Short - cuts 5, par Nina Rendulic

© Nina Rendulic

© Nina Rendulic

SHORT - CUTS


au bout de chaque semaine, ce(ux) que je retiens dans la réalité subjective du monde qui nous entoure

krajem svakog tjedna, ko/čega se sjećam u subjektivnoj stvarnosti svijeta oko nas

 

semaine du 15 / 2 / 16 :

cette semaine j'ai rêvé de l'Islande. sept semaines avant Zagreb. deux semaines avant Berlin. moi, la frileuse, moi la sédentaire, moi, la fille aux cheveux qui ne volent pas au vent, j'ai rêvé d’être en Islande. pas d'images mentales. juste froid, nu, plat, vide. je ne la connais pas. l'odeur de l'Islande. fougères, ajoncs, bruyères, lichens marron et verts, sel, soufre, cristaux de pyrite, flux invisible de nuages, flocons desséchés par le vent. danser, debout, face au soleil, la nuit, en Islande.

Cerisiers en fleurs

Génération 2016 : infertile, échouée, brisée. Le vent vous a cassés, cerisiers. Je marche sur les pointes des pieds en touchant vos pétales glacées alors que mon souffle se concrétise sur vos branches humides. Je pèse chaque mot pour que son son concorde avec son sens. Personne ne s’occupe de ces cerisiers en fleurs avortés (Nina, mais les cerisiers, tu le sais, c’est ta lubie depuis vingt ans). La nature s’est réveillée trop tôt cette année folle. Comme en 1996. Fermeture de la guerre en Croatie. Ouverture vers le monde. Premier repas à McDo, inauguré tout récemment dans ma capitale convalescente. Avril, il neigeait ce jour-là, et sur le chemin un cerisier en fleurs tombait sous le poids des flocons. Avec mes petites mains je l’ai libéré. Moi, Sisyphe heureux, je l’ai redressé tandis que la neige continuait à tomber.

Le petit bal perdu

Boire à plusieurs du même goulot. Une image en mots qui m’est survenue mercredi pour décrire l’an 2006. Le théâtre et les Balkans. Et quand bien même ces remembrances (un calque de l’anglais ? même pas !) n’auraient pas une longue vie ou grande importance en dehors du territoire de ma peau, elles forment des structures, des schémas, qui concordent avec des sillons tracés aujourd’hui, à presque 1500 kilomètres. A l’intérieur comme à l’extérieur. Par exemple, Bourvil. J’ignorais. C’est A. qui nous l’a fait connaître. Théâtre, again. Vous rroulez légèrrement vos rr Bourrvil, était-ce la mode à votre époque ? Vous les faites boire dans le même verre, lors de ce bal tout juste après la guerre, rite de passage obligatoire des souvenirs réussis, Bourvil ? Des coups de théâtre ?

Ce qui frappe, ou touche, dans votre petit bal perdu, Bourvil, bien plus que ses transferts imaginaires – tout compte fait avec un peu d’imagination tout est transférable – c’est son anonymat volontaire qui s’appelait…qui s’appelait… On dépense trop d’énergie à vouloir tout nommer je pense. Nommer = catégoriser. Catégoriser = rigidifier. Rigidifier = fragiliser. Ce qui est fragile se casse facilement. Le temps ne serait-il pas venu de laisser au monde un soupçon de l’indicible ?

Dans le bal perdu, c’était bien

Et dans la vie ?

Lovro Artuković

E. habite à Berlin. M. habite à Paris. G.& Z. aussi. R. aussi. A. habite quelque part aux Etats-Unis. P. habite à Zürich. J. habite à Belgrade. M. habite à Orléans (quoique, pas pour la vie, dit-elle). M. habite à Sarajevo. K. habite à Münich. D. habite à Vienne. A. habite à Londres. H. habite je pense au Canada. Une jeunesse croate éparpillée dans le monde par des vents économico-émotionnels. Par des (dés)illusions du socialisme et de la laïcité. Une jeunesse croate hybride et fluctuante (jadis, on fumait et on buvait sur les mêmes trottoirs familiers). Revendiquée, critiquée, jalousée, et détestée parfois. Partir. Le syndrome du sentiment de culpabilité collectif e(s)t permanent…

Bref, Lovro aussi habite à Berlin. Lovro est peintre. L’un de nos plus grands peintres contemporains en fait. Un âge moyen, un nez important, des cheveux clairsemés, une allure plutôt décontractée – bobo, comme vous diriez. Mais que sais-je. Observez ses tableaux de loin, et vous penserez voir des photographies méticuleusement mises en scène. Observez ses tableaux de près et vous verrez un monde nouveau (Le Petit Chaperon Rouge (méchant ?), probablement la toile la plus horrifiante que j’aie jamais vue), subtilement caché sous des couches de peinture hyperréaliste, mouvementée, traduisant une conception subjective du sujet. Les tableaux sentent l’essence de térébenthine et une légère inquiétude. Les femmes sublimées dans du rouge, blanc, bleu. Des yeux et des bouches des femmes. Des émotions des femmes. Des huis-clos, vides, froissés. Des forêts. Des boules à facettes. Des transparences. Deux Botticelli. Des impossibilités de l’être. Dans le monde de Lovro, tout s’arrête le temps du regard de l’observateur. Et tout se remet en mouvement dès qu’on tourne la tête…

Nina RENDULIC


Nina Rendulic est née à Zagreb en 1985. Aujourd'hui elle habite à 100 km au sud-ouest de Paris. Elle aime les chats et la photographie argentique. Elle vient tout juste de terminer une thèse en linguistique française sur le discours direct et indirect, le monologue intérieur et la "mise en scène de la vie quotidienne" dans les rencontres amicales et les dîners en famille. Vous pouvez la retrouver sur son site : ... & je me dis