Ode au détraquement (retour sur L'Anti-Œdipe) , par Claro

Jean-François Lyotard & Gilles Deleuze dans SCHIZO/HELDON, recording 1972, avec Richard Pinhas

Jean-François Lyotard & Gilles Deleuze dans SCHIZO/HELDON, recording 1972, avec Richard Pinhas

1969, l’homme s’envoie en l’air, pas seulement dans la Lune mais à la première Foire du Sexe internationale, quelque part au Danemark, c’est-à-dire nulle part. Bardot, libido, prolo : le désir, dûment attrapé par la queue, commence à circuler partout, il parle, chante, et commence sérieusement à secouer le cocotier pompidolien.

Entretemps, un philosophe discret achève de fourbir ces bécanes conceptuelles. Après avoir déplié Bergson et Leibniz, un certain Gilles Deleuze s’apprête à franchir une ligne rouge et faire exploser les logiques du sens. Tout semble duel dans la transgression à venir: philo/littérature, PUF/Minuit, esprit/corps, pensée/désir, et pourtant tout est déjà en mouvement, tout vibre. Alors même que reparaît le livre fondateur de Foucault sur la folie, c’est tout autre chose qui se joue dans l’approche deleuzienne de la « schize », et ce grâce à la rencontre avec le psychothérapeute Felix Guattari. On n’est plus, avec Deleuze et Guattari, dans une archéologie taxinomique de la déraison ; on est passé du coté de la production des concepts. « Le corps est une usine surchauffée » – dixit Artaud. Trente ans après L’être et le néant, c’est au tour de L’Anti-Œdipe de jouer les pavés trublions.

Gilles Deleuze et Félix Guattari

Gilles Deleuze et Félix Guattari

D’une certaine façon, cette extraordinaire boîte à outils qu’est L’Anti-Œdipe, avec son indéniable résonance pop, s’avance sous des dehors polémiques. C’est avant toute chose une critique de l’œdipianisme, et donc une attaque en règle contre la psychanalyse et sa propension au repli triangulaire. Pour Deleuze et Guattari, il est clair qu’on a sous-estimé la question du désir – le grand invité de mai 68… – et qu’il convient d’en cartographier les puissances sismiques. La thèse de départ, qui flirte avec le mot d’ordre, est la suivante : « Si le désir produit, il produit du réel. » Fini l’innocuité fantasmatique, la rengaine papa-maman : on bascule dans la pratique, la production, voire le révolutionnaire. De là l’invocation aux machines désirantes, déjà présentes dans l’art (via Duchamp, Roussel et consorts), mais qui, bien que célibataires, vont chercher à se combiner, à se brancher. La force inattendue de L’Anti-Œdipe, c’est aussi cela : faire que leur livre soit aussi une machine désirante.  Il était temps de s’occuper des flux.

Ce qui frappe en premier quand on ouvre L’Anti-Œdipe, c’est l’écriture, syncopée, éprise de bricolage, décomplexée, une écriture gaie, frondeuse, en quête d’alliés, de complices, et qui invite dans ses rouages les chantres du désir et les mécaniciens schizophrènes. D’emblée, le texte est une boîte à scansion, une ode au détraquement :

« Ça fonctionne partout, tantôt sans arrêt, tantôt discontinu. Ça respire, ça chauffe, ça mange. Ça chie, ça baise. Quelle erreur d’avoir dit le ça. Partout ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement : des machines de machines, avec leurs couplages, leurs connexions. » (p.7)

L’abolition de la métaphore : c’est sans doute le grand coup d’état perpétré par Deleuze et Guattari au sein de la sphère philo/psycho. Comme s’ils se mettaient, le temps d’un livre, à délirer, ou plutôt à faire délirer la pensée – celle du corps, celle du territoire – afin de faire sauter le maximum de verrous. L’ouvrage, rappelons-le à toutes fins utiles et séditieuses, est sous-titré « Capitalisme et schizophrénie ». La critique du psychanalysme, pour reprendre le terme employé par Castel quasiment à la même époque,  débouche très vite sur une critique sociale, politique, non des arcanes du pouvoir, dans la lignée de Foucault, mais de l’ingestion de ses rouages dans le corps même du sujet. En réévaluant les puissances de l’inconscient, nos deux auteurs cherchent à mettre sur pied une « méthode » qui serait le contraire d’une réduction, une méthode entièrement dévouée à la production de concepts nouveaux : la schizo-analyse. C’est l’art des devenirs, et c’estle temps moléculaire. Le désir productif versus l’idéologie mortifère. Depuis, le siècle n’attend plus que nous pour devenir deleuzien.

CLARO

(Article paru dans le Magazine littéraire) 

« Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographiqu…

« Ce constat d’un peuple qui manque n’est pas un renoncement au cinéma politique, mais au contraire la nouvelle base sur laquelle il se fonde, dès lors, dans le Tiers-Monde et les minorités. Il faut que l’art, particulièrement l’art cinématographique, participe à cette tâche : non pas s’adresser à un peuple supposé, déjà là, mais contribuer à l’invention d’un peuple. Au moment où le maître, le colonisateur proclament «il n’y a jamais eu de peuple ici», le peuple qui manque est un devenir, il s’invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. L’auteur de cinéma se trouve devant un peuple doublement colonisé, du point de vue de la culture ; colonisé par des histoires venues d’ailleurs, mais aussi par ses propres mythes devenus des entités impersonnelles au service du colonisateur. L’auteur ne doit donc pas se faire l’ethnologue de son peuple, pas plus qu’inventer lui-même une fiction qui serait encore une histoire privée. Il reste à l’auteur la possibilité de se donner des intercesseurs, c’est à dire de prendre des personnages réels et non fictifs, mais en les mettant eux-mêmes en état de » fictionner » de » légender » de « fabuler ». L’auteur fait un pas vers ses personnages, mais les personnages font un pas vers l’auteur : double devenir. La fabulation n’est pas un mythe impersonnel, mais ce n’est pas non plus une fiction personnelle : c’est une parole en acte, un acte de parole par lequel le personnage ne cesse de franchir la frontière qui séparerait son affaire privée de la politique, et produit lui-même des énoncés collectifs. »

Gilles Deleuze, L’Image-Temps, Editions de Minuit, 1985.


Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.