Ce que nous sommes (ce soir), par Arnaud Maïsetti


Nous sommes de nouveau inconsolables. 

De nouveau, nous regardons les images et nous entendons les cris, nous voyons les corps sur le sol et nous voyons ceux qui les franchissent sans un regard pour chercher la lumière possible dehors. Sur l’image, nous voyons la fumée qui s’échappe et les corps en travers, nous voyons tout ce qui s’échappe et nous imaginons ce qui n’est pas sur l’image, ces corps qui ne s’échapperont pas. Sur l’image, nous regardons les visages et nous entendons les cris, nous regardons longuement l’image arrêtée de la photo et nous sommes sûrs que nous entendons les cris. Nous nous arrêtons sur chaque détail, et chaque détail est insupportable, dans leur netteté, irréfutable et précise. 

Nous pouvons voir derrière, au loin, les destinations, les heures. Nous savons que le lieu d’embarcation est un cimetière désormais.

Nous sommes face aux images du monde comme devant son scandale.

Nous sommes devant la réalité comme face à sa fiction. Nous sommes la croyance qui la refuse. 

Nous sommes le moment après la première explosion.

Nous sommes dans les cris des sirènes et le ballet des hélicoptères.

Nous sommes soudain veufs de ce monde qui disparaît avec le dernier souffle de ces hommes et de ces femmes prêts à embarquer. Nous sommes le veuf, le ténébreux, l’inconsolé. Nous sommes l’orphelin, et le cri dans le noir et nous sommes le noir dans le cri qui s’abat.

Décidément, nous sommes la répétition de l’Histoire.

Nous sommes jetés dans l’histoire comme des galets dans la rivière en espérant le ricochet qui nous plongera plus loin et nous maintiendra plus longtemps dans l’incertitude des choses et le désir d’atteindre le rivage – ou à défaut le ciel. Nous sommes le moment entre le ricochet dans l’eau de la rivière et la joie du sursaut. Nous sommes aussi la joie du sursaut. Nous sommes l’espérance de la rivière. 

Mais nous sommes inconsolables aussi. Nous sommes le corps qui tombe aussi. Nous sommes l’impossibilité de comprendre. 

Nous sommes la folie des choses aussi. 

Nous sommes dans la gare Saint-Charles au milieu des hommes en armes, fusil d’assaut pointé au sol, crosse des carabines posée sur l’épaule, la force de l’ordre qui nous regarde dans les yeux passer les tourniquets en silence. Nous sommes la peur qui voudrait être rassurante. Nous ne sommes pas rassurés. Nous sommes le désir d’aller voir la mer pour s’y jeter entièrement et se laver de la peur et de la honte ressenties quand on nous prête la volonté d’être rassurés.

Nous nous réveillons dans le bruit du monde et nous sommes le monde confondu dans ce bruit de fond qui danse avec nous la réalité défaite.

Oui, nous sommes inconsolables.

Nous marchons dans la réalité inconsolables et vivants, inconsolables de cette grâce accordée du hasard et de la vie. 

Nous sommes vivants parce que nous ne sommes pas morts, et c’est contre cette butée du réel que nous marchons.

Nous avons mis la mort au passé, mais pourquoi nous.

Nous marchons et nous pensons : pourquoi nous.
Nous marchons comme si nous étions vivants encore, et nous le sommes, et nous cherchons le chemin dans notre marche, qui saura être une route. Nous sommes le chemin soudain et notre marche la dessine devant nous. 

Nous sommes plein de colère aussi, pourquoi le cacher. Nous sommes plein de douceur quand nous pensons à cette colère que nous portons et qui ne fabriquera que de la tristesse. Et de la route aussi. Nous marchons encore alors en cherchant des routes nouvelles.

Nous sommes sans armes mais non pas sans munition. 

Nous sommes sans recours possible sinon la route et la joie malgré tout. Nous sommes malgré tout dans la joie des vivants au nom des morts.

Nous sommes les migrants de cette joie-là, nous sommes la haine des frontières de toutes sortes et avant tout, celles qui se dressent dans un seul homme, celles qui se lèvent entre l’éclat et la souffle de la bombe. Nous sommes la conjuration de l’Histoire.

Nous nous disons : nous sommes la force d’être contre l’Histoire.

Nous sommes seuls par millions ce soir. 

Nous regardons le ciel ce soir et la lune est immense. 

Nous sommes par millions le visage éclairé par la lune, seuls, devant les images, inconsolables, et cette pensée de la vie qui nous submerge.

Nous pensons à nos enfants, qui sont notre seule patrie, et qui nous consolent.

Nous regardons longuement la nuit se faire qui prépare inlassablement le jour.

Arnaud MAÏSETTI


Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.