« Administrer la sauvagerie » : généalogie de l’État islamique
Suite aux meurtres de masse du 13 novembre 2015, la gauche anticapitaliste s’est globalement reconnue dans le mot d’ordre « leurs guerres, nos morts ». L’idée était d’imputer la responsabilité de la montée du djihadisme aux interventions occidentales. Pour Adam Hanieh, si cette spirale réactionnaire entre l’intervention impérialiste et l’ascension de l’État islamique est bien à l’œuvre, elle ne résume pas la situation au Moyen-Orient. Pour Hanieh, il faut revenir sur le projet, les motivations et la stratégie de l’ÉI pour en saisir la terrible rationalité – mais aussi les élans utopiques. Ce n’est qu’en saisissant ces logiques que l’on peut apprécier sa capacité d’attraction auprès des déshérités, son insertion dans les intrigues impérialistes locales et la possibilité d’une relève internationaliste.
Dans la foulée des attentats du 13 novembre à Paris, une partie importance de la gauche explique l’essor de l’Etat islamique en Irak et en Syrie par la violence impérialiste croissante au Moyen-Orient.
La guerre et l’impérialisme, mais aussi la portée croissante du terrorisme djihadiste, sont réputés se renforcer mutuellement dans un contexte de violence et de destruction. Juste après les événements de Paris, le NPA en France avait affirmé que « la cruauté impérialiste et djihadiste se nourrissait mutuellement ». Pour rompre avec une telle emprise nihiliste de la mort, il fallait donc s’opposer aux interventions étrangères, mettre fin à la violence impérialiste, et cesser le pillage en cours des ressources des pays du Moyen-Orient, d’Afrique et d’ailleurs.
La logique de cet argument est indubitablement correcte, même si sa portée explicative n’est pas suffisante, parce qu’il reste trop général et abstrait – il ne dit pas grand chose, ni de la spécificité du moment particulier que nous traversons, ni de la nature de l’organisation État islamique (ÉI) comme mouvement. En postulant une certaine automaticité du développement de l’ÉI en miroir de l’impérialisme, on risque de perdre de vue le contexte historique décisif qui a conditionné l’essor extrêmement rapide de cette organisation.
Pourquoi la réponse à l’agression occidentale, à la situation calamiteuse de l’Irak et de la Syrie, mais aussi d’autres parties de cette région, a-t-elle pris cette forme politique et idéologique particulière ? Qu’est-ce qui explique le soutien sur le terrain dont peut bénéficier l’ÉI, autant dans le monde arabe qu’en Europe ? En somme : pourquoi maintenant ? et pourquoi de cette façon ?
La genèse réelle de l’ÉI doit être resituée dans la trajectoire des soulèvements arabes qui ont éclaté en 2011 et 2012. Ceux-ci ont suscité un énorme espoir, qui doit continuer à être nourri. Ils se sont heurtés à la répression et à des revers qui les ont empêchés de poursuivre leur avancée de façon significative. Et c’est dans cette brèche que les groupes islamistes se sont introduits, leur progression étant étroitement liée au recul des révoltes et des aspirations démocratiques populaires qu’elles incarnent.
Il n’y avait rien d’inévitable à cela. Mais les difficultés rencontrées par ces soulèvements ont créé un vide qui devait être nécessairement rempli par quelque chose d’autre.
La vision du monde selon l’ÉI est une manifestation idéologique de cette nouvelle réalité. Plus clairement, l’émergence de l’organisation ne peut être expliquée simplement comme étant le produit de l’idéologie ou de la religion, contrairement à ce que semblent croire de nombreux commentateurs occidentaux. Cette ascension a des origines sociales et politiques bien réelles.
Pour autant, prendre au sérieux son expression idéologique nous aide à comprendre comment de nombreux facteurs se combinent à l’heure de l’incubation de l’ÉI : la diffusion destructrice du confessionnalisme religieux, la répression dévastatrice des États syrien et irakien, de même que le jeu des intérêts de différents pouvoirs régionaux et internationaux au Moyen-Orient.
C’est une dialectique de repli : la croissance de l’ÉI a aggravé la difficulté de réaliser les aspirations de 2011 et s’en est nourrie à son tour, tandis que la région s’enlisait dans une suite de crises qui se multipliaient et s’envenimaient. Le cadre idéologique dans lequel l’ÉI situe ces crises est évidemment faux, mais il n’en est pas moins l’écho, pour certains, d’une expérience vécue, une compréhension du monde qui donne un sens au chaos apparent et à la destruction. Ce qui rend la situation actuelle aussi dangereuse, c’est justement le mécanisme de renforcement réciproque qui nourrit ce processus.
Les fantômes de 2011
Les soulèvements qui ont commencé en Tunisie et en Égypte en 2010-2011, et qui ont par la suite secoué l’ensemble de la région, ont été les plus grandes révoltes que le Moyen-Orient a connues depuis cinq décennies. Il est important de se souvenir des promesses initiales portées par ces mouvements, à un moment où nombre de commentateurs les considèrent aujourd’hui comme voués à l’échec dès le départ – ou pire, les attribuent à des complots ourdis par des conspirateurs extérieurs.
Ces protestations ont conduit des millions de personnes à agir politiquement pour la première fois depuis des générations, ébranlant sérieusement les structures étatiques établies et les capacités répressives de régimes alliés à l’Occident. De façon significative, le caractère régional de ces mouvements montrait que les peuples du Moyen-Orient partageaient des expériences communes. Leur impact sur la conscience et les formes d’organisation de larges secteurs sociaux continue à être ressenti à travers le monde.
Dès le début de ces mouvements, il était clair que leurs enjeux allaient bien au-delà de l’opposition caricaturale entre « démocratie et dictature », pointée par de nombreux commentateurs. Les raisons profondes qui poussaient les peuples à prendre la rue étaient profondément liées aux formes prises par le capitalisme dans la région : des décennies de restructuration néolibérale, l’impact de la crise mondiale, et les modalités de gestion des États arabes par des régimes autocratiques policiers, soutenus de longue date par l’Occident.
Ces facteurs méritent d’être envisagés dans leur totalité, et non comme des causes qu’on pourrait isoler ou séparer. Les contestataires n’ont pas nécessairement explicitement désigné cet ensemble de facteurs comme étant la raison de leur colère, mais cette réalité sous-jacente indiquait que les problèmes profondément ancrés dans le monde arabe ne pouvaient être résolus par la simple destitution de tyrans individuels.
C’est pour éviter que les structures politique et économique ne soient ainsi mises en péril que les élites ont immédiatement agi, avec le soutien de l’Occident et de leurs alliés régionaux, et ont tenté d’écraser toute possibilité de changement. Cette réaction a pris diverses formes et emprunté plusieurs moyens avec une série d’acteurs politiques qui ont façonné différemment les processus contre-révolutionnaires dans chaque pays.
Sur le plan des politiques économiques, il y a eu peu de changement. Bienfaiteurs occidentaux et institutions financières internationales ont insisté sur l’importance de poursuivre les réformes néolibérales en Égypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie. Jumelé à cette continuité économique dont il est, de fait, une condition sine qua non, le déploiement de nouvelles lois et de mesures d’exception a servi à interdire les manifestations, grèves et autres mobilisations politiques.
En même temps, les interventions politiques et militaires se sont rapidement intensifiées dans la région. La fracturation de la Lybie, résultat d’une intervention militaire directe des forces occidentales, et la répression brutale menée par l’Arabie saoudite contre les soulèvements au Bahreïn sont deux moments clés de ce processus. Le coup d’État de juillet 2013 en Égypte a aussi marqué un tournant dans la reconstitution des anciennes structures de l’État, et a confirmé le rôle nuisible qu’ont joué les États du Golfe dans le refoulement du mouvement révolutionnaire en Égypte.
Mais ce qui est peut-être le plus significatif, c’est la dévastation sociale et physique semée par le régime d’Assad en Syrie : des centaines de milliers de morts et des millions de déplacés au-delà des frontières et au sein du pays ont accru le sentiment de désespoir diffus qui avait remplacé l’optimisme de 2011.
L’ÉI et ses incarnations antérieures n’ont eu fondamentalement aucune prise sur les premières phases de ces soulèvements – sur les manifestations de masse, sur les grèves, et sur les mouvements de protestations créatifs qui ont ébranlé les pays arabes au cours de l’année 2011. En réalité, la première réaction de l’ÉI (alors connu sous le nom d’État islamique d’Irak), suite au renversement du dictateur égyptien Hosni Moubarak, a consisté en une déclaration ciblant le sécularisme, la démocratie et le nationalisme, appelant les Égyptiens à « ne pas remplacer le meilleur par le pire ».
Pourtant, alors que les aspirations initiales au changement se voyaient de plus en plus frustrées, l’ÉI et d’autres groupes djihadistes ont fait surface, symptômes de ce renversement et signes du chaos grandissant et de l’apparent repli du processus révolutionnaire. Pour mieux comprendre pourquoi, il est nécessaire de faire un bref détour vers l’idéologie et la vision du monde de l’ÉI.
Authenticité, brutalité, utopie
Le fondamentalisme islamique est souvent défini comme le désir de rétablir le mode de vie d’un passé glorieux, prétendument inspiré (selon les sunnites) des premières générations de souverains islamiques qui ont régné après la mort du prophète Mohammed. L’ÉI affiche cet objectif et c’est ainsi qu’il prétend gouverner en termes de pratiques sociales et de loi religieuse.
Mais il serait absolument inexact de réduire l’ÉI à un irrédentisme du VIIe siècle. Cette organisation prend très au sérieux le projet qui consiste à bâtir un État et consacre beaucoup d’énergie à implanter diverses structures financières, légales et administratives dans les territoires qu’elle contrôle. Même si les frontières de ces derniers fluctuent en permanence et qu’il y a différentes façons d’interpréter le verbe « contrôler », l’ÉI a une vaste portée territoriale et selon certaines estimations, il régnerait sur une dizaine de millions de personnes.
Dans ce projet très moderne, l’organisation accorde une haute priorité au développement de médias sophistiqués et de réseaux de propagande, ce qui la distingue qualitativement d’autres régimes islamistes comme l’Afghanistan sous le règne des Taliban dont on se souvient encore des images d’arbres décorés de téléviseurs et des « exécutions » d’ordinateurs dans les années 1990 et au début des années 2000.
Un chercheur a calculé que l’unité des médias de l’ÉI diffuse chaque jour à peine moins de quarante productions, tous médias confondus, vidéos, reportages photo, articles et émissions audio, dans plusieurs langues. Ce rythme de programmation dépasse celui de n’importe quelle chaîne de télévision et tranche fortement avec l’ancien modèle d’Al-Qaida avec ses cassettes VHS aux images granuleuses, transportées clandestinement à travers les montagnes d’Afghanistan jusqu’aux locaux d’Al-Jazeera où les vidéos tombaient entre les mains de producteurs de journaux télévisés hostiles et d’agences de renseignements diverses.
Le réseau décentralisé grâce auquel la propagande de l’ÉI est disséminée est lui aussi unique. Il repose sur une armée de comptes Twitter et profite de sites web anonymes comme justpaste.it et archive.org pour l’hébergement. Selon Abdel Bari Atwan, un journaliste arabe dont les enquêtes sur la montée de l’ÉI se nourrissent d’informations fournies par des personnes haut placées à l’intérieur de l’organisation, celle-ci contrôle plus de cent mille comptes Twitter et émet un tir de barrage de 50 000 tweets par jour. Cette plateforme et d’autres médias sociaux sont les canaux à travers lesquels l’ÉI recrute et diffuse ses messages.
Les compétences de l’ÉI en informatique sont largement reconnues, comme l’indique notamment la description facile qu’Obama a récemment faite du groupe, cette « bande d’assassins avec de bons médias sociaux ». Mais l’efficacité avec laquelle l’ÉI utilise la technologie et les réseaux sociaux est bien plus qu’une compétence technique ou qu’une réaction à des impératifs de confidentialité dus à une surveillance constante. La priorité que l’ÉI accorde aux médias sociaux et à la technologie prouve surtout qu’elle est obsédée par la performativité et la représentation d’elle-même.
En effet, il est difficile de nommer une autre entité politique ou religieuse dans cette région qui prenne aussi au sérieux la question du branding et qui ait un tel souci de l’image qu’elle projette sur le monde extérieur.
Dans cette campagne de communication idéologique, on retrouve trois tropes fondamentaux. Le premier va de soi pour tout mouvement fondamentaliste : l’authenticité religieuse, ou le besoin de clamer et de démontrer continuellement sa fidélité au texte religieux. Dans ce contexte, ce qui constitue « l’authenticité » doit être affirmé, performé et défendu en permanence face aux perspectives rivales.
Les exemples de cette préoccupation de l’ÉI sont nombreux. De nombreux commentateurs, par exemple, ont remarqué l’importance en apparence étrange qu’accorde l’organisation à la petite et plutôt insignifiante ville de Dabiq, dans le nord de la Syrie, qui n’offre pourtant aucun avantage stratégique ni ressources naturelles. Pourtant, le magazine en ligne de l’ÉI porte son nom et à l’annonce d’une bataille imminente pour la prise de la ville, l’ÉI a enregistré une forte hausse du taux d’enrôlement.
Pourquoi ? Dabiq occupe une place particulière dans l’eschatologie islamique en tant que site d’une bataille future contre les armées infidèles, bataille qui marquera le début de l’apocalypse. En s’emparant de cette petite ville syrienne, l’ÉI pouvait démontrer qu’il suivait fidèlement un chemin tracé des siècles plus tôt. Dans une veine semblable, le choix de Raqqa comme quartier général dans l’Ouest a eu de fortes résonances pour les musulmans arabes puisqu’elle a été la ville de Haroun al-Rashid, cinquième calife de la dynastie des Abbassides, que plusieurs voient comme l’âge d’or de l’Islam.
L’autre élément central de la propagande de l’ÉI réside dans le célèbre rituel de la « brutalité » : décapitations, exécutions et autres contenus choquants qui ont éclaboussé les écrans de télé et d’ordinateurs du monde entier. Le matériel volontairement effroyable a assuré au groupe une couverture médiatique omniprésente et une célébrité instantanée.
En comparaison, Al-Qaida a eu besoin de dizaines d’années et des attaques du 11-Septembre pour être connu de tous. La brutalité, cependant, est beaucoup plus qu’un moyen de faire la une, elle est aussi délibérément utilisée pour susciter la peur.
Cette stratégie a eu beaucoup de succès : alors que l’ÉI s’approchait de la ville de Mossoul en juin 2014, l’armée irakienne a tout simplement déposé les armes avant de s’en aller en courant, laissant la voie ouverte aux djihadistes pour qu’ils s’emparent d’un nombre incalculable d’armes et de véhicules militaires, ainsi que d’un montant estimé à 400 millions de dollars de la banque centrale irakienne (mais cette anecdote a été remise en question). Finalement, et peut-être encore plus important, le recours à la violence excessive est un élément intentionnel de ce que l’ÉI décrit comme sa stratégie de « polarisation », qui vise à faire éclater les sanglantes guerres confessionnelles qui favorisent son expansion dans la région.
Cependant, contrairement au stéréotype diffusé par les médias occidentaux, le contenu de la propagande de l’ÉI est beaucoup plus prosaïque que la violence pour laquelle le groupe est mieux connu. C’est le troisième trope idéologique du groupe : les thèmes utopiques qui montrent les plaisirs supposés de la vie civile dans le « califat », comme par exemple, une activité économique prospère, de beaux paysages et une stabilité de vie.
Une étude exhaustive qui a analysé toutes les productions médiatiques de l’ÉI entre la mi-juillet et la mi-août 2015, a permis de constater que plus de la moitié du matériel traitait de ces thèmes utopiques. Le magazine mentionné précédemment,Dabiq, est lui aussi profondément empreint de ces thèmes. C’est à la fois l’une des composantes les plus incomprises et les plus importantes de l’image que le groupe projette dans le monde arabe, et qui s’adresse tout particulièrement au public arabe.
Un bref survol des comptes Twitter en arabe associés à l’ÉI laisse voir un bavardage constant qui insiste sur l’aspect apparemment inepte, ennuyeux et routinier de la vie dans l’État islamique: des tuyaux réparés, des marchés débordants de fruits et de légumes multicolores, du pain frais et des cliniques dentaires.
Cette remarque montre que, de toute évidence, l’ÉI se met consciemment en scène pour donner l’impression d’être une île de stabilité et de paix au milieu de cette région plongée dans le chaos et la guerre. Il est important de saisir ceci pour comprendre l’attrait que représente l’ÉI pour certaines couches de la population. Dans un moment de crise profonde, la promesse d’un certain niveau de stabilité est une des raisons pour lesquelles l’ÉI séduit (ou déplaît le moins).
Prendre acte de cette promesse utopique est important pour comprendre comment cette organisation a réussi à s’étendre au cours de la dernière année. Je ne veux pas suggérer par là que la domination de l’ÉI n’est pas brutale et répressive, en particulier envers ceux qui sont la cible de ses violences confessionnelles, mais que la vacuité de ses promesses utopiques peuvent contenir quelques éléments d’espoir.
Gérer le « chaos sauvage »
Ce triptyque de la propagande de l’ÉI – authenticité religieuse, brutalité et utopie – est le reflet d’une eschatologie plus vaste, un découpage de l’histoire et du futur sur la base de l’imminence de la fin des temps. C’est là une des principales différences qui séparent l’ÉI d’autres groupes djihadistes comme Al-Qaida.
Contrairement à Al-Qaida, l’ÉI tend à insister sur le déroulement séquentiel de phases historiques associées à des moments prophétiques (l’emphase mise sur Dabiq en est un exemple). C’est pour cette raison que la question de l’authenticité est aussi importante dans la propagande du groupe. De manière moins évidente toutefois, cette eschatologie éclaire aussi les tropes de la violence et de l’utopie présentés ci-dessus.
La formulation la plus évidente d’un tel message apparaît clairement dans un ouvrage de référence populaire sur la stratégie djihadiste : le livre Administration de la sauvagerie. Les stades critiques que devra traverser la nation Islamique, d’abord publié en arabe sur internet en 2004, signé par le nom de guerre Abou Bakr Naji. Ce livre ne devrait pas être considéré, comme l’ont fait certains journalistes, comme un manuel stratégique pour djihadistes, mais comme un texte dont la seule popularité dans ces cercles est révélateur de la vision du monde qui alimente la pensée islamiste.
De manière succincte, Administration de la sauvagerie vise surtout à expliquer la démarche à suivre pour mettre un terme à la domination des « grandes puissances » (principalement les États-Unis) sur la région et pour instaurer un État selon les principes islamiques. Ce texte définit deux phases historiques distinctes qui doivent être traversées avant qu’un État islamique puisse être établi.
La première, « de mise à l’épreuve et d’épuisement », est l’étape par laquelle l’auteur estime que le monde arabe est en train de passer (au début des années 2000). Durant cette période, il faut harasser et déstabiliser l’ennemi par des « opérations de mise à l’épreuve », incluant des actions comme la pose de bombes dans des lieux touristiques et des sites économiques importants (particulièrement ceux liés au pétrole).
Ces actions forceraient les gouvernements arabes à répartir leurs forces de l’ordre sur de larges étendues de territoire, un projet coûteux qui laisserait inévitablement de nouvelles cibles exposées. De plus, l’apparente capacité des groupes à entreprendre ce type d’actions en toute impunité agirait comme une sorte de « propagande par le fait » et permettrait d’attirer de nouvelles recrues.
Le but ultime de ces opérations est de créer une situation de tumulte et d’effondrement des structures que l’auteur appelle « chaos sauvage ». Cette période est marquée par une insécurité individuelle et sociale grandissante, une pénurie de provisions de base et une montée de la violence sociale sous toutes ses formes. Elle est présentée comme le résultat naturel du repli et de l’écroulement des structures de l’État ; par ailleurs, son avènement est vu de manière positive par les groupes djihadistes. En plongeant dans le chaos subséquent, la responsabilité des djihadistes consisterait à prendre la situation en main et à « gérer ou administrer la sauvagerie ».
Concrètement, cela signifie fournir des services comme « la nourriture, les soins médicaux, la sécurité et la justice aux peuples vivant dans ces régions sauvages, tout en protégeant leurs frontières et en les fortifiant afin de dissuader ceux qui voudraient en forcer le passage ».
Cet aspect de la « gestion de la sauvagerie » montre clairement comment l’ÉI envisage son rôle actuel dans le monde arabe (en particulier en Irak et en Syrie), et nous aide à comprendre pourquoi le thème de l’utopie est si prégnant dans sa propagande.
De surcroît, dans le schéma de l’Administration de la sauvagerie, le rôle de la violence demeure aussi essentiel. Faisant écho à la façon dont l’ÉI recoure à la brutalité, il recommande que la violence soit délibérément excessive et hautement performative. « Massacrer l’ennemi et susciter l’effroi dans ses rangs » devrait permettre de « le faire réfléchir mille fois avant de nous attaquer ». Cela inclut des actions qui visent à « faire payer le prix », pour dissuader toute attaque en raison des représailles ultérieures.
De la même façon, toutes les actions devraient viser à produire une polarisation « sociétale » par le recours à une violence disproportionnée. Comme le fait remarquer l’auteur :
Pour attirer les masses dans la confrontation, il faut toujours plus d’initiatives qui enflamment l’opposition et amènent le peuple à la lutte, qu’il le veuille ou non, chacun se rangeant derrière le camp qu’il soutient. Cette lutte doit être très violente, de façon à ce que la mort soit omniprésente, et que les deux camps réalisent que leur affrontement les conduira le plus souvent à une issue fatale.
Cette recette débouche sur une conclusion implacable : plus la situation se dégrade, mieux c’est. L’auteur reconnaît (et applaudit) cette logique auto-réalisatrice, notant que même si le groupe djihadiste échouait à administrer la sauvagerie dans l’immédiat, le résultat serait tout de même positif : l’échec, est-il écrit, « ne signifie pas la fin du processus ; au contraire, cet échec conduira à un accroissement de la sauvagerie ».
Le confessionnalisme et l’Irak post-invasion
Le lien entre la vision du monde de l’ÉI et la désastreuse montée du confessionnalisme dans toute la région est manifeste. L’auteur de Administration de la sauvagerie et les leaders des groupes djihadistes précédents ont fait attention d’éviter la sanction religieuse pour la violence entre musulmans et ont condamné toute forme d’attaque délibérée contre d’autres musulmans, mais ceci a changé avec l’émergence de Al-Qaida en Irak (AQI) au milieu des années 2000.
Menée par le Jordanien Abou Moussaf Zarakaoui, AQI a considéré les attentats contre les institutions et les cérémonies religieuses comme l’un des plus efficaces et puissants outils de polarisation. En Irak, Zarkaoui a volontairement cherché à déclencher une guerre civile entre chiites et sunnites à travers une série méthodique d’attaques visant des communautés chiites.
Ce type d’activité, jumelée aux horribles images de décapitation qui lui ont valu le surnom de « cheikh des égorgeurs », ont attisé la colère des chefs de l’ancien Al-Qaida d’Oussama ben Laden et de Ayman al-Zawahiri. En effet, ce dernier a rédigé une fameuse lettre de réprimandes à l’attention de Zarkaoui en 2005, dans laquelle il décrivait les « scènes de massacres des otages » et les attaques de Zarkaoui contre les chiites irakiens comme des tactiques qui éloigneraient Al-Qaida de sa base.
Malgré les protestations de Zawahiri, une série de facteurs qui n’avaient pas grand-chose à voir avec Zarkaoui ont fourni un terreau fertile pour le confessionnalisme. Tout d’abord, la célèbre politique de « débaasification » mise en œuvre par les forces d’occupation des États-Unis après l’invasion de l’Irak en 2003 a mené à une profonde marginalisation de la population sunnite. Sous ces mesures, quiconque avait été membre du parti Baas de Saddam Hussein était immédiatement démis de ses fonctions, exclu du secteur public et perdait sa pension de retraite.
Comme l’ont souligné de nombreux analystes à l’époque, c’était une recette vouée au désastre. L’adhésion au parti Baas avait jusqu’alors été un prérequis pour tout poste de fonctionnaire, si bien que cette mesure a mené au licenciement massif de milliers d’enseignants, de médecins, de policiers et de petits fonctionnaires. En éviscérant ainsi l’État, les Américains ont pratiquement garanti l’effondrement du système des services sociaux – perspective catastrophique pour une société émergeant de plus de deux décennies de guerre et de sanctions.
La marginalisation des sunnites ne s’est pas seulement faite sentir dans la sphère économique. L’armée américaine a mené des attaques fréquentes contre les villes et les villages sunnites et des dizaines de milliers de prisonniers ont été enfermés dans des prisons gérées par des Américains où l’isolement, la torture et la « bureaucratie taylorisée de la détention » étaient régulièrement utilisés pour consolider l’occupation.
La plus célèbre de ces prisons était l’établissement carcéral d’Abou Ghraib qui a surgi dans la conscience occidentale en 2003 après la diffusion de photographies qui montraient des membres de l’armée américaine en train de torturer des prisonniers. Suite à ce scandale, de nombreux détenus ont été transférés vers une autre prison, Camp Bucca. C’est là qu’un des détenus, connu ensuite comme Abou Bakr al-Baghdadi, a noué des liens solides avec une coterie d’anciens officiers militaires baasistes qui avaient passé du temps à Abou Ghraib.
Aujourd’hui, bien sûr, al-Baghdadi est le leader de l’ÉI, et ces même officiers baasistes sont ses adjoints et proches conseillers. Ainsi, l’expérience des détenus sunnites aux mains des militaires américains n’a pas seulement creusé les divisions sectaires, mais elle a aussi, de fait, façonné l’ÉI de manière concrète.
Les failles sectaires ont continué de s’approfondir à partir de 2006, alors que les États-Unis, dans un accord tacite avec l’Iran, ont institutionnalisé un État à prédominance chiite, soutenu par nombre de milices chiites. Cette situation n’a fait qu’empirer suite à la sortie officielle des troupes américaines hors d’Irak en 2011. En plus d’une insécurité socioéconomique qui atteignait des niveaux inédits, la marginalisation des sunnites a formé une réelle base sociale, attirée par l’ÉI pour des raisons plus que religieuses ou idéologiques.
Une grande partie des cadres moyens de l’ÉI sont d’anciens fonctionnaires baasistes que des avantages économiques ont poussés à se joindre à l’organisation. Des primes financières attirent aussi des membres des troupes. Le salaire d’un combattant de l’ÉI, par exemple, se situe entre 300 et 400 dollars par mois, soit plus du double de ce que paye l’armée irakienne. Les camionneurs et contrebandiers qui transportent aujourd’hui le pétrole extrait par l’ÉI en Syrie et en Irak sont principalement motivés par la possibilité de gagner leur vie. Malgré toutes les prétentions religieuses de l’organisation, le projet de construction d’État de l’ÉI a des fondements très matériels.
De nombreux commentateurs qui ont écrit sur l’Irak ont affirmé que cette situation découlait de la stupidité et l’orgueil de l’administration Bush et d’une succession d’erreurs politiques évidentes commises après l’occupation. Voilà une interprétation qui part de l’idée que les États-Unis auraient réellement cherché à stabiliser et unir l’Irak.
Or un Irak unifié et non-sectaire mené par un gouvernement soutenu par une base populaire solide aurait été un désastre pour les intérêts américains dans le Moyen Orient. Sans que cette possibilité n’ait jamais été dans les cartes, il n’est pas difficile de voir que dès le début, la fragmentation de l’Irak selon des lignes sectaires était le résultat le plus probable de l’occupation américaine (d’autant plus qu’il servait aussi les intérêts iraniens). Diviser pour mieux régner est une méthode de domination coloniale depuis longtemps.
Voilà les véritables racines matérielles et politiques du virage sectaire qui s’opère dans la région. Malgré ce que pourraient prétendre l’ÉI, l’Arabie saoudite ou l’Iran, le confessionnalisme ne découle pas de schismes ethniques ou doctrinaux omniprésents qui existeraient depuis des temps immémoriaux et qui persisteraient inchangés dans l’époque contemporaine.
Comme l’a démontré le communiste libanais Mahdi Amel il y a des décennies, cette technique moderne de pouvoir politique a toujours été utilisée par les classes dominantes pour établir leur légitimité et leur base sociale, tout en fragmentant toute forme potentielle d’opposition populaire. L’Irak de la post-invasion et l’ascension subséquente de l’ÉI confirment cette thèse.
L’Arabie saoudite, la Syrie et l’État islamique
La fonctionnalité d’une religion pour fonder un pouvoir temporel a bien sûr une longue histoire dans la région. Il est maintenant largement reconnu que les racines organisationnelles des mouvements islamiques fondamentalistes (y compris les géniteurs de Daech) trouvent leur origine dans l’alliance entre les USA et les États du Golfe, en particulier l’Arabie Saoudite, dans les années 1960 et 1970.
Confrontés à l’essor de mouvements politiques de gauche et nationalistes dans la région, le soutien apporté à l’islamisme était envisagé comme un contrepoids efficace, visant à désarmer l’adversaire. Dans les années 1980, cette politique a été appliquée de façon plus systématique grâce à l’appui US et saoudien donné aux combattants islamistes arabes en Afghanistan. C’est ici que la préparation au djihad armé a fait l’objet des premiers exercices pratique.
Cette instrumentalisation de longue date du fondamentalisme islamique a poussé certains observateurs à dire que l’ÉI est un instrument des États du Golfe. De prime abord, ces déclarations paraissent sensées. Idéologiquement, il y a de nombreux points communs entre le régime saoudien et l’État islamique. Les deux ont la même interprétation restrictive des châtiments islamiques (hudud). En effet, les décapitations et amputations caractéristiques pratiquées dans les territoires contrôlés par l’ÉI ne se voient nulle part ailleurs, à l’exception de l’Arabie saoudite.
Il existe aussi une sympathie indubitable pour l’ÉI dans de larges secteurs de la population saoudienne : certains éléments le soutiennent financièrement ou combattent à ses côtés. Pourtant – même si les armes fournies par l’Arabie saoudite (et le Qatar) aux groupes syriens se sont probablement retrouvées entre les mains de l’ÉI suite aux désertions et au captures – il y a peu de preuves convaincantes que l’ÉI soit directement financé, ou armé, par l’Arabie saoudite ou tout autre État du Golfe.
Sur le plan rhétorique, le lien entre les deux est une profonde antipathie, voire une certaine haine. L’ÉI considère la monarchie saoudienne comme l’un de ses ennemis les plus méprisables et le renversement de la dynastie Al Saoud est l’un de ses principaux objectifs. La monarchie saoudienne ne consentira à personne le pouvoir islamique global et craint la menace que l’ÉI représente pour son propre règne.
En revanche, la force grandissante de l’ÉI est clairement liée à la répression menée par le gouvernement Assad contre les soulèvements en Syrie. Quelques mois après les débuts de cette révolte, Assad a libéré des centaines de prisonniers (parmi lesquels figuraient des djihadistes chevronnés), dont plusieurs sont devenus leaders et combattants de groupes islamistes fondamentalistes. D’anciens agents haut-placés des services de renseignements syriens ont affirmé que cette démarche était une tentative délibérée de la part du régime Assad d’attiser la discorde sectaire et de faire prendre au soulèvement populaire une teinte islamiste.
Le gouvernement Assad a souvent essayé de manipuler ce type de groupes auparavant, comme il l’a fait en relâchant des prisonniers au début des années 2000 et en aidant des milliers de volontaires djihadistes à traverser la frontière pour se joindre au réseau de Zarkaoui en Irak. En effet, en février 2010, des représentants des renseignements syriens tentaient de promouvoir leur infiltration et leur emprise sur des groupes djihadistes comme base pour approfondir la coopération sécuritaire avec les États-Unis dans la région.
Il n’est pas très surprenant de voir que face aux bombes-barils, aux tanks et aux attaques aériennes aléatoires de l’armée d’Assad, les opposants ont commencé à se tourner vers les groupes de djihadistes endurcis par des années de combat. Parmi ces groupes, Jabhat al-Nusra (JaN), une organisation fondée après que l’État islamique en Irak a envoyé des combattants en Syrie fin 2011, et qui a fait son apparition officielle en janvier 2012.
En 2013, alors que la violence et les déplacements s’aggravaient, JaN s’est séparé de l’État islamique en Irak à cause d’un désaccord sur la stratégie à adopter : se consacrer à défaire l’armée syrienne et atténuer les divisions confessionnelles ou prioriser le contrôle territorial, en accord avec la loi islamique, et poursuivre la stratégie de polarisation contre tous les autres groupes. L’État islamique en Irak a choisi la deuxième approche et a annoncé l’expulsion des cadres récalcitrants de JaN, le 9 avril 2013, et la nouvelle configuration de l’ÉI.
Reflétant ces priorités stratégiques – et contrairement à la croyance populaire – l’ÉI a généralement évité toute confrontation directe avec le gouvernement Assad. L’organisation a plutôt profité du fait qu’elle contrôlait les routes de la contrebande et certains postes-frontière entre l’Irak et la Syrie (ce qui lui donnait une profondeur stratégique et l’assurance du repli que n’avaient pas d’autres groupes), pour agrandir son territoire.
Dans cette entreprise, le conseil militaire formé d’anciens généraux baasistes de l’époque de Camp Bucca a été la clé du succès – la priorité étant de dominer les routes d’accès et d’approvisionnement liant les points stratégiques plutôt que de se concentrer sur des points définis, de protéger les champs pétroliers et de contrôler l’infrastructure de base (surtout l’eau et la production d’électricité).
En plus de faire la fortune de l’organisation (qui détient au moins neuf champs pétroliers lucratifs en Syrie et en Irak dont le rendement quotidien est estimé à plus de 1,5 million de dollars), cette stratégie a rendu le reste du territoire syrien (régions contrôlées par le gouvernement ou par l’opposition) extrêmement dépendant de l’ÉI pour ses besoins énergétiques.
Grâce à d’énormes sommes d’argent amassées à coups d’enlèvements, d’extorsion, de trafic d’antiquités, de contrebande, d’impôts, l’ÉI est différent de presque tous les États véritables du Moyen Orient – riche, financièrement indépendant et auto-suffisant, ses frontières transgressent délibérément celles que les puissances coloniales ont imposées au début du XXe siècle.
Intervenir davantage ?
Dans ces circonstances, les appels pour intensifier l’intervention militaire de l’Occident dans la région ne feront qu’alimenter l’organisation. Précisément parce que la guerre et l’occupation ont préparé un terrain fertile pour la croissance l’État islamique, il est clairement évident que ce type de réponse ne pourra qu’aggraver la situation. En effet, conformément à sa stratégie de polarisation, les attaques récentes de l’ÉI ont explicitement visé une telle réaction, poussant à accroître l’intervention occidentale dans la région afin d’approfondir le sentiment de crise et de chaos.
Le rejet de l’intervention étrangère ne doit pas seulement viser les États-Unis et les États européens. En effet, en dépit des affirmations officielles, les bombardements aériens russes sur la Syrie, qui ont commencé le 30 septembre 2015, ont largement évité les zones contrôlées par l’ÉI, se concentrant plutôt sur les régions dominées par d’autres groupes d’opposition.
Ces attaques – appuyées au sol par le Hezbollah, les troupes iraniennes, les milices chiites irakiennes et l’armée syrienne – ont avant tout cherché à renforcer les positions d’Assad dans la perspective de ce qui se dessine comme un deal possible entre les différents acteurs régionaux et internationaux sur la Syrie. Dans ce contexte, le maintien en place de l’ÉI sert à accréditer les allégations d’Assad, selon lesquelles il « reste un bastion contre le terrorisme ». Et cette fonction est bien validée, comme le montre clairement l’attitude de nombreux États occidentaux qui sont aujourd’hui enclins à défendre son gouvernement, soi-disant comme un mal nécessaire.
Bien entendu, l’orientation militaire russe pourrait changer après les attentats du Sinaï, de Beyrouth et de Paris, mais le fait est que la détente entre l’État islamique et le gouvernement Assad, détente de longue date et dont personne ne parle, a jusqu’ici servi les intérêts des deux côtés.
Dans de telles circonstances, la gauche internationale ne dispose guère de réponses faciles. Certes, nous avons besoin d’alternatives, de visions radicales fondées sur des exigences démocratiques, de justice sociale et économique, ainsi que sur le rejet du confessionnalisme. Mais cela suppose aussi une évaluation honnête du rapport de forces et une prise en compte de ce qui a mal tourné au cours de ces dernières années.
Il faut se méfier des analyses qui établissent un lien automatique entre la montée de l’ÉI et les machinations de guerre de l’impérialisme.
Rien de tout ceci n’était inévitable. C’est dans le renversement des mouvements populaires de 2011 – et l’incapacité de ces derniers à défier fondamentalement les autocrates – que l’ÉI a trouvé un écosystème pour prospérer et grandir.
La politique a horreur du vide, et suite aux défaites essuyées par les mobilisations populaires et démocratiques au cours de trois dernières années, l’ÉI est une des forces qui a su cueillir les fruits de la débâcle. Comme un parasite, l’organisation s’est accrochée à l’explosion de violence sectaire volontairement alimentée par les dirigeants de tous les pays de la région, et a trouvé un hôte en Irak d’abord, puis en Syrie. Dans ces deux États, le groupe a trouvé (et a aidé a faire advenir) une réalité qui correspondait de façon macabre à son plan d’« administration de la sauvagerie ».
Pourtant, même si la situation paraît sombre, il y a lieu d’avoir de l’espoir. Les forces locales combattent l’ÉI dans des circonstances extraordinairement difficiles – surtout les mouvements kurdes (qui font aussi face à la répression du gouvernement turc), et les forces d’opposition en Syrie qui ne sont pas liées à l’ÉI.
En même temps, de courageuses organisations sociales et politiques en Irak, en Syrie, au Liban, en Égypte et ailleurs continuent de braver la logique du confessionnalisme et de prouver que la lutte pour une alternative progressiste est encore vivante.
L’ÉI peut projeter une promesse utopique de stabilité et de prospérité, mais cette image est loin de la réalité sur le terrain. Nous pouvons être absolument certains qu’il va faire face à des révoltes internes, comme ce fut le cas dans d’autres États islamiques emblématiques du passé.
De surcroît, si nous envisageons l’essor de l’ÉI à l’aune du recul de la protestation sociale, nous savons pertinemment que l’ÉI n’offre aucune réponse effective aux problèmes actuels de la région. L’ÉI n’offre aucune forme de réponse anti-impérialiste, aucun chemin menant à un Moyen Orient libre de domination et de répression, étrangère ou locale.
Malgré toutes les défaites des dernières années, le potentiel de croissance d’une réelle alternative de gauche n’a pas été neutralisé et, ce qui est encore plus important, il n’a jamais été aussi nécessaire.
Adam Hanieh
L’auteur remercie Laleh Khalili et Rafeef Ziadah pour leurs commentaires.
Article traduit de l’anglais par Alexandre Sánchez, avec l’aimable autorisation de l’éditeur original, Jacobin (https://www.jacobinmag.com/2015/12/isis-syria-iraq-war-al-qaeda-arab-spring/).
Période tient à remercier Jean Batou et Stéfanie Prezioso.
Ce texte avait été publié dans la revue en ligne marxiste Période