Un mois en Cisjordanie : dire la souffrance d'un peuple qui essaie de continuer à exister

Fresque de Banksy sur le mur de séparation. Centre international Olof Palme

Après plus d'un mois en Cisjordanie et un bref passage en Israël, je ne peux pas m'essayer à ce qu'on appelle la neutralité au sujet de la situation Israélo-Palestinienne. Il m'est difficile de comprendre en quoi soutenir la Palestine serait un choix biaisé par de quelconques motivations,croyances, ou origines et pas juste du bon sens.

L'illégalité, l'oppression et les violations du droit international de la part d'Israël sont présentes chaque jour sous vos yeux ainsi que l'humiliation et la souffrance d'un peuple qui essaie de continuer à exister. Cependant, rappelons que critiquer la politique israélienne n'est pas antisémite et qu'il serait malvenu de faire un amalgame entre la judéité et un état assassin. Judith Butler, philosophe américaine issue d'une famille juive commence son livre ainsi : “Ce qui a commencé comme un livre cherchant à soumettre à la critique la proposition selon laquelle toute critique de l'Etat d'Israël serait en fait antisémite est devenu une méditation sur la nécessité de séjourner auprès de l'impossible”. On lira également cette phrase : « Si je parviens à montrer, en outre, qu'il existe des valeurs juives de cohabitations avec le non-Juif, valeurs qui font partie de la substance éthique même de la judéité diasporique, il sera aussi possible d'en conclure que les engagements en faveur de l'égalité et de la justice sociale ont été partie intégrante des traditions juives laïques, socialistes et religieuses. » {Vers la cohabitation - Judith Butler}

Le monde parle d'un conflit, les palestiniens parlent d'une lutte. Ils vous diront qu'un conflit est composé de deux entités qui s'opposent à armes égales et ce concept est bien loin de leur réalité. Remontons à ce que l'on a appelé «la Nakba» (en français «la catastrophe») en 1948. Plus de 800 000 palestiniens furent expulsés par l'armée et forcés de quitter leurs villages, ce après quoi, en décembre de la même année, le Conseil de Sécurité des Nations Unies adoptera la résolution 194 qui permettait que les réfugiés qui le désiraient pourraient retourner dans leurs foyers ou être indemnisés de leurs biens si ils décidaient de rester dans l'endroit où ils avaient récemment fui. 71 ans plus tard et environ 35 résolutions non respectées par Israël, c'est plus de 5 millions de réfugiés, sans compter ceux non enregistrés auprès des nations Unies, qui vivent en Cisjordanie, à Gaza, au Liban, en Jordanie et en Syrie.

La situation géopolitique de la Palestine est complexe au quotidien pour tout palestinien, mais elle l'est encore plus pour les réfugiés. En Cisjordanie, les camps sont surpeuplés et sont la première cible d'Israël sous n'importe quel prétexte : entraînement de l'armée, intimidation et pression constante, tir à balles réelles, vol des ressources en électricité et en eau, bien que ce dernier point soit aussi valable pour le reste du territoire.

Provisions d'eau sur les toits d'habitations palestinienne en cas de coupure par Israël. Sous réserve que les soldats ne tirent pas dessus pour passer le temps. Consommation d'eau des Israéliens par jour : entre 270L et 400L. Consommation d'eau des Palestiniens par jour : 50L et 70L.

À cela s'ajoute la difficulté qu'on les palestiniens à circuler, et ce, à l'intérieur même des territoires palestiniens ou de la Cisjordanie. Le mur de béton militarisé qui enferme la Cisjordanie peut à tout moment être complètement fermé et alors emprisonner un peuple entier.

Il y a au sein des territoires palestiniens trois zones :
- La zone A qui est sous le contrôle civil et militaire palestinien et englobe les grandes villes, à l'exception d'Hébron, qui est en partie contrôle de l'armée israélienne.
- La zone B qui est sous contrôle civil palestinien et sous contrôle militaire conjoint israélo-palestinien et comprend essentiellement des communes rurales et des villages.
-La zone C qui est la seule bande de terre continue, et se trouve entièrement sous contrôle israélien, tant au plan civil que militaire. Ces territoires se composent avant tout de zones peu peuplées, de villages palestiniens et de colonies israéliennes.

Ceci n’est pas la photo d’une prison, juste ce que doivent endurer tous les jours les palestiniens dans leur propre pays. Des travailleurs palestiniens attendent à un check point à la barrière de sécurité, dans la ville de Bethléem, en Cisjordanie, le 23 août 2010 (Crédit : Najeh Hashlamoun/Flash 90)

Malgré ces semblants de limites, la seule règle qui compte vraiment est que l'armée israélienne se donne le droit d'agir comme elle le souhaite et ou que ce soit, sous prétexte d'un état d'urgence qui dure depuis 1948. Plus précisément, en ce qui concerne la non- liberté de circuler des palestiniens, les conditions ne sont pas exactement les mêmes pour tous. Pour ceux qui possèdent un passeport palestinien, l'entrée en Israël leur est totalement interdite sauf si une demande d'autorisation spéciale est faite auprès des autorités israéliennes, mais comme vous pouvez l'imaginer ce n'est pas chose simple. Cela implique que si ils doivent se rendre quelque part par voies aériennes par exemple, il leur faut passer par un autre pays pour entrer comme pour sortir. Sans compter les difficultés à obtenir des visas.

Cela implique aussi pour la plupart d'entre eux, qu'ils ne verront jamais la mer dans leur propre pays puisque le littoral est maintenant considéré comme appartenant à Israël. Malheureusement, les seuls palestiniens qui connaissent la mer sont les Gazaouis, eux sont entassés et bloqués sur la minuscule bande de Gaza qui est un des territoires les plus denses au monde avec plus de 5000 habitants au km2. Eux ne peuvent pas sortir du tout.

De leur côté, les palestiniens de Jérusalem-Est n'ont pas de passeport, mais une carte de résident qui leur permet de se rendre dans les territoires occupés et vivre à Jérusalem. En revanche, il leur est très compliqué de se déplacer a l'international, puisqu'ils ne sont considérés ni Israéliens ni Palestiniens, et n'ont ni nationalité ni passeport.

Ensuite, à l'intérieur même de la Cisjordanie, fleurissent partout des checkpoints. Entre les villes, voire entre les rues, comme à Hébron, ils servent à contrôler 24h sur 24 les allers et venues de la population palestinienne et sont souvent très longs à passer. Passer un checkpoint a l'intérieur de la Cisjordanie peut se passer de différentes manières. Par exemple si vous êtes en voiture, elle peut être fouillée de fond en comble par des soldats armés de la tête aux pieds et on vous demandera vos papiers ou vous allez et pourquoi etc. Peu importe si une femme est sur le point d'accoucher dans la voiture, si vous êtes un touriste ou simplement pressé, mieux vaut prendre son mal en patience et se préparer à attendre une vingtaine de minutes ou plusieurs heures selon les circonstances.

Interview de Yazan :

Yazan me retrouve sur un toit de Bethléem, il est 11 heures tapantes et la vue sur la vallée est dégagée. Pourtant, il est dur d'y laisser son regard s'y perdre car, posée là comme un monstre au milieu de votre chambre, une colonie se dresse sans aucune gêne dans le paysage. Encerclée par un mur militarisé dans la Cisjordanie déjà encerclée par un mur militarisé, celle ci est reconnaissable car les maisons y sont toutes parfaitement alignées, construites de sorte à avoir vue tout autour et surplombent la colline.

Les colonies sont quasiment toutes édifiées sur ce modèle là. Détail qui ajoute du charme et qui nous indique dans quel état d'esprit sont les colons : de grands drapeaux d'Israël flottent à leurs fenêtres. Ils semblent donc assumer fièrement de violer la convention de Genève : « (...) La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d'une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. »

Revenons à Yazan qui sort d'un cours de Dabké, la danse traditionnelle locale qu'il enseigne aux enfants et adolescents dans plusieurs structures. Même si la dureté de son regard nous incite à supposer autrement, Yazan a à peine 22 ans et vit dans le camp de réfugiés de Dheisheh depuis toujours. Son grand père lui, est originaire de Khulda, village qu'il a été forcé de quitter en 1948. En dehors de l'enseignement aux jeunes, Yazan est élève à l'université de Bethléem où il étudie le droit international. Il me dira plus tard qu'il a choisi cette filière car il « ne croit pas au droit international » et qu'il avait besoin d'être convaincu.

À quel moment as-tu pris conscience que ton quotidien ne ressemblait pas à celui des autres enfants à travers le monde ?

Je crois qu'aussi longtemps que je me souvienne j'ai été conscient que ma vie était politique et anormale. Avec nos regards d'enfants, nous voyons tout, même si nous ne savons pas tout de suite le pourquoi du comment, mais quand des soldats armés jusqu'aux dents entrent dans votre école maternelle régulièrement, nous posons des questions et nous savons très vite ce qu'ils représentent. De plus, nous apprenons l'histoire de notre pays à l'école et nous savons très jeunes ce qu'ont vécu nos parents et grands-parents.

Je tiens énormément à ce que les enfants d'aujourd'hui restent conscients qu'ils ne viennent pas d'ici, de ce camp. Quand j'ai de nouveaux élèves dans mes cours de Dabké je demande toujours aux enfants d'où ils viennent, c'est important car Israël veut que nous oubliions notre histoire et penchions peu à peu dans l'acceptation de cette situation comme si elle était normale. La résistance commence ici, dans notre force à ne pas oublier, à ne pas accepter.

Selon toi, le peuple palestinien est-il unanime quant au sort du pays et à la cause a défendre ?

Je pense que les classes populaires sont les plus politisées puisqu'elles sont en première ligne en ce qui concerne l'oppression et la vive au quotidien. Comme partout d'ailleurs. Après, j'ai l'impression que la situation profite à une partie de notre classe bourgeoise puisque certains ont de bons emplois et salaires grâce à des postes aux Nations Unies par exemple, ou dans des ONG et que donc, oui, ces gens sont tous d'accord pour dire que nous voulons la Palestine libre, en revanche leur situation étant (faussement) confortable ils sont peut être moins pressés que d'autres ou moins radicaux dans leur façon de penser les modes d'actions concernant la libération de notre pays. Il en est de même pour nos partis politiques ou quelque mouvement nationaliste que ce soit. Chacun a ses intérêts, chacun veut la Palestine libre, mais ils ne sont pas d'accord sur la façon d'atteindre ce but. Le Fatah par exemple veut rester totalement pacifique tandis que le Hamas croit en la résistance armée. Pour ma part, je ne fais partie d'aucun mouvement ou parti, mais je suis prêt a soutenir quoi ou qui que ce soit dont le but est de défendre la Palestine, même si j'aurais des commentaires a faire sur les méthodes de chacun. Mais moi, je n'ai plus rien à perdre.

Mais justement, un parti religieux comme le Hamas, considéré comme terroriste par plusieurs états n'est-il pas un problème ?

Effectivement, je ne suis pas pour un parti religieux, mais j'ai envie que le monde nous laisse notre autonomie et nous laisse régler nos problèmes sociaux et politiques entre nous. C'est notre vie politique, notre évolution. En attendant, je ne me peux m'empêcher de penser qu’au moins, à Gaza, où le Hamas a gagné les élections, les colons ont déménagé car ils avaient peur. Pas comme ici (en faisant allusion à la colonie qu'il voit depuis l'endroit où nous sommes).

Que penses-tu des luttes dans les autres pays ? T'intéressent-elles ?

Bien sûr, par exemple je suis ce qu'il se passe au Soudan et cela me donne de l'espoir car je vois un peuple uni avec un seul et même but et je ne pense pas que la Palestine puisse se libérer toute seule. Je crois qu'il faudrait que tous les pays arabes et aux alentours soient libres pour que nous puissions unir nos forces contre ces systèmes, oppresseurs, corrompus et colonialistes. Par contre, au début de la révolution syrienne, j'étais très admiratif de l'union du peuple et du nombre de personnes dans la rue mais par la suite les choses ont mal tourné et j'ai été très déçu...

Quelle serait la solution idéale pour tout le monde en Israël et en Palestine ?

C'est très simple, que les Israéliens retournent d'ou ils sont venus ! Moi, palestinien, je ne bénéficie pas de mon droit de circuler librement, eux le peuvent, et en plus de ça, quasiment tous les Israéliens ont deux passeports et pourraient vivre ailleurs. Ils viennent d'Europe, des Etats Unis etc, qu'ils y retournent. Ces gens ont choisi de venir vivre ici et voler nos terres, nous coloniser au détriment de notre liberté et de bien des droits fondamentaux, en quoi cela est il juste ?

Contrairement à nous, ces gens ne sont pas des civils, ce sont tous des soldats. Nous palestiniens, faisons tout avec peu de moyens pour éduquer nos enfants de la façon la plus juste possible. Dans chaque ville, dans chaque camp de réfugiés, vous trouverez un centre culturel pour les jeunes construit par leurs aînés, vous trouverez des peintures qui expriment l'oppression, l'injustice et la situation et oui, peut être trouverez vous des enfants qui savent comment jeter des pierres mais, lequel des deux peuples est civilisé quand on sait que les enfants israéliens sont entraînés à manier les armes dès leur plus jeune âge et que c'est légal ?

On leur inculque des idées comme celle qu'ils tomberont peut être un jour devant un palestinien qui sera forcément un terroriste et qu'il faudra alors être assez entraîné pour lui tirer dessus. Quelle sorte de parent apprend ceci à son enfant ?

En tout cas cette situation n'est plus tenable et ne l'a jamais été, je voudrais juste que ma famille et moi retournions dans le village que mon grand-père a quitté. Je voudrais que le monde voie et dise la vérité haut et fort sur ce que nous subissons.

Je voudrais me déplacer librement, ne pas devoir rater des jours a l'université car j'ai oublié ma carte d'identité pour passer le checkpoint. Je voudrais que cette situation arrête de passer pour quelque chose de normal. Ce n'est pas normal de perdre deux membres de sa famille en moins d'un an. Ils avaient quinze ans et des snipers ont tiré... Quelle menace représentaient-ils pour Israël alors qu'ils marchaient dans le camp ?



Shanti Mouget, le 20 septembre 2019

Source Le Monde Diplomatique