Ludovic Mohamed-Zahed, cet imam homosexuel qui prône un autre Islam

Quand les voix dominantes de l'islam contemporain se réfugient souvent dans le salafisme ou le wahabisme pour dire que tout est immuable, et le régressif de saison, un canon des textes sacrés, certains retournent à la source pour affirmer un autre islam et vivre selon leurs convictions et leurs désirs. Tel est le cas de Ludovic-Mohamed Zahed, imam et homosexuel. Rencontre

Ludovic-Mohamed Zahed est imam et homosexuel. Il a fondé l’association HM2F qui réunit des homosexuels musulmans et a créé la première mosquée « inclusive » d’Europe, pour accueillir les personnes lesbiennes gay bi et transsexuelles, mais aussi les femmes non voilées. En 2014, il a marié deux lesbiennes iraniennes en Suède et a soutenu, en 2015, une thèse de doctorat consacrée aux relations entre Islam et homosexualité. Cette interview a été réalisée il y a plusieurs mois, mais nous l’avons à nouveau interrogé au lendemain du massacre d’Orlando, aux Etats-Unis.

Tu es homosexuel et musulman pratiquant, quelle a été ta réaction après les événements d’Orlando ?

Je suis très choqué et j’éprouve beaucoup de colère, de peine aussi. Je me sens solidaire des victimes et de leurs proches. Je pense aussi à ce policier et sa femme. Après de tels événements, je me dis qu’il faut travailler encore deux fois plus, pour déconstruire cette image fasciste de l’Islam dont se servent les terroristes pour tuer.

Justement, tu as récemment accordé une interview à un journaliste du Monde des religions, dans laquelle, tu réponds point par point, concernant les textes du Coran, mais aussi de la tradition du prophète Mahomet (hadiths), qui sont cités pour justifier l’homophobie en Islam. Lien vers l'interview, ici   Y a-t-il vraiment une voie gay-friendly pour l’islam ?

Aucun verset du Coran ne parle d’homosexualité. Certes, il y a plus de 70 versets qui parlent du peuple de Lot, de Sodome et Gomorrhe. Mais ils sont décrits comme des pirates, qui volent, violent des hommes, mais aussi des femmes. C’est un peuple qui a aussi été décrit par Hérodote, historien antique, comme un peuple qui pratique le viol rituel. On y parle de jeunes gens vierges de leur cité, qui doivent offrir leur virginité à un patriarche, un prêtre, qui, lui, va décider lequel il va violer. Ils doivent le payer en plus. Donc, ça n’a rien à voir avec les homosexuels, ni aujourd’hui, ni même à l’époque. C’est un détournement sémantique de dire que l’homosexualité est condamnée par le Coran.

Mais comment fais-tu pour être à la fois musulman, homosexuel et même imam, alors que ça paraît incompatible ?

D’abord, il faut se réapproprier l’histoire. Les textes de la tradition (hadiths) et de l’histoire du prophète (la sira), nous disent que le prophète accueillait chez lui des personnes transgenres. Il les défendait contre ceux qui faisaient preuve de transphobie. Il est dit qu’ils n’avaient pas de désir envers les femmes et que des hommes couchaient avec eux. Il est clair que c’est une toute autre image de l’homosexualité et de l’Islam qu’on a quand on se plonge dans les textes. Il y a d’autres imams, comme Amina Wadud, une californienne, qui essayent de se réapproprier cet héritage, d’un point de vue féministe et gay-friendly. Pour creuser dans notre propre culture et se libérer de cette idée que l’islam, c’est le fascisme. On a tendance à l’oublier en Europe, mais c’est vrai que jusqu’en 1750, on brûlait vif des homosexuels -les sodomites comme on disait à l’époque-, sur la place de l’Hôtel de ville, à Paris.  On les pendait jusqu’au milieu du XIXe siècle, au Royaume-Uni, et ailleurs en Europe. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, dans l’empire ottoman, pendant des siècles, on a eu des sultans, des poètes, des intellectuels, qui étaient ouvertement bisexuels, voire homosexuels passifs, receveurs de l’acte sexuel. Ils s’en vantaient, écrivaient des poèmes là-dessus. Même l’imam d’Al-Azhar, au XVIe siècle, était connu pour ses poèmes homo-érotiques en arabe, où il chantait l’amour de son jeune mignon, qui lui rendait visite le soir avec son grand sabre. Et tout le monde comprenait bien que ce n’était pas d’un sabre dont il parlait… Et puis on a commencé à rejeter cet héritage-là, au XIXe siècle. Au moment des mouvements de décolonisation populaires dans le monde arabo-musulman, on s’est recentré -comme toutes les sociétés qui se sentent en danger-, sur le culte d’un chef machiste, pour renforcer les frontières du groupe et créer une identité nationale fantasmée. Il fallait faire des enfants, défendre la tribu, la nation. Pour cela, on avait besoin d’hommes forts, avec des femmes soumises, pour les soutenir.

Pour toi, une communauté menacée, revendique plus encore une mainmise sur les femmes ?

Oui, les femmes et la féminité de manière générale, sont un enjeu essentiel. Donc on va voiler les femmes, surtout dans l’espace public, parce qu’on veut protéger la tribu, la nation, l’honneur. Parce que cet honneur est remis en question par le colonisateur, débarqué dans les pays moyen-orientaux. On le constate dans les écrits de l’époque, les colonisateurs qualifiaient les indigènes de gens indolents, feignants, efféminés, pas très affirmés. La femme devient un enjeu de pouvoir, dans l’espace public colonial, qu’on va voiler ou dévoiler, pour dire qu’on a de toute façon le contrôle sur son corps. Le contrôle sur le watan, la nation, passe par le contrôle qu’on a sur les femmes. Qu’on impose aux femmes d’être voilées ou dévoilées, c’est le même enjeu : contrôler la féminité. Dans des temps de crise, de guerre, dans des sociétés qui vont être de plus en plus nationalistes, patriarcales, machistes, on va s’identifier à des chefs forts. Dans ces sociétés, la femme est associée à la passivité, au sexe faible, à celle qui ne va pas défendre la nation, mais qui va la reproduire. C’est l’obligation de faire des enfants pour que demain notre mode de vie ne disparaisse pas. Mais la féminité des hommes, là, ça pose encore plus de problèmes. Non seulement les homosexuels ne reproduisent pas l’espèce, mais en plus, un homme qui devrait être fort pour défendre la tribu en temps de crise, est désigné comme efféminé et passif.


Tu as soutenu une thèse de doctorat en anthropologie qui traite de l’Islam et de l’homosexualité. Pourquoi ?

Il y a dix ans que je travaille sur ces questions d’Islam et d’homosexualité. A l’époque, les gens rigolaient et pensaient que ça ne les concernait pas, qu’ils soient homos ou pas, d’ailleurs. Aujourd’hui, on voit bien l’utilité et la nécessité de travailler sur ces questions.


Tu réhabilites toute une histoire méconnue, des figures de compagnons de Mahomet, dans ta thèse…


La tradition (hadith) du prophète, cette même tradition qu’on utilise pour justifier tout et n’importe quoi, nous dit que Mohamed accueillait chez lui des transgenres. C’est très clair que c’est une toute autre image qu’on a de l’homosexualité et de l’Islam quand on se plonge dans les textes. Il y a plusieurs figures liées à cette question des rapports sexuels entre hommes, dans les hadiths et la sira (textes racontant la vie du prophète Mahomet). On trouve le terme mukhannatoun, qui désignait des hommes efféminés, qui s’habillaient comme des femmes avec des vêtements très colorés. Ces identités-là n’étaient pas effacées de l’espace public. On identifiait ces gens-là, on les mettait dans certaines catégories identitaires, à tort ou à raison, mais en tout cas la question du genre n’a pas été effacée de la réflexion du monde arabo-musulman pendant des siècles. Bien au contraire. Dans les textes, on trouve aussi la figure du violeur ou du prostitué ensuite. Il faut prendre en compte cette histoire, dont témoigne le fait qu’un même terme peut avoir des significations différentes au fil des siècles. C’est pourquoi l’enjeu des traductions du Coran est essentiel. Aujourd’hui, l’Arabie saoudite disperse ses corans traduits dans toutes les langues, comme elle le fait depuis des décennies. Ils ont ajouté après Sodome et Gomorrhe, dans le texte, entre parenthèses, le peuple des homosexuels. Ils se revendiquent de la lettre du Coran, mais ils y rajoutent des éléments qui lui sont étrangers. Comme si Dieu n’avait pas pu dire clairement ce qu’il voulait !


Tu as dit que si le prophète Mahomet revenait aujourd’hui, il célébrerait des mariages homosexuels ?

Oui, je pense qu’il s’est adapté à son contexte historique, pour en faire quelque chose de meilleur, d’émancipateur, de plus égalitaire. On le voit dans les textes. Après on peut tout remettre en question, il n’y a pas de souci. Mais dans les textes, qu’on a à l’heure actuelle, il paraît assez clair que, avant l’Islam, il y avait beaucoup plus d’inégalités, d’esclavage, d’appropriation du corps des femmes, de massacre des homosexuels, ou des transsexuels, comme on les appellerait aujourd’hui. Mahomet a défendu des homosexuels, des transsexuels, des trans-identitaires, en les accueillant chez lui, en leur donnant du travail, en les laissant éduquer ses enfants. Les femmes du prophète ne se voilaient pas devant lui et c’était vraiment une révolution. A une époque où on tuait des homosexuels parce qu’ils troublaient la communauté des femmes. Les hétérosexuels couchaient avec eux, de manière un peu tabou. Ils le faisaient, c’est avéré. Ça posait problème. Mahomet, au lieu d’éradiquer le problème en tuant les gens, il les a inclus, leur a accordés des droits, un statut social. C’était dans sa dynamique, envers les femmes, envers les homosexuels, envers les esclaves, pour petit à petit réformer la société de l’intérieur.

Comment devient-on imam quand on est homosexuel ?

J’ai été élevé pour devenir imam et certains de mes compagnons de madrasa (école coranique), le sont devenus. Mais à 17 ans, je me suis rendu compte que j’étais homosexuel. Nous étions en Algérie, en pleine guerre civile. Au milieu des années 1990, ma famille est rentrée en France définitivement. Mais ça m’a pris plus de 10 ans pour revenir à l’Islam. J’ai été quasiment athée, puis bouddhiste et je suis aussi passé par le christianisme. Et j’ai fini par comprendre qu’il y avait de l’homophobie partout, y compris chez les athées, les bouddhistes et les chrétiens. Alors à un moment, je me suis dit que peut-être je devais donner une dernière chance à cet islam qui m’avait beaucoup parlé quand j’étais adolescent. Et puis la première fois qu’on m’a appelé en tant qu’imam, c’était parce qu’une association chrétienne LGBT (lesbienne-gay-bi-trans), m’a sollicité pour dire la prière des morts pour une transsexuelle femme, d’origine arabo-musulmane. Aucun imam ne voulait l’enterrer. C’est la première fois où j’ai ressenti cette nécessité. Voilà comment on devient imam.


Il fallait un sacré culot pour fonder une association réunissant les homosexuels musulmans de France et une mosquée accueillant la communauté LGBT…

C’était en 2010. HM2F est une association loi 1901, laïque. Mais malgré cela, on a vu de plus en plus d’homosexuels, de transsexuels, dans cette association, revenir, comme moi, vers la religion. Après les réunions, nous étions une petite minorité qui se réunissait pour prier ensemble. Nous avons cependant décidé de ne pas imposer cette pratique à l’ensemble de l’association, parce que beaucoup de gens étaient athées, même s’ils étaient concernés par la question de l’islam et de l’homosexualité dans leur famille. J’ai démissionné du Conseil d’administration de l’association, afin d’éviter toute confusion. Ensuite, je me suis renseigné et je suis parti à l’étranger, voir l’association des musulmans progressistes aux Etats-Unis, avec des femmes imams, des homosexuels imams, des mosquées inclusives, où tout le monde est le bienvenu pour le sermon du vendredi, quel que soit sa sexualité, son genre son sexe. C’est ce qui a amené la création, en novembre 2012, à Paris, de la première mosquée inclusive d’Europe. A l’époque, je me suis dit que j’étais peut-être le plus compétent pour être imam.  J’avais étudié la théologie, la psychologie, la sociologie, mais la condition c’était de construire un imamat démocratique. Qu’on soit tous imams, que ce soit une fonction et pas une position de pouvoir cléricale. En Arabe, le terme imam désigne la personne qui conduit la prière, c’est tout. C’est « celui qui se met devant les autres » (amam el-nass). Donc, j’ai accepté d’être imam au bout de 15 ans, après mes études de théologie, parce que j’ai compris qu’il y a une différence entre l’islam politique, totalitaire, fascisant, qui impose un faisceau identitaire dans la totalité de l’espace public, et l’islam spirituel qui est un facteur d’émancipation, basé, comme dirait Jürgen Habermas, sur le bien-être et le dialogue social, démocratique et égalitaire. Ça je n’avais pas la maturité, à 17 ans, en pleine guerre civile, pour le comprendre.  

Est-ce que tu ne trouves pas paradoxal que des non-musulmans renvoient les musulmans à certains écrits, pour mieux affirmer qu’ils ne peuvent pas s’inscrire dans la nation française, parce qu’il y a marqué ça à telle page ou telle autre du Coran ou de la sunna ?
 
Si, bien sûr. Alors qu’il faut contextualiser ces textes, pour en tirer la substantifique moelle, l’éthique. Ce sont les théologies de la libération, chrétiennes, juives, et aussi musulmanes, qui nous l’apprennent. Oui les textes religieux sont valables depuis des milliers d’années, et ils nous inspirent une éthique. Il s’agit d’éthique et non pas de loi. Il y a un primat de la loi républicaine. Le plus paradoxal, c’est que ces gens qui défendent une conception dogmatique, politique -bref, fascisante- de l’Islam et ceux qui te disent qu’il faut absolument rejeter l’Islam, ils ont en fait la même représentation de l’Islam. C’est ça qui est très intéressant. C’est une représentation de l’Islam machiste, homophobe, transphobe, judéophobe. Or, cette représentation, elle est partagée par des athées militants et par les « islamistes ». Ils veulent tous deux imposer une identité fascisée. Ils ne vont pas t’inciter à chercher au plus profond de toi, avec toute ta diversité culturelle, ethnique, éthique qui est la tienne, pour te constituer une identité citoyenne hybride. Non, ils vont te dire comment il faut que tu sois un bon musulman, ou comment être un bon français. Moi, je crois que la laïcité et la démocratie sont le projet de Dieu pour l’humanité. Il ou elle, cette entité qu’on appelle Dieu, veut nous pousser à évoluer, à être encore meilleur, à nous émanciper des préjugés et des inégalités.


Mais pourquoi cette conception que tu dénonces comme fascisante a-t-elle connu un tel développement en France ?

Il y a 30 ans, on réclamait l’égalité des droits avec la marche des « beurs ». Trente ans après, c’est pire. La discrimination est première (« vous êtes des Arabes, donc vous n’êtes pas vraiment français »). Ensuite, ils marchent de Marseille à Paris, en clamant « on est français avant tout, ça suffit le racisme, la discrimination ». Puis, vient le repli identitaire et communautaire. On parque les gens ensemble et après on vient leur reprocher de ne vivre qu’entre eux. On en est à considérer que ces gens ne sont pas comme nous, qu’ils sont différents par nature, dans leur essence. Ils ont beau essayer de s’adapter à une norme majoritaire, on leur explique qu’ils n’y arriveront jamais, parce que c’est des barbares, par définition. Il faut qu’ils abandonnent leur islam, leurs voiles, leur ramadan, leurs prières, qu’ils adoptent des prénoms français. Aujourd’hui, dans certains pays d’Afrique, on enseigne encore nos ancêtres les gaulois. La France n’a pas encore fait le deuil de son empire. Les Etats-Unis, eux, ont compris que la colonisation économique c’est beaucoup plus efficace et moins coûteux que la colonisation politique. A la rigueur, tu les laisses faire ce qu’ils veulent, ces indigènes. L’essentiel c’est qu’ils rapportent de l’argent…

Entretien réalisé par Véronique Valentino