Agriculture européenne : la grande braderie préparée par le CETA et le TAFTA
Le Traité transatlantique de partenariat pour le commerce et l’investissement (TAFTA ou TTIP) pourrait avoir des conséquences majeures pour l’agriculture et la production alimentaire dans l’Union européenne. Les lobbies du monde des affaires font pression des deux côtés de l’Atlantique pour avoir un meilleur accès aux marchés, mais les normes régissant la production alimentaire en Europe et aux Etats-Unis diffèrent pour la sécurité alimentaire (DG Politiques internes, 2015), le bien être animal (World Animal Protection/ Humane Society International, 2014) et la protection de l’environnement (Amis de la Terre Europe/IATP, 2013). On estime à 1 200 milliards d’€ le chiffre d’affaire de l’industrie agro-alimentaire dans l’Union européenne (FoodDrinkEurope, 2015), mais cette activité est extrêmement complexe, avec de grosses variations entre les secteurs agricoles, les types de producteurs et les différents états-membres. Peu d’études ont été menées pour essayer d’évaluer les répercussions du TAFTA sur les denrées alimentaires et l’agriculture, et elles ont toutes buté sur la difficulté à rendre compte de cette complexité.
Les études montrent aussi qu’une augmentation des opportunités offertes par le TAFTA n’entraîne pas forcément une augmentation des revenus, tandis que le ministère de l’Agriculture des Etats-Unis prédit une chute des prix payés aux agriculteurs européens, dans tous les secteurs alimentaires (Beckman, et al., 2015). Les gains pour les européens se limitent à quelques secteurs, comme les fromages, mais même ces derniers dépendent fortement du bon vouloir des Etats-Unis de modifier les « mesures non tarifaires » qu’ils utilisent pour limiter le commerce (Bureau, et al., 2014). Les modélisations prévoient qu’avec le TAFTA, les importations des Etats-Unis augmenteront (Fontaigne, et al., 2013; Beckman, et al., 2015) probablement au détriment des agriculteurs européens et que c’est l’existence même de secteurs entiers qui est potentiellement menacée (Bureau, et al. 2014). Les producteurs d’autres régions du monde fournissant l’Union européenne pourraient aussi être perdants, si les producteurs états-uniens les supplantaient (Beckman, et al. 2015). Des organisations de la société civile et des milieux agricoles craignent que le TAFTA ne provoque dans l’agriculture, une intensification et une concentration industrielle toujours plus poussées, des deux côtés de l’Atlantique. La protection des consommateurs et la protection de l’environnement risquent aussi d’être mises à mal. En effet, aux Etats-Unis, le gouvernement et les organisations de producteurs demandent ouvertement un affaiblissement des mesures de protection dans des secteurs comme l’autorisation des OGM, les règles de sécurité relatives aux OGM et les interdictions des hormones et des procédures de rinçage antimicrobien chimique dans la production de viande.
Indications géographiques
Les indications géographiques (IG) confèrent un statut protégé à des produits régionaux. Elles représentent 6 % du total des ventes d’aliments et de vins dans l’Union européenne (Chever, et al., 2012). La Commission européenne a beaucoup insisté pour que la protection géographique soit intégrée dans le TAFTA, mais les groupes de pression états-uniens et le Congrès résistent farouchement (US Congress, 2014). 90 % des exportations hors UE de produits avec indication géographique concernent les vins et spiritueux (Chever, et al., 2012). Les marchés européens sont beaucoup plus importants pour les producteurs de produits avec IG (DG Agriculture et Développement rural, 2015). En fait, à eux seuls, trois Etats membres (la France, l’Italie et le Royaume-Uni) représentaient 86 % des exportations de produits avec indication géographique en 2010, et un tout petit nombre de produits sont concernés : champagne, cognac, whisky écossais, Grana Padano et Parmigiano Reggiano (Chever, et al., 2012). Même si la Commission réussit à négocier un accord sur les produits avec indication géographique, cela ne profitera très probablement qu’à un groupe bien précis de producteurs, dans un petit nombre de pays membres. Certains craignent que la Commission ne soit prête à brader les intérêts d’autres secteurs agricoles pour arriver à un accord (ICOS, 2015)
Secteur bovin
Dans le cas d’une élimination des tarifs douaniers, toutes les études de modélisation économique prévoient que les importations de bœuf états-unien augmenteront massivement, jusqu’à une valeur de trois milliards de dollars (Fontaigne et al., 2013). Face à l’importation de bœuf états-unien bon marché, les élevages traditionnels avec pâturage, qui produisent une viande de grande qualité, sont particulièrement menacés et cela « pourrait avoir des conséquences sociales et écologiques considérables pour certaines régions de l’Union européenne » (Bureau, et al., 2014. p 49). Actuellement, les importations de bœuf des Etats-Unis sont limitées à cause de l’interdiction du bœuf aux hormones et du contingent d’importation limité pour le bœuf non traité aux hormones. Mais les pressions pour lever cette interdiction se sont multipliées (Western Livestock Journal, 2015), et il semble fort probable qu’un accord va être trouvé pour accroître les importations de bœuf états-unien non traité aux hormones. Il est possible qu’un quota d’importation de bœuf états-unien soit négocié, plutôt qu’une levée complète des tarifs douaniers, mais cela pourrait quand même avoir de graves conséquences pour les producteurs européens (Thelle, et al., 2015). Une organisation de producteurs français indiquait que les quotas prévus, rajoutés à ceux qui ont été récemment accordés au Canada, pourraient provoquer « une chute de revenu de 40 % à 50 % pour (…) les producteurs européens de bovins » (Interbev, 2015).
Produits laitiers
Le secteur laitier est complexe, avec des produits très différents - du lait en poudre aux fromages traditionnels - et toute une variété de distributeurs, allant des multinationales aux petits producteurs. La modification des quotas laitiers et du régime de subventions de l’UE ont déjà de lourdes conséquences sur la production laitière. Grâce au TAFTA, la Commission européenne voudrait faciliter l’accès au marché états-unien des produits laitiers, mais lors des négociations récentes avec les pays du Pacifique, le gouvernement états-unien a fait très peu de concessions qui pourraient nuire à son industrie laitière (USDA Foreign Agricultural Service, 2015a). Les modélisations économiques prévoient une augmentation substantielle des flux commerciaux de produits laitiers comme conséquence du TAFTA. Il est estimé que les exportations états-uniennes augmenteront de 5,4 milliards de dollars, pour une augmentation des exportations européennes de 3,7 milliards de dollars, bien que les auteurs indiquent que ces chiffres doivent être maniés avec précaution (Bureau et al., 2014; Fontaigne et al., 2013). Malgré une augmentation des échanges commerciaux, les producteurs de lait pourraient subir une chute des prix et l’on prévoit que dans certains Etats membres, en particulier l’Autriche, le Benelux et le Royaume-Uni, l’ensemble de l’industrie laitière verrait sa valeur diminuer (Bureau, et al, 2014). La Commission européenne prétend que le TAFTA va augmenter les exportations de produits laitiers européens, mais ce sont les fromages qui seront les principaux bénéficiaires (Beckman, et al., 2015). La Commission attache une grande importance à ce qu’une liste d’indications géographiques enregistrées — dont un nombre important sont certainement des fromages — soit protégée. Certaines organisations agricoles craignent que les intérêts des autres secteurs laitiers ne soient bradés par la Commission, dans le but de conclure un accord (ICOS, 2015). Il est très difficile de prévoir les répercussions du TAFTA, à cause de la complexité du commerce laitier et des liens entre les prix des produits de base et le prix que perçoivent les agriculteurs pour leur lait. Il faut analyser plus profondément les conséquences de tout marché intégré Etats-Unis/Union européenne sur la survie des petites et moyennes exploitations laitières.
Cultures arables
Les Etats-Unis et l’Union européenne sont deux importants producteurs, bien que leurs principales cultures diffèrent (International Grains Council, 2016). Les échanges commerciaux ne sont pas très importants : les Etats-Unis importent peu de céréales ou d’oléagineux de l’UE, et la principale importation de l’Union européenne concerne les grains et la farine de soja (DG Agriculture et Développement rural, 2015e). Bien que la Commission européenne affirme que le TAFTA n’affectera ni la législation ni les procédures de l’Union européenne relatives aux OGM (DG Commerce, 2015), les déclarations des différents ministères états-uniens ne laissent aucun doute sur le fait que cette législation est pour eux un problème qui doit être abordé lors des négociations. Les modélisations prévoient que l’élimination des tarifs douaniers dans le cadre du TAFTA aura un impact négatif sur la production européenne de céréales qui pourrait baisser jusqu’à 6 % (Bureau, et al., 2014). Dans la plupart des scénarios, elles prévoient aussi une baisse des productions européennes de blé, de maïs et de colza, et qu’« un accord économique pourrait entraîner des importations significatives en provenance des Etats-Unis » (Bureau et al, 2014, p 57). Les conséquences pour les agriculteurs sont difficiles à prévoir, car ils peuvent cultiver d’autres plantes.
Volaille et oeufs
Les échanges commerciaux de volailles et d’œufs entre les Etats-Unis et l’Union européenne sont très faibles (Commission européenne, 2016), mais les groupes de pression états-uniens veulent utiliser le TAFTA pour ouvrir le marché européen. Les organisations européennes de producteurs sont inquiètes, parce que les normes de bien être animal sont généralement plus faibles aux Etats-Unis et qu’il n’y a, la plupart du temps, que des codes volontaires pour le bien être animal (National Chicken Council, 2012), alors que les producteurs européens de volailles et d’œufs doivent se conformer aux exigences d’une législation plus stricte. Malgré cela, les questions relatives au bien être animal ont été exclues du TAFTA. Les normes d’hygiène et de sécurité sont très différentes entre les Etats-Unis et l’Union européenne, cette dernière appliquant la démarche dite « De la ferme à la fourchette », plus coûteuse (van Horne & Bondt, 2014). Les importations de viande de volailles des Etats-Unis sont limitées, car l’Union européenne n’autorise pas que des « rinçages de réduction des pathogènes » soient effectués sur les produits volaillers. L’inquiétude est pourtant forte de voir la Commission européenne préparer le terrain pour une autorisation de ces rinçages chimiques, permettant ainsi les importations meilleur marché de produits états-uniens. Le ministère états-unien de l’Agriculture ne prévoit qu’une faible augmentation des exportations des produits volaillers, suite à l’adoption du TAFTA (Beckman, et al., 2015). D’autres études suggèrent que cela est certainement dû au fait que les importations de viande de volailles en provenance des Etats-Unis devront encore faire face à une forte concurrence de la part du Brésil et de la Thaïlande (van Horne & Bondt, 2015) qui sont actuellement les principaux pays exportateurs vers l’Union européenne. Aucune étude de modélisation économique n’a examiné les conséquences du TAFTA pour la production d’œufs.
Secteur porcin
La production de porc dans l’Union européenne est deux fois plus importante que celle des Etats-Unis (DG Agriculture et Développement rural, 2014) et est soumise à des normes de bien être animal plus strictes (World Animal Protection/Humane Society International, 2014). Le marché de l’Union européenne est le deuxième, derrière le marché chinois, et les producteurs étatsuniens désirent y avoir accès (National Pork Producer’s Council, 2013). Les importations en provenance des EtatsUnis sont actuellement très faibles, car l’Union européenne n’autorise pas la commercialisation de viande contenant des résidus de ractopamine - une hormone qui favorise la croissance - en raison des inquiétudes soulevées quant à son innocuité pour les consommateurs. De 60 % à 80 % des cochons états-uniens sont traités avec cette hormone (Strom, 2015). Les groupes de pression états-uniens veulent non seulement la levée de l’interdiction de la ractopamine, mais font aussi le forcing pour obtenir l’élimination complète des tarifs douaniers. Historiquement, l’Union européenne a beaucoup protégé le secteur porcin et pourrait être plus encline à offrir un important quota pour l’importation de porc non traité à la ractopamine, ce qui pourrait cependant favoriser la création d’une filière de production séparée aux Etats-Unis. Les modélisations économiques ne font pas de distinction entre le porc et les autres viandes, mais prévoient bien que la disparition des tarifs douaniers pourrait provoquer à la fois une baisse du secteur européen des « viandes blanches », allant jusqu’à 9 % dans les pays baltes, et « d’importantes importations supplémentaires ainsi que (…) de nouvelles difficultés économiques pour les producteurs européens » (Bureau, et al., 2014 p 57).
Bien-être animal
L’Union européenne a tout un éventail de mesures législatives relatives au bien être animal dans l’élevage, et plusieurs Etats membres ont leurs propres normes, plus strictes. Les pratiques comme l’emploi de stalles resserrées pour les truies, la coupe routinière de la queue ou l’utilisation d’attaches pour les truies, ont toutes été interdites. Les truies en gestation doivent être gardées en groupe. Il y a des normes minimales pour les bâtiments et des cours de formation pour les employés (Directive 2008/120/EC). L’Union européenne fixe également des exigences minimales de confort pour le transport et l’abattage des animaux, ces deux secteurs étant plus stricts qu’aux Etats-Unis (World Animal Protection/Humane Society International, 2014). Les Etats-Unis n’ont pas de législation fédérale sur le bien être animal des animaux de ferme. Les normes pour le transport et l’abattage varient d’un Etat à l’autre (World Animal Protection/ Humane Society International, 2014). Bien que neuf Etats aient voté des lois interdisant les stalles pour truies, la majorité des dispositions relatives au bien être animal aux Etats-Unis sont contractuelles (comme les exigences des détaillants en alimentation) ou reposent sur des directives volontaires. Le Conseil national états-unien des producteurs de porc a demandé aux négociateurs états-uniens d’exclure des négociations sur le TAFTA, toute « proposition de l’Union européenne qui ne soit pas basée sur des faits scientifiques et qui pourrait, si elle était appliquée, agir comme un obstacle important au commerce (par exemple les mesures sur le bien être animal). (National Pork Producers Council, 2013)
Conclusions
Entre les Etats-Unis et l’Union européenne, l’histoire des contentieux commerciaux et des divergences d’opinion portant sur l’agriculture est déjà longue, en particulier en ce qui concerne la protection de l’environnement, la sécurité des consommateurs, le bien être animal et les soutiens à l’agriculture. Même si des marchés sont ouverts par le TAFTA, les agriculteurs européens et états-uniens continueront de travailler dans des conditions très différentes et même - on peut l’affirmer – continueront de fournir des produits très différents. Le TAFTA marque un changement profond par rapport aux accords commerciaux précédents, car il englobe toute une série de questions non commerciales qui ont des répercussions sur les consommateurs, les agriculteurs et l’environnement. Cela va des règlementations sur la sécurité alimentaire à l’utilisation d’antibiotiques et d’hormones dans la production de viande, de l’emploi des rinçages chimiques sur les produits carnés à l’utilisation des pesticides et à la production de plantes GM. Si les lobbies agricoles états-uniens obtiennent gain de cause, les analyses économiques prévoient des répercussions qui pourraient être désastreuses pour des secteurs agricoles européens, en particulier pour le bœuf, le porc et les produits laitiers. Les conséquences sur les grandes cultures restent incertaines, et inconnues pour la production des œufs, tandis qu’une suppression des tarifs douaniers sur les volailles permettrait aux agriculteurs états-uniens de vendre moins cher que les éleveurs européens. Selon les analyses, une possible augmentation des exportations ne se traduira pas forcément par une amélioration des revenus des agriculteurs européens. Au contraire, de fortes chutes des prix payés aux producteurs sont prévues pour plusieurs activités agricoles. Les bénéfices de l’Union européenne sont limités à quelques secteurs, comme les fromages, mais même ceux-ci dépendent du bon vouloir des Etats-Unis de céder sur certaines «mesures non tarifaires » qu’ils utilisent pour limiter le commerce. On peut aussi s’interroger sur l’importance accordée par la Commission européenne aux indications géographiques, car les avantages semblent devoir être limités aux producteurs orientés vers l’exportation et à un faible nombre de produits avec indication géographique. Les différentes analyses prévoient que le TAFTA augmentera les importations en provenance des Etats-Unis et sera moins profitable pour les producteurs européens. Les études prédisent une baisse de la contribution de l’agriculture européenne au PIB pouvant aller jusqu’à 0,8 %, tandis que la contribution de l’agriculture états-unienne au PIB augmentera de 1,9 %. Le ministère états-unien de l’Agriculture prévoit une chute des prix payés aux agriculteurs européens dans toutes les catégories d’aliments. Ces modélisations économiques prévoient dans leur ensemble que le TAFTA n’apportera pas grand chose de positif, mais pourrait avoir des répercussions graves sur un certain nombre de secteurs agricoles européens et précipiter de nombreux agriculteurs de toute l’Union européenne, dans de graves difficultés économiques.
Les Amis de la Terre / Friends of the Earth
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