La révolte de Pierre Lafargue contre l'appauvrissement programmé du langage
La vigueur caustique d’une écriture déchaînée pour pourfendre la destruction du langage par de bien piètres animateurs de cadavres et autres faussaires à envies de domination.
Celui qui boudera ici son plaisir sera réputé mal inspiré, il ne sera reçu nulle part, parmi tout ce qui déplaît aux femmes son nom brillera d’un éclat fatal. Les mouchoirs que le vent des adieux agite dans l’air saturé de regrets ne bougeront pas pour lui dans le grand parc ni sur le seuil des robes. Pourtant il voudra répondre à ce qu’il croira voir, et son ridicule sera le comble. Seul à ne pas connaître sa disgrâce, il continuera de s’estimer, de faire le compte de ses qualités, et de jeter un œil méprisant sur la clef rouillée dont il s’obstine à ignorer qu’elle ouvre chaque porte de bronze.
Moi dont la vie est toute de pourpre, et qui ne lève pas un doigt sans que les royaumes ne retiennent la vaisselle dans le rond de leurs bras, je connais ce genre de mauvais hommes sur le chemin desquels on a raison de cracher des glaires glissantes, et je n’ai pas de parabole pour empêcher qu’ils soient mal accueillis dans les maisons que des chiens gardent, pelés.
Dans les jardins parcourus de statues, la mousse ne salit pas l’œuvre des hommes, le lierre ne disjoint pas les pierres des palais, la pluie ne creuse pas de rigoles le marbre. Celui qui se promène au bras de sa chimère forme avec elle des projets qui reçoivent immédiatement un commencement d’exécution ; celle qui soigne un oiseau dont l’aile est brisée marche plus légère dans l’allée aux chèvrefeuilles ; celle qui aimerait danser soudain voit devant elle un bal où l’invitent des princes ; à celui dont l’esprit est une montagne, on offre des paliers pour qu’il soit, sans d’inutiles fatigues, la plus haute montagne.
Tout est grand, tout est si grand. Le coeur qui répète la musique de ses ancêtres ne la trouve plus monotone. Il remet ça. Les huîtres de la mer sont mangées avec l’appétit des crabes qui exigent que toute chose soit perlière. Monde crabique ! Hommes crabeux ! L’exposé des sagesses orientales, s’il fait bâiller un peu derrière une main fine, est salué d’un murmure flatteur mais les acclamations, qui sont une autre chose, vont ailleurs : à de très considérables polyphonistes.
Des poèmes plus étonnants que la fortune d’Alexandre se présentent en personne aux lieux préparés à des surprises moins habillées. Je ne dis pas qu’on ne leur refuse pas l’entrée, mais cela n’a pas l’air de les empêcher de se retrouver au grand Centre de tout. Le premier moment de stupéfaction passé, le deuxième ouvre lui aussi une bouche grande comme l’ode qu’elle ne chante pas. Les poèmes en profitent et s’enfoncent comme une poire d’angoisse dans l’espace découvert par les mâchoires bien dentées. Le chemin qu’ils empruntent ensuite pour descendre irrite quelque peu ce toboggan, mais les tulipes qu’ils y plantent sont de bien jolies végétations. Ils remontent peu après et si je puis exprimer ici mon avis, je dirai que nous sommes allés si loin pour un résultat un peu plus que potager. Les fleurs de toutes sortes s’emballent d’être liées de si près, et la bouche, en laissant passer ce bouquet, émerveille les yeux ; quant aux oreilles, elles sont impatientes du concert qui accompagne les prodiges. J’apporte les cuivres, c’est ma fonction puisque c’est mon talent. Le tout est de les faire sonner de manière à stupéfier l’univers et enseigner les anges. Ce n’est pas la chose difficile parmi les suprêmes, et je m’en acquitte comme je mettrais un disque. C’est dire si, n’étaient les pistons, je pourrais me faire les ongles tout en présentant le ciel sur un plateau. Les choses, leur mollesse est extrême. Le goût qu’on en a est vif. C’est assez inquiétant. C’est gouffre et tout. L’homme doué pour la vie ne l’est pour rien d’autre. Je le repousse un peu du bout de la canne, il tombe comme un rien. Et ces quelques vertiges viennent à point nommé pour faire pencher la balance des uns sur le fléau des autres et le fausser le plus justement du monde.
Ce texte publié chez Verticales en 2008 me semble, à la relecture, tout à fait clé pour saisir, en se réjouissant royalement, le processus de patiente élaboration aussi érudite que rigolarde qui conduit Pierre Lafargue de son « Mélancolique hommage à Monsieur de Saint-Simon » (1993) à son exceptionnelle « Grande épaule portugaise » (2020). « Ongle du verbe incarné » propose une éclatante démonstration, en écriture et en action, de ce par quoi le bonheur des mots peut arriver. Oscillant à l’envi entre une mise en scène furieuse de la possibilité de la morgue et de l’arrogance et un vertige de la quête de gloire (« J’aime à faillir ainsi à l’efficace que je me promets »), jouant des échanges de sens soudains introduits par les allitérations et les assonances, pouvant mêler lorsque nécessaire l’entendement spinoziste au charme médocain de Pauillac, mobilisant un foisonnement langagier toujours orienté que ne renieraient sans doute non plus ni le Christian Prigent des « Enfances Chino » ni le Jules Vipaldo du « Banquet de plafond », le texte nous entraîne dans une guerre du faux, à mener d’urgence, comme auraient pu le dire aussi bien Umberto Eco que D’ de Kabal, contre celles et ceux qui déforment le langage, anéantissent sa beauté et recyclent son pouvoir pour conduire leurs piètres manipulations : « En voilà des considérations de stage force de vente avant le saut à l’élastique ! ». On peut lire aussi la superbe chronique de Richard Blin, dans le Matricule des Anges, ici.
INTERLUDE EN FORME DE SAYNÈTE REPOSANTE AVANT LES CHOSES SÉRIEUSES
Sitôt la tête souple du cheveu mise à l’air des toits de Paris, tu bondis avec toute la gaieté de ta jeunesse entre les fines cheminées dont quelques-unes s’écroulent de rire. Il arrive qu’on déplore que Jean-Paul Belmondo ne t’ait pas donné de leçons, mais on oublie bien vite ces réserves, et ta maladresse devient l’autre nom du charme. Les chats ne s’y trompent pas tous. Certains même s’essaient à aboyer sur ton passage, sans oser se frotter à tes jambes, de peur que tu ne les reconnaisses, comme si ta sagacité n’était pas autre chose qu’un danger. Chat mon ami, on ne s’étonne plus que tu ne sois pas le roi des animaux.
Il mettait son corps par-dessus la foule des choses ; pas un roi n’aurait défendu contre lui sa couronne. À moins de l’avaler comme on le fait d’un papier, pas un roi ne l’aurait gardée. Mais croit-on vraiment qu’il se serait contenté de couronnes volées, ou de fleurons tout ce qu’il y a de légal selon François Hotman ? Souvenons-nous, mes petits frères, qu’on n’est pas plus aimable que le formidable qui n’apprécie pas trop qu’on lui aplatisse le poil, et que la façon qu’ont certains de se tromper est vraiment délicieuse. Il y a de quoi rire ! La vie, si elle n’était pas cette rigolade, en serait une autre qu’on n’échangerait pas contre une troisième. Il n’existe pas, le poète sombre, dont le sérieux prouverait ce dont on ne se soucie guère.
Mais si, bondissant farcesquement encore au-dessus des cloches qui l’enchantent, l’ami de soi trébuche sur la tuile amie de nous, son aïe est reconnu de nos os qui relèvent la tête vers lui. Depuis donc l’accablement où nous rampons dans le méthane nous conjurons ce dieu dans l’air qui penche de n’être pas une bête de plus parmi les deuils. Alors ses ailes le ramènent à son règne qui ravit les toits, et tout.
Pierre Lafargue - Ongle du verbe incarné - éditions Verticales,
Hugues Charybde le 5/11/20220
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