En même temps ? De deux choses, pas l’une ! (Godard versus Macron)
À Adolfo Kaminsky,
le faussaire qui a œuvré pour la vérité.
1) Les Mondes parallèles ? Quoi en dire, quoi penser ? Une première idée a été le baroquisme au cinéma, avec ses séries divergentes et ses mondes incompossibles : revoir Joseph Mankiewicz, Raul Ruiz, Krzysztof Kieslowski, Alain Resnais, David Lynch avec les lunettes du Pli de Gilles Deleuze et ses relectures de Leibniz. Une deuxième idée a été l’hypothèse du multivers dans l’univers Marvel en guise de roue de secours d’une culture saturée. La troisième idée est la bonne, inopinée : « En même temps » d’Emmanuel Macron. Avec le discours du 17 avril 2017 à Paris-Bercy, l’inflexion rhétorique est une formule assumée, ce qu’il l’est moins est sa tournure idéologique.
2) « En même temps » est la locution adverbiale d’une position centriste censée satisfaire les électeurs de droite et ceux de gauche, détenteurs du capital et promoteurs d’une justice sociale redistributive. La formule est gentiment moqué par le film de Gustave Kervern et Benoît Delépine dans En même temps (2022) ; elle est l’emblème de l’homme d’État qui se serait émancipé des vieux antagonismes du siècle passé (Olivier Duhamel). Le legs est celui de Paul Ricoeur dont Macron a été l’assistant au moment de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (1999), et dont la philosophie consistait à ajourner la résolution ds synthèses en favorisant le tissage des liens sociaux sur fond de conflictualité. Un historien, Jean-Baptiste Gallen, a même montré que la paternité de cette position en revient à un ministre de Louis XVIII, Élie Decazes, à l’époque de la Restauration.
3) « En même temps » est la formule consensuelle d’une époque dissensuelle, elle tient à la fois du :
- « ninisme » (Roland Barthes, Mythologies, 1957) : ni un extrémisme (le communisme), ni un autre (le nationalisme). Équilibre et pondération libérale type, la conduite magique évacue tout antagonisme.
- de la dénégation (Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire, 1969) : « Je sais bien, mais quand même » : en même temps qu’on fait une politique de gauche ou de justice sociale, on fait en dernière instance surtout une politique de droite favorable au capital. L'euphémisation se veut aseptisation de la conflictualité sociale, elle est une neutralisation de la politique (Roland Gori).
- « De deux choses l’une » : la justice dans le marché ou le chaos (acronyme TINA, Thatcher)
4) Sauf qu’on est passé, à l’heure de la crise de consentement dont est victime l’hégémonie néolibérale aujourd’hui, du centrisme à l’extrême-centre (Pierre Serna, Tariq Ali, Alain Deneault). La gouvernance nomme la subsomption gestionnaire de la politique sous l’économie (Saint-Simon)
5) « En même temps » dit qu’il y a des mondes parallèles dans un seul système, celui de l’économie de marché. La formule ne peut cependant escamoter que les mondes parallèles se touchent à l’endroit de leurs antagonismes cachés. Ce qu’a montré Griffith avec A Corner in Wheat (1909) qui fixe les règles du montage parallèle, paysans et spéculateurs, en donnant une leçon d’histoire – des luttes des classes. Les contradictions ne sont plus des divergences à arbitrer, mais des antagonismes.
6) « En même temps » ? On répond : « De deux choses, pas l’une » ! L’expression est neuve et vient de Godard dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma (1980), prolégomènes québécois aux Histoire(s) du cinéma, suite des leçons données par Langlois au Conservatoire d’art cinématographique de Montréal en 1978. Claude Lévi-Strauss lui emboîte le pas quand, dans Le Regard éloigné (1983), il écrit : « Quand on dit de deux choses l’une, c’est pour dire la troisième ».
7) Les mondes parallèles sont pris dans des rapports d’images. D’un côté elles se ressemblent (l’imaginaire est mimétique), de l’autre elles dissemblent (le réel est celui de leur antagonisme), à la fin elles se donnent la main à partir de leur manque ou vide respectif (la relation est différentielle et symbolique, l’économie des images n’est plus celle de leur exploitation, mais du don-contre-don). L’épreuve du négatif est assumée en évitant l’amalgame fautif des comparaisons incomparables.
8) Saluer la mémoire de l’oncle Jean, c’est faire un trajet dans la compagnie de ses films et des moments choisis où les éléments hétérogènes, les images, sons, voix, textes, citations, nous arrivent « en même temps » afin de passer par l’épreuve critique de leur antagonisme : « de deux choses, pas l’une ». Alors les mondes parallèles sont des mondes d’images dont les rapports sont aussi des contradictions antagoniques, avant de se relever comme une poignée de mains, égales et amies.
1) Charlotte et son jules (1958) série des « Charlotte... » avec Eric Rohmer (Charlotte et son steak, Charlotte et Véronique). L’inspiration vient du Bel indifférent de Jean Cocteau après son adaptation par Jacques Demy (1957), mais en en inversant les termes (l’homme monologue, la femme se tait). Le film a été montré en avant-programme de Lola (1961). 16 mm., le tournage muet, avec Anne Colette. Godard double Belmondo. Le bricolage résulte de conditions matérielles limitées. La voix est aussi une forme de signature, Orson Welles faisait souvent ça. Figure duplice et divisée pour un exercice de ventriloquie ? La fiction passe par l’acteur, le documentaire par la voix de l’auteur.
2) À bout de souffle (1959) : Rue Campagne-Première (Raspail, 14e), Michel Poiccard et Patricia Franchini. Il meurt, elle lui survit : qui a trahi qui ? Le traître, figure godardienne. On finit avec le regard-caméra de Jean Seberg, il revient de Bonjour tristesse (1958) d’Otto Preminger d’après François Sagan. Sur et sous la communication : au-dessus de la ligne, le sens d’une dernière parole perdue (« dégueulasse ») ; en-dessous du filet, un geste du pouce sur la lèvre imitée par Michel des films de Humphrey Bogart. Ce qui se communique se fait en silence, le doigt sur la bouche comme Harpocrate, l’enfance grecque du dieu égyptien Horus qui hanterait peut-être tout le cinéma de JLG.
3) Le Mépris (1963) : Alberto Moravia, au large de Naples Capri, les adieux au cinéma classique. Il y a le film de JLG et celui de Lang et le second est une fiction dans la fiction, lui qui n’en tournera plus et qui est filmé comme une ruine antique, un autre Homère. Le méta-film (Marc Cerisuelo) prolonge Quinze jours ailleurs (1962) de Vincente Minnelli. L’apothéose du cinéma moderne est le deuil du cinéma classique et si Ulysse rentre chez lui dans le scénario, à l’image la Méditerranée présente un horizon vide, déjà la fin de Pierrot, aussi le ciel d’Horus. Silencio, comme le geste de Patricia. Ni un art, ni une technique, un mystère. Un enseignement dont le mutisme assure le secret.
4) Pierrot le fou (1965) : Ferdinand-Pierrot lisant Élie Faure sur Vélasquez. Tennis, librairie « Le Meilleur des mondes », un pont sur la Seine avec les derniers feux du soleil avant la nuit, un homme au bain lisant à sa petite fille. Et puis aussi le générique avec ses voyelles rimbaldiennes, et son O, balle de tennis et soleil couchant. En même temps, une métaphore du cinéma (filmer des rapports comme on filme des échanges tennistiques), une orientation esthétique (filmer entre les choses comme si l’on était déjà au soir de sa vie), une allégorie politique (le gaullisme et ses monstres), une inscription historique et sociologique (lire Les Pied nickelés, lire aussi Élie Faure avec la collection de poche de Gallimard, « Idées », en 1962). Et puis une poétique de l’instant qui jaillit avec l’enfance (« Écoute, petite fille ») pour finir avec le temps, même court, qui a passé (« Au pieu, les petits vieux »). Si filmer c’est penser, c’est penser plusieurs choses différentes en même temps.
5) 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1966) : le capitalisme à l’ère des grands ensembles (la Cité des 4000 à La Courneuve, celle que Sarkozy voulait nettoyer au Kärcher, détruite en 2020) et d’un consumérisme poussant les femmes sans emploi à la prostitution occasionnelle (Marina Vlady, qui n’a pas dit oui). Scène de café dont JLG est coutumier, lieu où il se passe plusieurs choses en même temps. Le mari de Juliette Jeanson regarde dans sa tasse de café se dissoudre un carré de sucre. Voix de JLG chuchotée (« Mon semblable, mon frère », Au lecteur de Baudelaire) quand le café et la cité sont saturés du bruit des chantiers. Trois niveaux de discours : économie politique (le néocapitalisme), cosmologique (le Big Bang), métaphysique (le langage et ses limites). Le quotidien est le lieu d’une pensivité (Rancière, Barthes), la traces évanescente des choses sacrées.
6) Week-end (1967) : la société de consommation dont la bagnole est un emblème est un carnaval anarchiste (la BD Hara-kiri). Une société autophage (Anselm Jappe). Mireille Darc est chez le psy : la musique d’Antoine Duhamel recouvre par vagues intermittentes son récit. La mise en scène avec le filmage à contre-jour et la durée est inspirée de la confession érotique de Persona (1966) de Bergman. On joue avec la censure (JLG a déjà eu deux films censurés, Le Petit soldat et Une femme mariée, Week-end est interdit aux moins de 16 ans), la pornographie (Histoire de l’œil de Bataille, plusieurs éditions sous le manteau depuis 1928, officielle en 1967) qui est aussi celle de la psychanalyse, science bourgeoise alors exécrée (l’aveu chrétien débouche sur la licence sexuelle).
7) Tout va bien (1972) : après les expérimentations pré et post-Mai 68, avec Le Gai savoir (1968) refusé par l’ORTF, les ciné-tracts, les Rolling Stones et les Black Panthers à Londres (One + One), les étudiants de Nanterre et les ouvriers de Flins (Un film comme les autres), la rencontre avec l’étudiant mao Jean-Henri Roger (British Sounds et Pravda en 1969), puis Jean-Pierre Gorin (Vent d’est, Luttes en Italie en 1970, Vladimir et Rosa sur les 8 de Chicago en 1971). Avec lui se crée le groupe Dziga-Vertov, dissout au moment des deux derniers films réalisés ensemble, Tout va bien et Letter to Jane (1972). Tout va bien, c’est le retour du cinéma commercial avec les vedettes Yves Montand et Jane Fonda (le film est produit par Jean-Pierre Rassam), c’est aussi l’allégorie du gauchisme finissant (Alain Badiou). La lutte des classes s’y joue dans le décor d’une usine de charcuterie industrielle en coupe transversale, celui du Tombeur de ces dames (1961) de Jerry Lewis revu et corrigé par Brecht (il a été réalisé dans les studios Éclair à Épinay-sur-Seine, le plus cher avec celui de Passion). La coupe offre la perception synthétique du travail en usine soumis à la division du travail et la séparation de ses postes, ouvriers, cadres et patron (Vittorio Caprioli). L’unité ouvrière qui se construit dans l’usine occupée et la grève illimité lutte contre la fragmentation spatiale, elle affronte cet antagonisme avec un air de lutte (« La classe ouvrière... »).
8) Ici et ailleurs (1974) : en 1970, Gorin et Godard tournent Jusqu’à la victoire sur commande du Fatah, dans un camp palestinien à Amman en Jordanie. Ils rentrent avant « Septembre noir » et la liquidation des unités de combat palestiniennes par le Roi Hussein. Les Palestiniens filmés sont assassinés. Les images sont alors laissées de côté. En 1971, pendant la préparation de Tout va bien, JLG a son accident de moto, six mois d’hospitalisation. Il rencontre alors Anne-Marie Miéville qui travaille dans une librairie après avoir poussé la chansonnette avec Jean-Jacques Debout. Elle et lui s’établissent à Grenoble fin 1973-début 1974 sur l’invitation de Jean-Pierre Beauviala, inventeur de la caméra ultra-légère (la « Paluche ») et directeur de la société Aäton qui lui offre de nouveaux moyens vidéo (et l’aide technique de Gérard Teyssèdre). Le temps de la critique est celui de l’autocritique. La surimpression et le partage d’écrans en vidéo y aident. C’est l’histoire des sons trop forts (ceux des causes révolutionnaires, ceux de la télévision) qui empêchent de faire advenir dans l’image d’autres sons : ceux des spectateurs devant la TV qui a fait d’eux des chaînes d’images ; ceux des militants dont les paroles n’ont pas été traduites (le poème de Mahmoud Darwich « Je résisterai » récitée par une petite fille en théâtre de 1789). « Le mort saisit le vif » avait déjà bien prévenu Karl Marx dans la préface à la première édition du Capital en 1867.
9) Numéro deux (1975) : Georges de Beauregard demande à JLG un remake d’À bout de souffle. Une enquête sur les aliénations de la vie domestique (télévisuelles, mais pas seulement) et comment la lutte des classes se retraduit à la maison entre les générations (grands-parents, parents et enfants), entre les hommes et les femmes. Comment la pornographie se joue partout (le film a été interdit aux moins de 18 ans). Comment c’est la merde partout, dans l’usine de papa et dans le paysage de maman, et on n’arrive pas à la chier et ça fait chier. Deux moniteurs vidéo et l’échange tennistique débouchent un match nul. À la télévision, il n’y a pas dialectique entre la fiction et le documentaire mais la colonisation des images du réel par les imaginaires hégémoniques de la fiction. Les cortèges syndicaux c’est Vincent, François, Paul et les autres de Claude Sautet. Les rassemblements anti-guerre, c’est les films de Michel Constantin, La Fureur du dragon avec Chuck Norris et Bruce Lee.
10) Faut pas rêver (1977) : c’est le temps de deux grandes séries pour la télévision, Six fois deux : Sur et sous la communication (1976), commandée par l’INA et diffusée sur FR3, et France tour détour deux enfants (1978), soutenue par l’INA et diffusée sur Antenne 2, les deux co-réalisés avec Anne-Marie Miéville. Entre les deux films, ils liquident leur société Sonimage et quittent Grenoble pour s’établir à Rolle. Il s’agit d’une autre commande pour une émission musicale, On ne manque pas d’airs : réaliser un clip pour une chanson de Patrick Juvet sur une musique de Jean-Michel Jarre. Trois réalisateurs s’en acquittent, dont JLG. Un plan-séquence, fixe, simple, Camille Miéville et Anne-Marie Miéville, la télé hors-champ, la mère qui passe dans le cadre de temps en temps. Les banalités de la vie quotidienne, la vie matérielle, l’école, l’argent des cours, le manger, les comptes. La télé n’est ni regardée ni écoutée, elle diffuse un son qui empêche une mère et sa fille de se parler.
11) Sauve qui peut (la vie) (1980) : C’est le retour au cinéma dit narratif et commercial, avec les vedettes (Jacques Dutronc qui s’appelle Paul Godard, Nathalie Baye-Denis Rimbaud qui le visage et le timbre de voix d’Anne-Marie Miéville), un scénario écrit avec Jean-Claude Carrière, la musique électro de Gabriel Yared et la production d’Alain Sarde, et la voix de Marguerite Duras. Y triomphent les ralentis expérimentés à l’époque vidéo pour ralentir le mouvement alors que tout s’accélère, et voir au photogramme près la beauté des choses que l’on ne voit pas à vitesse normale. Le troisième mouvement du film, « Le commerce ». Isabelle Rivière s’adonne comme Juliette Jeanson à la prostitution occasionnelle. Pendant qu’elle fait semblant d’avoir un rapport avec Paul, elle pense à ses corvées domestiques. C’est la double peine, en même temps, le travail payé comme prostitution et le travail domestique invisibilisé, celui qui fait tenir toute la communauté dit-elle.
12) Puissance de la parole (1988) : Tourné après King Lear (1987), c’est une autre commande, de France Telecom. Comme toujours, JLG accepte la commande pour la trahir, c’est-à-dire en traduire les impensés. Une station-service qui revient de James Cain, deux visiteurs d’après la fin du monde qui citent Edgar Allan Poe et Baudelaire. Une apothéose célébrée par Luc Moullet : visuelle avec le choc des laves volcaniques et des océans, sonore avec Beethoven et Ravel, Bob Dylan et Leonard Cohen. Voilà ce qui palpite dans les cœurs, une cosmogonie que réduisent la communication moderne et ses images de synthèse. Le retour à la pellicule n’empêche pas la vidéo en parallèle.
13) Le Rapport Darty (1989) : Tourné entre la réalisation des deux premiers épisodes des Histoire(s) du cinéma et Nouvelle Vague, c’est encore une commande, Darty en roi de l’électroménager et de la hi-fi. Le commanditaire se dit trahi, la déception est au cœur du film co-réalisé avec Anne-Marie Miéville (elle est Clio, la muse de l’Histoire pour Charles Péguy, lui est Nathanaël, un vieux robot usé). Le testament de Gauguin, D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (1898) éclaire des questions existentielles que Darty échange contre de la technologie en faisant des consommateurs les agents d’une circulation instrumentale des marchandises, mutilés dans leur imagination, leurs rêves, leurs désirs. Il faut alors choisir, c’est le sens de la surimpression finale qui explose avec la voix de Léo Ferré chantant Tu ne dis jamais rien (1972) et Le Conditionnel de variété (JLG lui a demandé en 1971 d’écrire une chanson sur l’interdiction de La Cause du peuple) : ou l’on part avec le camion d’une richesse qui appauvrit, ou bien l’on est avec les vagabonds de la fin des Temps modernes, pauvres mais riches de leur dignité.
14) Histoire(s) du cinéma 2a « Seul le cinéma » (1994) : JLG avec Serge Daney, le cinéma est l’art de la projection qui a permis à la génération de la Nouvelle Vague de se projeter dans une histoire plus grande que soi, le siècle et le cinéma qui l’aura fait exister. Le siècle finit, le cinéma aussi et la série de 8 épisodes tournée en vidéo analogique, si elle est produite par Gaumont, a été diffusée sur Canal+. Hegel a dit que l’oiseau de Minerve s’envole au crépuscule. La projection autorise un battement d’images qui luttent entre elles, Dingo dans un canon Disney, Cyd Charisse dans Tous en scène de Vincente Minnelli, Les Mystères des roches de Kador (1912) de Léonce Perret où s’allient cinéma et psychanalyse, inventions quasi-jumelles, pour sauver du trauma son héroïne. L’évocation du sort de Jean-Victor Poncelet, lieutenant de Napoléon pendant la campagne de Russie, arrêté en 1812 et fixant dans sa prison les idées qui serviront à son traité des propriétés projectives, publié en 1822, dispute à la géométrie euclidienne que les droites parallèles ne se touchent jamais. La perspective, on y pense mathématiquement depuis longtemps, l’hexagramme mystique de Pascal et puis Desargues et Monge. La projection montre alors comment les mondes parallèles se touchent.
15) De l’origine du 21ème siècle (2000) : une commande du Festival de Cannes pour célébrer le nouveau siècle. L’origine, c’est l’or sauvé d’un torrent de boue et d’excrément accumulé dans notre dos, le siècle des totalitarismes rivaux et des massacres planétaires, le siècle du cinéma comme éclats fugitifs et dévoiement propagandiste, commercial et pornographique. Le balancier dialectique de l’Histoire s’appuie sur deux notes issues du Livre des sons de Hans Otte. Le voyage orphique se fait en l’amicale compagnie des enfants, ceux des Dernières vacances (1949) de Roger Leenhardt, du garçon du Silence d’Ingmar Bergman et de la petite fille de Ordet de Carl Dreyer, du garçon américain qui va de l’avant dans Shining de Stanley Kubrick et de la petite fille qui s’éloigne dans Alyonka de Boris Barnet. L’or de l’enfance qui a été le communisme, le sourire de Jean-Pierre Léaud et ce mot de José Bergamin : « Avec les communistes, j’irai jusqu’à la mort mais je ne ferai pas un pas de plus ».
16) Éloge de l’amour (2011) : Un film en deux parties (en noir et blanc et pellicule, l’après est un deuil ; en couleur et vidéo HI-8 : l’avant est un coin d’enfance bretonne et fauve) sur les quatre temps de l’amour : la rencontre, la passion, la séparation, les retrouvailles. Le film est important parce que JLG y fixe une phrase lumineuse, déjà esquissée à l’époque du Petit soldat (1960) : « Quand je pense à une chose, je pense à autre chose ». Penser deux choses à la fois comme la surimpression fait coïncider hétérotopie (un espace ouvre sur un autre espace) et hétérochronie (un temps ouvre à un autre temps). Quand je pense à une chose, une image, une idée, un monde, un peuple, je pense à autre chose, une autre image, une autre idée, un autre monde, un autre peuple. C’est l’esquisse de la refondation de la rhétorique du champ-contrechamp dans la perspective dialectique de Notre musique (2004). Voir l’usine de Boulogne-Billancourt, c’est penser à un titre de Bruno Bettelheim (La Forteresse vide), c’est ne pas voir aussi les ouvriers dans le dos, c’est entendre enfin Le Chant des mariniers de L’Atalante de Jean Vigo. Voir le Bois de Boulogne, c’est encore penser à la forêt franchie en 52 par Labienus pour permettre à Rome de conquérir Lutèce.
17) Adieu au langage (2014) : Second film tourné en 3D après Les 3 Désastres issu de 3x3D (2013). Un film coupé en deux, avec deux histoires d’amour, la même qui est une autre (un jeu de doubles comme dans Nouvelle Vague et Hélas pour moi, plus tard encore avec Notre musique). L’amour y est un milieu bordé d’un côté par la nature (ou le documentaire), de l’autre par la métaphore (ou la fiction). Ou encore la non pensée et la pensée qui coïncident avec l’homme qui fait caca en prenant la pose du Penseur de Rodin. Ce milieu est traversé par une diagonale, une ligne de chien, Roxy Miéville. Avec la 3D, JLG est comme l’enfant d’Héraclite qui joue aux dés tout en ayant une pensée pour Mallarmé : « Un coup de dé jamais n’abolira le hasard ». Il l’expérimente en réinventant le champ-contrechamp, avec le plan fixe sur la femme nue et le panoramique sur l’homme qui s’éloigne puis revient. Au cinéma, doté les lunettes 3D, l’impression était que JLG faisait avec nos yeux ce qu’ont fait Luis Buñuel et Salvador Dali avec l’œil de la chèvre dans Un chien andalou (1929). Tranché, l’œil est affecté de diplopie qui dit l’éternel différend godardien du masculin et du féminin. Un film coupé en deux et y loucher, c’est voir alors deux choses à la fois : en même temps.
18) Le Livre d’image (2018) : Cinq parties comme les cinq doigts de la main puisque la condition humaine consiste à penser avec les mains (Denis de Rougemont). Un vers de Rilke pour la troisième partie : « Ces fleurs entre les rails, dans le vent confus des voyages » (Le Livre de la mort et de la pauvreté). Un train en cache un autre, Wild Boys on the Road (1933) de William Wellman et Après le feu (2010) de Jacques Perconte, le train de la révolution (bolchevique) et celui de la contre-révolution (stalinienne), le balancier est dialectique, on entend encore la musique de Hans Otte. « Le train peuplé de dormeurs assemble tous les fragments de rêve, en fait un seul film, le film absolu » disait déjà Chris. Marker dans Sans soleil (1982). C’est aussi une phrase découpée en mots revenue de Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1986), la dernière, sublime, de William Faulkner dans la nouvelle Sépulture sud : « (…) eux tous, profilés sur le fond du vert luxuriant de l’été et l’embrasement royal de l’automne et la ruine de l’hiver, avant que ne fleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l’endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s’ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masse les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants ; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l’angoisse et la douleur et l’inhumanité de la race humaine ». Et puis le départ du train dans l’épisode central du Plaisir (1952) de Max Ophuls d’après La Maison Tellier de Maupassant : le train des prostituées avec Danielle Darrieux s’en va, Jean Gabin reste, il n’a pas pris le train. Le temps des adieux. L’histoire continuera sans lui.
19) Nos espérances (2018) : Le dernier film officiel de l’œuvre de Jean-Luc Godard est une bande-annonce offerte à la 22ème édition du Festival international du film documentaire de Jihlava créé en 1997 en République tchèque. Un plan, un portable, un index qui fait défiler sur le pavé tactile des images comme un carrousel, la voix de JLG. On reconnaît des images fétiches, le chien Roxy, la petite Helen Keller de Miracle en Alabama (1962) d’Arthur Penn, un visage de Piero della Francesca, un autoportrait farceur. Et cette citation parmi les dernières ruminées, redoublée, concassée, fracassée : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances » (Peter Weiss, L’Esthétique de la résistance, grand triptyque romanesque dédié à l’histoire du mouvement ouvrier allemand). Ce qu’il reste, après tous les déluges et la fin qui presse, tient dans une main : c’est l’appel à ne pas céder sur son désir, l’espérance malgré toutes les trahisons et les renégations. Cela s’appelle l’enfance, l’aurore.
20) « En même temps » nous serine la rhétorique des temps consensuels ? On répond donc « De deux choses, pas l’une » parce que l’on sait devoir affronter la contradiction antagonique. On l’a dit, les mondes parallèles se touchent à l’horizon de la projection. À l’horizon du nôtre, critique, il y a la promesse qu’on n’en a pas fini avec Godard, qui nous donne des forces contre l’extrémisme de l’extrême-centre, et qui pourrait bien nous faire la surprise d’un prochain film posthume. Donc, à vendredi Robinson. En attendant : Silencio.
L'Autre Quotidien collabore avec la revue en ligne Des Nouvelles du front autour du cinéma, mais pas que, puisque nous partageons avec elle d'autres passions et prises de position.
3 mars 2023