Short-Cuts (8), par Nina Rendulic
au bout de chaque semaine, ce(ux) que je retiens dans la réalité subjective du monde qui nous entoure
krajem svakog tjedna, ko/čega se sjećam u subjektivnoj stvarnosti svijeta oko nas
semaine du 7 / 3 / 16
J’étais trop jeune pour Marguerite Duras. Pour tant de personnes de choses d’événements de sentiments d’expériences de rires de nuits d’images de livres de mots j’étais trop jeune.
{Jeanne} Il y a comme une odeur de fleurs ?
{Marguerite} La lèpre.
Pour danser, j’étais trop jeune. Pour parler philosophie après deux bouteilles de vin (de vie ?). Pour dormir partout et n’importe où. Pour parler français avec un accent croate.
{Jeanne} Ces lueurs là-bas ? On brûle les morts de la faim ?
{Marguerite} Oui. Le jour vient.
Cette semaine, le printemps arrive dans les cœurs dans le sang dans la ville. Cette année, pour quoi ne serai-je plus trop jeune ?
Berlin (épilogue)
Berlin is:
les avenues larges, droites, aux pistes cyclables logiques / l’hiver éternel et marron (ça lui va bien) / le jaune : S-Bahn, U-Bahn, metro-tram, taxis / le vertige en haut de la Siegessäule (notre ange doré, mon pèlerinage, au nom étranger désormais) / les grues, grises et métalliques à ne jamais en finir / les Photoautomat, sourires figés à deux euros / Susan Sontag / un petit café italien au soleil en face du marché turc le long du canal à Kreuzberg (très bon le marché turc) / Schwarzes Café et ses toilettes érotiques / les cours intérieures art nouveau qui se superposent et s’entremêlent comme des alvéoles pulmonaires / la nuit qui tombe plus tôt, ou pas du tout / vin rouge, kopfkino, orchidées, Marlene Dietrich / le mur aux signes de la paix pour Paris / les cafés enfumés, on les appellerait « birtije » en croate et c’est très bien / le sake chaud et les sushis (virelangue) / les façades hétéroclites aux couleurs pastel aux jeunes couples aux deux enfants / les perspectives : en hauteur, la Fernsehturm. en profondeur, la forêt. en largeur, la Spree / les boutiques second-hand (paillettes, fourrures, diamants en plastique, chaussures de luxe, vestes militaires, D&G, vendeuses souriantes, je dépoussière mon allemand, gants en dentelle, combinaisons ski rouges, valises en carton) / la topographie des lieux qui se déploie en cercles concentriques / la topographie du cœur : asymétrique, bleu, chaud, lumineux, argentique, large, nocturne.
Oblique strategies
Et après, est-ce que tout ira bien ? - Simply a matter of work.
En noir et blanc, je pensais aux soirées surréalistes dans des appartements gris de la fumée d’opium (ci-surgit une image de ma grand-mère et sa roulade au pavot). Ils jouaient au cadavre exquis au 55 rue du Château. Sujet – verbe – complément. Le défi de l’inconscient se nourrit des tentatives de la poésie subjective suscitée par des regards entre les dandys souvent du même sexe.
En couleur, nous buvions du vin nouveau sur le lit anonyme quand E. sortit une boite en cuir noir, un jeu de cartes, elle dit, ça te plaira, elle dit. Tu poses une question, ouverte ou fermée, peu importe, tu tires une carte, et tu lis ta vérité. Ce jeu de cartes, favorisant la pensée latérale, a été conçu par Brian Eno et Peter Schmidt en 1975. David Bowie l’aimait bien. Se fier aux cartes afin d’illuminer son chemin, c’est démodé, romantique et indispensable. Les Oblique strategies sont une œuvre d’art en soi : plus d’une centaine d’énoncés qui reprennent nos interrogations à la manière de meilleurs cadavres exquis, avec un enjeu affectif. Celui d’interpréter la construction de son avenir. De se poser en sujet de ses concours de circonstances. De penser moins, mais avec une perspective plus large. Tentant… Or cette petite boîte noire n’est qu’un jeu de cartes, n’est-ce pas ? Et un jeu de cartes n’abolira jamais le hasard.
Une histoire d'amour
Avec les derniers rayons du soleil, il s’est envolé vers le sud. Comme les quatorze derniers automnes. Elle a passé l’hiver seule. Elle l’attend. Le sang dans ses veines se réchauffe au mois de mars et elle ressent qu’il se rapproche. Comme les quatorze derniers printemps. Elle, Malena, est une cigogne qui ne peut pas voler. Blessée à l’aile par des chasseurs, elle a trouvé son nid dans un village à l’est de la Croatie où l’ancien gardien d’une école primaire la nourrit et la réchauffe en hiver. Lui, Klepetan, est une cigogne qui traverse 13 000 kilomètres chaque printemps depuis quatorze ans pour la retrouver. Chaque printemps...
Cette année, sur la place principale à Zagreb, un grand écran a été installé pour suivre, en direct, les retrouvailles des amoureux. Les enfants en parlent à l’école. Les paris tombent sur la date de son retour. La presse internationale s’empare de cette histoire et traduit, tant bien que mal, les prénoms de ses protagonistes.
Et qu’on ose me dire que cette histoire d’amour n'est rien de plus qu'une curiosité locale.
Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis