À quelques kilomètres de Babadag, par Sébastien Ménard
Quelques jours plus tard nous étions aux alentours de Babadag. Il avait suffit de penser à Babadag. Il avait suffit de penser au mot Babadag. Et alors on avait roulé vers Babadag. D’autres l’avaient déjà fait.
En entrant dans Čičov — peut-être qu’on y pensait déjà — en passant des cols des frontières et des fleuves — on y pensait encore — en achetant deux litres cinq de bière dans une bouteille en plastique — on y pensait encore — en écoutant des types parler cette langue qu’on comprend à peine mais un peu quand même — lorsque l’un d’entre eux pose sa main sur une épaule comme pour mieux se faire entendre — et alors il reprend son souffle et alors il essaie encore une fois avec des mots de dire ce qu’il doit dire à ce moment très précis — ou alors il danse et ferme les yeux et sa tête va vient d’un côté l’autre ses pieds sont dans la poussière — dans ces moments-là sans doute qu’on y pense aussi.
Nous sur notre carte il y a le mot Babadag et on tourne autour — on arrive du sud-ouest et on remonte plein nord comme si on allait contourner Babadag — et puis alors on pique plein est et de là à nouveau le sud — on allonge nos corps et nos jambes on sue on file — on est presque toujours sur la route de Babadag mais on atteint jamais vraiment Babadag. Peu importe. D’autres l’ont déjà fait.
À un moment précis — nous étions à quelques kilomètres de Babadag — il nous restait seulement quelques kilomètres — et nous étions à Babadag. Il y avait des champs secs et poussières — il y avait des tires et des bêtes — des oiseaux dans un lac sans flotte — des vaches pour traverser le bitume — des chevaux des ânes pour tirer leur labeur. Il y avait des baraques — de vieilles baraques en terre et en paille — des tuiles et des cuivres — une vieille femme là pour faire brûler des herbes sous un chaudron. Il y avait des trucks pour filer diésel car les trucks filent toujours diésel sur la route de Babadag ou d’ailleurs. Il y avait une piste en terre et caillasses et poussières — c’était jaune blanc noyé de soleil — parfois une bagnole pour aller lentement dessus — parfois une usine d’une autre époque — parfois une ferme d’un autre temps — parfois un champs de maïs et le vent du nord-est pour s’engouffrer dedans.
On avait cette phrase en bouche comme le titre d’un récit — Sur la route de Babadag — mais en réalité c’est un récit c’est son titre très exactement et peut-être aussi d’une certaine manière — si nous étions là à quelques kilomètres de Babadag c’est aussi parce qu’il y a ce récit et d’autres encore.
Pas besoin de savoir ce qu’on cherchait à quelques kilomètres de Babadag. Pas besoin de savoir ce qu’on cherche à travers les kilomètres qu’on affonne les traversées de continents ou les nuits dehors et dans les herbes sèches. Nous étions arrivés à quelques kilomètres de Babadag et il avait suffit d’un panneau pour y lire le nom de nos rêves — c’était Babadag — nous étions à quelques kilomètres de Babadag.
En fait — à partir de cet instant — rien ne servait plus d’aller à Babadag. J’avais en bouche une histoire elle commençait par dire tout ça — par dire que nous étions à quelques kilomètres de Babadag — et puis ça filait les mots comme pour chercher un héros — le héros de nos récits — et ce serait Babadag le col de Borşa ou un chien errant — ce serait une vieille bagnole à la peinture rouge qui va sur la piste à quelques kilomètres de Babadag — ce serait un type qui roule en fixie vers l’ouest — ce serait celle qui file vers le soleil allongée dans son canoë. Mais il avait suffit d’écrire l’histoire de Babadag — il avait suffit d’écrire que nous étions à quelques kilomètres de Babadag pour que tout disparaisse : le panneau indiquant Babadag — les collines autour de Babadag — les herbes sèches — le vent du nord-est — les bêtes et les poussières.
Bucarest,
Sébastien MÉNARD.
Sébastien Ménard écrit en continu sur le site diafragm.net. Vous pouvez également le retrouver sur Twitter @SebMenard.