Des frontières (cultiver le sel) #2, par Arnaud Maïsetti
Les frontières n’existent pas. Cette pensée s’impose de plus en plus comme un désir face à cette époque impossible qui n’obéit qu’aux lois des frontières. Alors pour me consoler de l’Histoire, je viens ici, et je suis soudain devant la mer comme derrière l’horizon.
Il y a devant moi des tombeaux invisibles par milliers. Les cadavres des animaux marins qu’enlacent des corps d’enfants qui ne marchaient pas encore, et des vieillards qui avaient tout connu de la faim et de l’amour, et des hommes qui ont pris avec eux leur père, leur amour et leur enfant pour fuir des guerres sans cause et sans avenir.
Au sud de Marseille, la Méditerranée charrie son lot de lumière et de vibrations. D’ici on peut voir ce qu’on voit depuis des siècles : quelque chose comme de la matière brute, des nuances jamais égales, la lame de fond du temps et des espaces qu’on dirait sans fond (mais sous lesquels dorment des profondeurs). L’Histoire, peut-être.
Oui, on est devant cela comme devant l’Histoire.
« Être vivant au sein de la mort. Être debout où l’air et l’eau sont un même rythme couché » Jabès, « Le Retour au livre »
J’apprends le mot de « saunier », hier. Saunier : celui qui cultive le sel. Je pense à celui qui élève dans la mer du sel comme des brebis. Je pense à ce qu’il faut de temps pour faire grandir du sel au milieu des corps enlacés des migrants qui ne toucheront jamais terre. Je pense à l’Histoire qu’on nous fait vivre, et qu’il nous faudra raconter à nos enfants. Je pense au sel qui tomberait de notre visage chaque seconde si on devait penser à l’Histoire. Je pense à cette phrase de Jabès « car la pensée est toujours en retard sur le regard, ce qui longtemps nous fit croire qu’une partie du monde nous était cachée ».
Je ne pense pas longtemps devant la mer, je viens ici pour regarder l’Histoire échouer jusqu’à moi et recommencer.
Il faudra raconter l’Histoire du sel et des corps enlacés et comprendre non d’où venaient le monde et ses frontières, mais jusqu’où la mer coule et remonte les fleuves. Il n’y a pas de frontières en mer : chaque instant est un débordement. Je pense à cette leçon de la mer, et l’image des corps qui ne cessent d’affluer remonte aussi.
« L’enfant pleurait. Ses cris étaient des aiguilles, de toutes petites aiguilles d’acier et de sel autour du lit, et peut-être autre autour de la maison, dans la nuit. » Jabès, Le livre de Yukel
Dans la nuit, il n’y a plus que la mer, ici, et les bruits des informations sont loin, comme les bateaux qui partent pour dire que les frontières n’existeront pas.
Arnaud MAÏSETTI
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.
Photographies : Marseille, 2016 © Arnaud Maisetti, Candice Nguyen