Aslı Erdoğan, ou la nécessité de raconter la vie dans les prisons d’Istanbul
Samedi 31 décembre 2016, devant le lycée Galatasaray, avait lieu un rassemblement de solidarité avec les Kurdes disparus entre les mains des forces de l’ordre ou du système carcéral turc. Pas des terroristes, non, mais des enseignants, des avocats, des députés, des maires, des journalistes, des serveurs, des veilleurs de nuit et des artisans qui sont encore des milliers dans les prisons glaciales de l’Etat turc. Au premier rang, assise au sol et tenant la photo noir et blanc du beau visage d’un homme incarcéré, j’aperçois Necmiye Alpay, toujours solidaire. Juste avant qu’elle ne prenne la parole et que chaque manifestant jette en l’air son œillet rouge. Je regarde les cent visages face à moi. Ceux des photos et ceux des manifestants. Je regarde la beauté des cent visages qui sont l’avenir de la Turquie, porteurs d’un projet de démocratie aussi passionnant qu’inventif.
Pourquoi font-ils tellement peur à un pouvoir basé sur la violence et la corruption ? Parce qu’ils portent le projet d’une société qui donne envie de vivre : parité absolue des élus, féminisme, écologie, éducation et culture prioritaires. Le contraire d’une utopie, c’est-à-dire une démocratie directe et concrète, mise en œuvre dans les villages des zones kurdes que les Forces spéciales de l’Etat turc sont en train de bombarder, puis de détruire au bulldozer après que le vote à l’assemblée d’une expropriation générale.
Le rassemblement est cerné par les forces de police mais les manifestants sont très calmes, recueillis, solennels. Autant qu’on le serait pour une minute de silence en hommage aux victimes. Toutes les victimes, et elles sont des milliers, tous les emprisonnés, et leur nombre ne cesse pas de grandir.
Je m’approche pour serrer Necmiye dans mes bras, lui dire tout le bonheur de la retrouver loin des prisons. Ahmet Ergül me tend son téléphone tout cabossé : « C’est Aslı ! » Et c’est surtout la première fois que je peux lui parler. Je reconnais sa voix, entendue dans un ou deux documentaires, je bredouille quelques mots en anglais qui doivent la faire sourire. Elle me dit « Come ! We have to talk, now ! »
Depuis 36 heures, Ahmet est bouleversé par la libération d’Aslı, et sa joie mélangée à la mienne me bouleverse. Il est avec Fa, venue d’Allemagne pour le procès. L’autre cheville ouvrière de la mobilisation outre-Rhin, et encore la beauté d’un visage, la puissance d’une femme en lutte. Chacun deux ou trois téléphones qui sonnent sans arrêt, pour répondre aux journalistes du monde entier qui d’un seul coup, veulent tous interviewer Aslı. Ils me demandent ce que je pense de RFI, si ça vaut la peine d’accepter un entretien téléphonique. Je leur explique qu’on écoute beaucoup RFI en Afrique, dans les Antilles et ça suffit à accorder l’entretien : « Aslı likes african people ! » Je donne rendez-vous à Ricardo et Marie au dernier étage d’une librairie, qui arrivent en courant. Sous la neige, on cherche un taxi pour la rive asiatique d’Istanbul. Des cordons de police bloquent la ville dans un étau de surveillance. A chaque coin de rue, il faut ouvrir son sac, lever les bras, accepter les mains des policiers qui vous palpent.
Arrivés dans un salon de thé perdu au milieu des immeubles de banlieue, nous attendons Aslı. Nous avons une mission : réaliser une petite vidéo pour Kedistan, les vœux d’Aslı pour l’année qui s’annonce. Ricardo a 40 de fièvre et rien n’est simple, mais quand Aslı arrive, un peu nerveuse et aux aguets, de peur d’être surveillée par des agents des services secrets turcs. Elle dévisage autour de nous les hommes qui semblent seuls, on change de table pour s’éloigner de deux barbus qui nous scrutent avec trop d’insistance.
Et puis Aslı commence à raconter. Cigarettes et cafés en alternance, les mains remuent sans cesse avec les mots d’anglais qui nous permettent de se comprendre. Quatre ou cinq heures à écouter Aslı, à lui poser mille questions, à essayer de comprendre l’importance de toutes ces histoires de prison qu’elle raconte à la manière d’une conteuse. J’en suis conscient, c’est la romancière qui nous parle. Les violences et les solidarités féminines qu’elle nous raconte deviennent des mythologies pour un siècle déjà fracassé. J’ai passé la journée d’hier à écrire les histoires racontées, de peur d’en oublier certains détails qui déclenchaient, d’emblée, une image mentale aussi mystérieuse que fascinante.
Un fanatique venait d’ouvrir le feu dans une discothèque près d’ici. La violence est montée d’un cran dans les regards mais je continue d’écrire comme je peux.
Je raconterai chaque histoire. Elles sont importantes. Elles ne m’appartiennent pas. Elles s’écriront un jour dans les nouvelles et les romans d’Aslı, mais aujourd’hui, elle a voulu les partager avec tous ceux qui la soutiennent, au-delà des frontières. Mais juste avant de raconter, je veux propager l’alerte. Quelque chose de grave et d’important à savoir. Jeudi, İnan Kızılkaya et Zana Kaya deux éditeurs d’Özgür Gündem n’ont pas comparu devant la 23e Chambre de la cour de justice criminelle. La raison invoquée était digne d’un roman de Kafka : pas de fourgon cellulaire disponible.
Aslı nous a raconté une autre vérité : les deux hommes n’ont pas comparu surtout parce qu’ils n’étaient pas « présentables », suite à des maltraitances dans les jours précédents. Aslı a appris leurs appels au secours et leurs cris de souffrance. Demain je raconterai les mille récits de prison, promis, parce qu’elles ressemblent aux histoires de ses livres. Mais je voulais donner l’alerte, ici, dans les pages de Kedistan. Que le monde entier apprenne ce qu’Aslı a pu apprendre derrière les murs de sa prison. Les cris de journalistes battus à la veille d’un procès important, enfermés dans une prison qui ressemble davantage à un camp de concentration qu’à une prison moderne.
N’oublions pas les lettres qu’Aslı écrivait en prison. Son appel à l’insurrection et à la solidarité des journalistes et des écrivains. C’est maintenant. Aujourd’hui. Lundi 2 janvier, deuxième jour d’un procès qui n’est que la façade démocratique d’un crime d’Etat. L’Etat turc torture dans ses prisons. Des prisonniers y sont violés et poussés au suicide. Si nous avons lu et compris l’appel d’Asli, nous ne pouvons pas oublier que désormais, nos réseaux sociaux ont cette force imparable de pouvoir raconter et dénoncer ce que la diplomatie européenne fait semblant d’ignorer : le système de violences d’un Etat qui organise l’assassinat et la disparition de tous ses opposants.
Tieri Briet
Istanbul, lundi 2 janvier 2017
Image à la une : ©Marie Le Strat
Tieri Briet
Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il grandit à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui à Arles, au milieu d'une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu veilleur de nuit pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Père de six enfants et amoureux d'une journaliste scientifique, il écrit pour la revue Ballast et Kedistan, et voyage comme un va-nu-pieds avec un cahier rouge à travers la Bosnie, le Kosovo et la Grèce pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».
Blog perso : Un cahier rouge
Cet interview a été réalisé pour le site Kedistan, un web magazine à l’esprit original et libertaire qui traite de l’actu du Moyen Orient en général, de la Turquie en particulier, et dont la lecture est plus que jamais nécessaire à l'heure où tous les regards se tournent sur la région. C'est avec son autorisation que nous reproduisons ses articles, dans le cadre de la campagne pour la libération d'Asli Erdogan et de ses co-accusé(e)s, à laquelle nous nous sommes associés.