n'insulte vraiment personne". Et on écrit quand même, bien sûr.