Entre vertige et assurance, l'ombre d'Erik Satie, la guitare funambule de Mocke

Mocke, « quel est ton parcours ? » pourrait être la première question d’un journaliste curieux pour une interview du musicien aujourd’hui (re)connu dans le milieu somme toute restreint des guitaristes français sortant un troisième album solo de musique instrumentale. 

Mais il s’agit en fait du premier titre de l’album Parle Grand Canard qui sort le 20 novembre. Un album de musique instrumental donc, un OVNI, plus alienesque et aliénant que jamais, plus mystérieux et plus étonnant encore que les deux précédents.

Si Mocke nous emmène depuis toujours vers des univers où ses mélodies ne sont jamais linéaires, jamais vraiment évidentes et pourtant entêtantes, il faut avouer qu’ici, l’artiste décide de dépasser d’un cran son génie rock décharné et loin d’être désincarné, bien au contraire.

De la chair, il y en a, pas forcément autour d’un os à ronger, mais plutôt de la chair d’ange, de la peau délicate, frissonnante, de la chair de poule (de canard).

Restons sur le morceau qui ouvre l’album justement : 14 minutes d’une bande originale qui commence et se termine par la même mélodie, une boucle où viennent s’agréger des contre-chants avec divers instruments dit classique. Des bois, des cordes, un piano… par touche, subtile, qui tergiversent, nous baladent d’un univers à un autre : parfois inquiétant, parfois doux, parfois enjoué, le morceau ne prend jamais la forme que l’on croit qu’il va prendre.

Un parcours iconoclaste donc, pour un morceau-fleuve, loin d’être tranquille.

Il y a dans ce titre, et dans l’ensemble de cette œuvre, une lumière qui éclaire le travail du Monsieur, une lumière lunaire, croissante et décroissante, croissante et rasante, en ligne de fuite vers des horizons plus ambitieux, céleste, stratosphérique. On décloisonne, on dé-formate la musique, on l’a fait dépasser le mur des sons. Radicalement, on franchit les espaces, on ne s’empêche aucune direction, sans aller dans tous les sens pour autant, on se laisse plutôt porter par les hasards.

Les hasards sont sans doute les plus belles choses qui peuvent arriver en musique. Une dissonance devient pure thème envoutant, une suite d’accord descendant, l’ascenseur à prendre au-delà du plafond de verre fait parvenir à « L’assiette sociale ». Deuxième morceau de ce voyage intersidérant, une sorte de thème que ne renierait pas Dany Elfman en plus enchanteur, plus enchanté et tout aussi imprégné des grands rêves où l’inanimé se met à vibrer des résonances magiques. On s’en pourlèche les babines, sans demander son reste…

En oubliant presque « La part du chien »…

Une guitare désaccordée (vraiment ?) Pour tomber d’accord sur le basculement de cet album vers un geste quasi martien, ovni sonore où la peur n’éviterait pas le danger… comme celui de se frotter à une musique concrète, réelle, tout en faisant de l’œil pour la conclusion à un Bernard Herrmann heureux d’en être.

Difficile à partir d’ici, de jouer à une description des partitions sans sombrer dans des raccourcis où les mots ne pourraient faire entendre le plaisir savoureux de suivre Mocke dans ses pérégrinations à la Satie. Car je l’avoue, je devais commencer ce papier en parlant d’Erik Satie. Impossible de me décoller de cette référence lorsque j’ai fini la première écoute de ce troisième opus. Je trouvais que cela résumait bien ce plaisir non feint qu’à le guitariste pour donner des titres incroyablement délirant à ses morceaux et ce depuis le premier album solo. Et comme toujours lorsque je dois écrire une chronique, plus j’écoute l’album et plus je fais des associations. Se présentent alors des images qui habillent mes sensations. Et les mélodies de Satie ont de cette mélancolie chaleureuse, généreuse malgré un dépouillement certains qui emmènent vers un imaginaire sinon égale à l’incongruité des titres, au moins à l’interpellation, pour ne pas dire à « l’intrappellation » des mots aussi dingues qu’insensés.

C’est toujours dangereux les références, les associations, les références d’artistes pour rapprocher d’autres artistes. Quand elles sont précisément les références assumées, cela fait plaisir, cela raconte l’histoire du musicien, ce qu’il est et la direction de son travail. Une meilleure appréhension. Mais lorsque ce n’est pas le cas, lorsque c’est une référence sensible, c’est une projection de l’auteur du papier et elle doit être argumentée.

Lorsque j’ai découvert Satie, c’est sa musique qui est venue me bousculer dans mes habitudes. Des mélodies qui éveillent les sens tout en les troublant. Le trouble. Le flou tout en étant très précis. Une ambiguïté équivalente entre la musique et les titres. Quelque chose de sérieux mais sans se prendre au sérieux.

Lorsque j’ai découvert Mocke, tout d’abord avec Holden, et en particulier l’album Chevrotine, j’ai vécu les mêmes sensations : Comme si j’avais toujours écouté ces mélodies non linéaires, changeant de tonalité comme de chemise, au col toujours déboutonné. Comme si le paysage que je parcourais me rendait tout aussi curieux et aventureux qu’inquiet et prudent. C’est cette entre-deux que travaille ce guitariste. Cette singulière fragilité, ce funambule équilibre entre vertige et assurance. Peut-être est-ce qu’il y a de plus jazz en lui. Presque coltranien (tiens une autre référence). Une liberté pure. Une audace. C’est ce qui fait œuvre chez Mocke, cette non linéarité. Ça dérange, ça bouscule, ça met le bazar dans nos habitudes mélodiques.

Soyons donc clair, sortir un album instrumental en France est une saine folie par les temps qui courent autant qu’une preuve d’amour faite au disque, à l’objet disque (sans jeu de mot mais avec un clin d’œil assumé au label du même nom), celui qui nous ramène à un temps confiné par choix, dans nos chambres adolescentes, où dans un rite quasi mystique, nous prenions le temps d’observer la pochette, de sortir le disque, de le poser sur la platine et déclencher le bras au diamant qui faisait ce bruit religieux de départ et nous promettait un voyage immobile instantané. Alors nous écoutions la musique en scrutant tous les détails de la pochette. Celle de Mocke est imaginée par Brest Brest Brest (qui n’est pas breton) et met en abime sa propre pochette 3 fois, kaléidoscope sémantique et abstrait qui se déchiffre et se lit que lorsque l’on prend le temps, une peu, beaucoup. 3 images tournantes sur elles-mêmes, 3 mots pour le titre du troisième album…

Bol extrait de l‘album l’Anguille 2014

De temporalité il est question aussi dans cette œuvre monde de Mocke, puisque les 34 minutes de l’album passent vite et l’on n’est pas certains d’avoir saisi toute l’ampleur des espaces qu’ouvrent le disque. Alors on y revient… et là…

Ça casse trois pattes à un (grand) canard ! Ça le fait discourir et plutôt bien, sans bla-bla, ça le fait raconter son histoire invraisemblable : comme il est parfois le vilain de l’histoire, parfois le cygne du chant et vice versa, parfois celui qui survole la production musicale en cancanant avec élégance sans prétention, mais avec fierté en rapport à son plumage et à son ramage. Bienheureux le chasseur désarmé, le cul dans l’herbe fraîche, qui saura l’écouter !

Richard Maniere le 20/11/2020
Mocke - Parle Grand Canard - Objet Disque label

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