Le cinéma des oreilles de Nanni Moretti
Ce qui se passe au cinéma lorsqu’un personnage chante sur la chanson qu’il écoute : une somptueuse investigation d’une bizarrerie significative avec l’aide des films de Nanni Moretti.
J’ai reçu Pierre Sky à mon cabinet pendant à peine un an. Il venait trois fois par semaine, conduit sur le divan par une inhibition récurrente à écrire, et à écrire en particulier le livre que vous tenez aujourd’hui en main. Il m’en a confié le texte juste avant son suicide, en juin 2015, en me demandant de lui trouver un éditeur.
C’est par ces « Quelques mots sur l’auteur » que Sébastien Smirou introduit l’ouvrage posthume de Pierre Sky, publié chez Marest en 2019, ouvrage qui sera accompagné peu de temps après par le « Pierre Sky » qui lui est consacré chez le même éditeur.
Ce n’est pas la guerre qui me tue. Ce n’est pas le cinéma non plus. C’est moi. Je voudrais pourtant pouvoir imiter ces soldats. Pas pour jouer bêtement les héros mais pour éviter de mourir absolument passif. Je voudrais discuter d’une stratégie de franchissement de ma rivière à moi, qui est donc faite d’images et de sons, et je voudrais le faire avec vous qui me lisez. Je crois possible, finalement, de détromper Godard, de baisser le son d’ambiance pour vous donner à entendre une voix singulière. Cette voix, qui prend sa source dans le temps même du désespoir godardien et s’inscrit donc aussi dans ma naissance, c’est la voix de Nanni Moretti. Je devrais dire « l’une des voix de Nanni Moretti : sa voix chantée.
C’est bien en toute connaissance de cause que Pierre Sky sous-titre son bref ouvrage « Fonctions de la chanson dans les films de Nanni Moretti », avant de nous offrir cette glose sublime et joueuse (sous son masque de sérieux imperturbable – on se souviendra sans doute, chez le même éditeur, de l’exercice hautement improbable et réjouissant réalisé par Luc Chomarat et son « Les dix meilleurs films de tous les temps »). Le concept même de chant-contre-chant, forgé par l’auteur pour l’occasion et pour l’exploration, est relativement complexe, avec ses distinctions parfois subtiles vis-à-vis de la simple présence de chansons, en toile de fond ou bien interprétées en direct, dans tel ou tel film : il faut qu’un ensemble de conditions soient réunies pour que cette mécanique bien particulière apparaisse d’abord, et puisse fonctionner ensuite. En annexe, Pierre Sky en recense cinquante occurrences, qu’il considère comme références, parmi lesquelles on trouvera en effet trois films de Nanni Moretti (« La chambre du fils », « Palombella Rossa » et « Aprile »), mais aussi, par exemple, deux films de Keenen Ivory Wayans (« White Chicks » et « Scary Movie 2 »), un film de Sam Mendes (« American Beauty » – avec deux occurrences distinctes en son sein), de François Ozon (« Une robe d’été »), de Christophe Honoré (« Dans Paris »), de Guillermo del Toro (« Hellboy 2 »), de Michael Cimino (« Voyage au bout de l’enfer »), de Pedro Almodovar (« Attache-moi »), de Gus van Sant (« My Own Private Idaho »), ou encore de Quentin Tarantino (« Reservoir Dogs »).
Pour conduire son investigation à propos du chant-contre-chant, et donc parvenir à saisir pour nous ce qui se passe lorsque, pour prendre mon exemple préféré dans tout l’ouvrage, Nanni Moretti chante le « I’m on fire » de Bruce Springsteen, dans « Palombella Rossa », Pierre Sky s’appuie sur une construction théorique relativement sophistiquée, où Adorno et Eisler jouent leur rôle, où Kierkegaard est malicieusement détourné à propos de la notion de reprise, où Aldous Huxley fait une roborative apparition, où Gilles Deleuze rappelle subrepticement le corps et le cerveau du cinéma moderne, mais où resplendissent plus encore le Peter Szendy de « La philosophie dans le juke-box », le Serge Daney de « L’exercice a été profitable, Monsieur », ou encore le Roland Barthes de « L’obvie et l’obtus » et du « Bruissement de la langue », tandis qu’autour des minutieuses analyses portant sur Nanni Moretti, le « Jazz Singer » de 1927, les films de Jacques Demy et les télé-crochets, sous leurs formes ancienne et contemporaine, jouent les adroits sparring partners.
Ke CCC repose sur cette tension entre un monde « populaire » et un monde « élitaire ». Lorsqu’il survient, il agit comme hors du temps du film et, réussi, il installe précisément une forme d’éternité dans nos lèvres et dans nos yeux. Chez Moretti, l’exemple typique du phénomène est à chercher dans Palombella rossa. Nous sommes en pleine partie de water-polo et, entre la rumeur du public autour de la piscine et les consignes de jeu que l’entraîneur (Silvio Orlando) hurle à ses joueurs, le niveau sonore est très élevé. C’est le moment que choisit Moretti, comme s’il était la conscience de la chanson à venir, pour se lever du banc des remplaçants et demander à son entraîneur : « Et moi ? Et moi, je rentre quand ? » Le plus jeune joueur de l’équipe appuie alors sur le bouton play d’un radiocassette (tout bruit, toute action s’en trouvent suspendus) et fait ainsi entrer en scène le très suave I’m on fire de Bruce Springsteen. Nous le chantons bientôt intérieurement avec l’enfant, puis avec l’entraîneur qui le profère joyeusement. Très grande décharge sensorielle, jusqu’aux larmes, comme si l’eau de la piscine elle-même nous débordait. Et la partie de water-polo reprend.
Si l’on ajoute à ce matériau minutieux et hautement spéculatif (je vous laisserai bien entendu découvrir les conclusions de Pierre Sky quant à ce que le CCC – le chant-contre-chant – effectue en nous lorsqu’il se produit, in fine) la remarquable préface (« Éloge du contrepoint ») signée par Thierry Jousse, on obtient en effet un véritable cadeau, un cheminement presque magique dans l’âme du cinéma d’hier et d’aujourd’hui, cheminement aussi réjouissant qu’il semblait improbable de prime abord.
Pierre Sky avec Thierry Jousse (Préface) et Sébastien Smirou (Introduction) - Chant-contre-chant - Marest Éditeur,
Charybde2 le 14/012/19
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