Quand la télévision dirige nos émotions
Vous avez vu comment la télévision a "couvert" les attentats ? La question est : les médias qui rémunèrent des pigistes au clic ("scandale!"), et même au like ("Insupportable!") font-ils autre chose que de rémunérer des journalistes à l’audience? Comme le foot à la télé, l’émission d’analyse s’est approprié un mot complètement inapproprié, le "décryptage", pour grimer en observation de fond son survol prioritaire des "ressentis"... par les Cahiers du Football.
Il faut le dire tout net: la télévision n’est pas à la hauteur des événements. Elle croit, elle, que la bonne hauteur est celle de ceux qui vivent ces événements. Les caméras bougent avec ceux qui ont peur, traquent comme les indiscrets, insistent comme ceux qui ne pensent qu’à eux. Avez-vous vu ce cadreur suivre ces gens qui ne voulaient pas être filmés, sur la pelouse du stade de France?
Au point où elle en est, elle préfère même les documents des amateurs, ça fait plus vrai. "Envoyez vos témoignages", annoncent de plus en plus de chaînes et de radios, qui au lieu de jouer le rôle de filtre, se contente de faire le relais. Ce n’est pas nouveau: voilà quelques années que des journalistes se ridiculisent et méprisent leur propre légitimité en préférant que ce soit "des vrais gens", et non pas des professionnels dont c’est le métier, qui viennent sur les plateaux questionner les politiques. Une radio demandait hier aux gens de garder leur sang-froid; elle venait de tendre le micro à une femme annonçant des coups de feu dans le Marais.
La place à l'émotion
La mythologie derrière tout cela (la mythologie au sens de Barthes, c’est-à-dire l’histoire politique qui se camoufle derrière l’impression de naturel et de normalité), c’est la mythologie du spectacle. C’est la mythologie du triomphe de l’émotion et de l’immédiateté.
Qu’on laisse une place à l’émotion, c’est bien évidemment fondamental. Les journaux les plus sérieux proposent des photos poignantes. Mais qu’on en fasse la priorité? Qu’on n’accompagne pas les images de commentaires? Lorsqu’on est un média, aucune image ne "se passe de commentaire". Quel temps avons-nous passé à supporter, à souffrir les choix éditoriaux en attendant un peu d’info? Ils sont trop nombreux ceux qui préfèrent balancer du conditionnel frileux et lâche, qui permet à la fois d’insinuer et de se défausser en cas de non-lieu, ils sont trop nombreux ceux qui fabriquent des peurs et des rumeurs au lieu de dire: "Voici ce que nous savons, voilà ce que nous ne savons pas". Les gens auront peur ou pas comme des grands, vous savez.
On ne parle que de foot, sur ces pages – mais le foot a valeur métonymique. Quand les cadreurs des matches ne veulent plus que de l’émotion en gros plan et du montage nerveux, ils sont une partie du tout des chaînes d’info en continu. Les monteurs des résumés des matches de foot mettent des musiques pour nous dire ce qu’on doit ressentir, exactement comme les chaînes d’info en continu veulent nous faire pleurer en donnant "toute sa place" à cet individu qui a cru bon de descendre avec son piano jouer du John Lennon. Mais on n’a pas besoin que la télé nous dise quelle émotion éprouver. Et cette chanson de John Lennon, peut-être qu’on la hait. Que la télévision nous dise en priorité les faits. La fameuse règle des cinq W, "who did what, where and when, and why?" n’intègre pas l’enjeu de commander ce que le spectateur doit éprouver. Médiatiser n’est pas compatir.
Émus comme en Amérique
Les gens n’ont pas besoin de la télé pour être émus. Ils le seront, comme ils voudront l’être, s’ils sont concernés, et s’ils sont informés. Vous vivez, chers journalistes, dans un monde on l’on vous remplace petit à petit par des gens qui ne sont pas du métier. La question est : les médias qui rémunèrent des pigistes au clic ("scandale!"), et même au like ("Insupportable!") font-ils autre chose que de rémunérer des journalistes à l’audience? Comme le foot à la télé, l’émission d’analyse s’est approprié un mot complètement inapproprié, le "décryptage", pour grimer en observation de fond son survol prioritaire des "ressentis".
La médiatisation du foot, pour finir, aime le mauvais cinéma américain: elle fantasme de filmer comme lui, elle est polarisée par les duels manichéens, et, fait nouveau, elle souligne toute la "grâce" du moindre motif religieux, elle cadre en gros plan, sans le discuter, les joueurs qui affichent sur un bandeau qu’ils "love" je ne sais plus lequel des trois. De même, il faut désormais "prier pour Paris", et regarder comme ils sont mignons tous ces pays bleu blanc rouge qui prient pour nous, avant de retrouver les deux invités qui ont été choisis précisément parce que leur polémique (du grec polemos, guerre) sera dynamique et télégénique – et pas commentée.
Nous sommes désormais toniques, cool et émus comme en Amérique, grâce au joli travail de fond de nos médias. L’Amérique, dont on reprend sans trembler les commandements, et notamment ceux de Benjamin Franklin: "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux." Le saviez-vous? La citation n’est pas tout à fait correcte, il ne parlait pas des libertés individuelles – et peut-être que lorsqu’il parle de liberté, il pense notamment au port d’arme ? Les télés se tairont sur ce point-là, il est vrai que ça demande un peu de travail de nous informer en creusant les faits.
Gilles Juan, le 17 novembre 2015
Les Cahiers du Football - Magazine de foot et d'eau fraîche
N&J : Eh oui, on l'a déjà dit ici, en publiant un article sur "Red Or Dead", le livre de David Peace sur le Liverpool FC, mais on peut le redire encore plus sereinement après avoir découvert cet article publié par le meilleur magazine en ligne sur le football - et que nous rêvons, depuis le début, de faire s'exprimer sur le football dans le quotidien - il n'y a que les imbéciles qui croient que le football rend idiot.