Hospitalité pour les suppliants #1, par Arnaud Maïsetti

 

Hospitalité pour les suppliants

 

C’est la voix de cinquante jeunes filles, les cris du Chœur qui ouvrent les Suppliantes, et déchirent,

Nous avons quitté la terre de Zeus, qui touche à la Syrie ; nous nous sommes exilées ;

C’est le hurlement de tous les départs, des arrivées incertaines.

En quels pays mieux disposés pour nous pourrions-nous aborder avec ces rameaux de suppliantes ceints de laine qui chargent nos mains ?

Des migrants pour des terres qui ne sont d’abord que des horizons, et parfois dans l’embarcation quelqu’un montre un rocher au loin du bout des doigts, et lance un cri qui est peut-être le nom du pays, d'un refuge ; on implorerait ces terres et leurs habitants, et les pierres s’il le fallait – et souvent il le faut –, et les arbres et les bêtes, les torrents,

Puisse la ville, puissent le pays et ses eaux limpides, puisse les dieux du ciel et les mines ensevelis sous terre qui exercent de lourdes vengeances,

et les dieux morts et enterrés pour leur demander refuge et hospitalité,

Puisse enfin Zeus Sauveur, gardien du foyer des hommes pieux, accueillir cette troupe de femmes suppliantes en ce pays touché de respect pour le malheur…

et les cris des Suppliantes alors de crier.

J’implore la terre montueuse d’Apis : comprends-tu bien, ô terre, ma voix barbare ?

C’est qu’elles viennent de plus loin que les dernières mers du sud, là où plonge les tracées des cartes, là où le soleil se lève brûlant depuis la mer, c’est là qu’elles viennent, là qu’elles parlent cette langue inouïe de beauté, barbare parce qu’on ne les comprend pas, de Syrie ou d’Irak, du Levant parce que ces terres portent le nom de là où le Soleil surgit.

Hélas ! Hélas ! Hélas ! Hélas, vents incertains ! Où ce flot nous emportera-t-il ?

S’adresser à la terre faute d’hommes, et au vent invisible faute de terre, c’est le secret du cri des Suppliantes errantes par les mers, exilées, cherchant asile, criant le mot d’hospitalité comme on demande le sang quand il n’y en a plus : mais elles demandent ici le contraire du sang, elles demandent la terre et l’abri et elles pourraient le répéter mille fois et davantage jusqu’au sang dans la gorge,

J’implore la terre montueuse d’Apis : comprends-tu bien, ô terre, ma voix barbare ?

Nuit et jour, sur les plages, avec les vagues échouent les Suppliantes, femmes, enfants et hommes, la terre sous leurs ongles sont le seul souvenir qu’ils ont pris avec eux de là d’où ils viennent.

 

Sur les écrans, les images recommencent les vagues échouées et les corps, et les survivants les mains en sang, menottés, ou nu, et qu’on fouille quand même.

L’antique loi de l’hospitalité n’était pas une loi, mais un rite. Un rituel sacré qu’on rendait à Zeus l’Hospitalier. Quand un étranger venait, il était l’image de Dieu à qui on rendait hommage. Il n’était pas chez lui : nous étions auprès de chacun, et chacun était l’autre à qui était confié la part de tous.

Dans nos pays où on vote les hémicycles vides, les lois sont de restrictions : elles concèdent, tolèrent sauf si, acceptent à moins que. L’hospitalité répond aux lois des chiffres, qui répondent aux lois des nombres restreints.

Relire Les Suppliantes, relire Schérer, ou Derrida, lire chaque jour le compte des morts sur les plages, corps que les tournisses enjambent, cette information qui vient aussi par vagues plus ou moins échouées sur le vague récif d’actualités qui l’une après l’autre chasse la précédente pour que ne reste seulement l’écume, et encore, et penser aux cris des Suppliantes.

On voudrait cracher sur les frontières comme on crache dans la mer et sur les vagues : pour mêler nos salives aux respirations des bêtes sous l’eau, et qu’on en finisse avec les frontières, les miradors, les check-points, les centres de stockage. On voudrait des pays qui seraient des vagues au milieu de la mer. On a peu d’armes pour cela, on n’est rien d’autres qu’un corps de ce côté-ci des frontières que les gouvernants disent protéger. On ne veut pas être protégés – on voudrait plutôt être protéger de ces gouvernants-là. On relit lentement les phrases d’Eschyle pour être sûr de ne pas être du mauvais côté des mots aussi. On prend la force où elle se trouve, pour être moins résignés, et plus sauvages. On se forge pour soi et pour qu’elle soit reconnue de tous une voix barbare.

J’implore la terre montueuse d’Apis : comprends-tu bien, ô terre, ma voix barbare ?

Une voix qui serait des crachats dans la mer et des chants lancés par-dessus les frontières qui pourraient être des armes aussi.

Arnaud MAÏSETTI


Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.
Photographies : Marseille, 2016
© Arnaud Maisetti