Homère remix ? Oh ta mère, l'Iliade ça charcle !
Huit scènes coupées, intensément remixées, pour rendre à l’Iliade toute sa poésie barbare, son odeur de charnier et ses haines bien recuites.
Pourquoi crier ? Quand crier ? Qui nous écoute ?
C’était avant le sac de Troie, mais après le cheval.
Ce jour-là, Hélénos prédit que seul Philoctète peut tuer Pâris et vaincre Troie.
Mais Ulysse doute de sa capacité à l’enrôler.
Il y a des années, bien avant le débarquement, Ulysse, en effet, abandonna Philoctète sur une île déserte.
Comme un chien.
On dit au camp des Grecs que l’homme blessé doit rester digne, que les cris sont indignes, qu’il faut contenir sa douleur pour la rendre supportable aux autres.
Philoctète a mal. Du sang malpropre coule de son pied noir et gonflé. Le venin du serpent enfle le pied de Philoctète. Philoctète crie et son pied pue.
Rappelle-toi !
C’était avant, bien avant la bataille.
Les grecs attendaient que les dieux lèvent la brume. Les Grecs attendaient de devenir. Devenir des guerriers. Les guerriers qui ont détruit Troie. Ravageurs des villes. Mais les vents ne soufflaient pas. Et les Grecs attendaient. Devenir ravageurs. Mettre les voiles. Débarquer. Ravager. Prendre femmes. Violer richesses. Tuer. Perdurer pour l’éternité comme conquérants. Soldats grecs.
Attendaient.
Dès la première page de ce somptueux livre-objet, on subodore que ces quelques morceaux de Troie (comme autant de pièces de barbaque, pourrait-on aussi pressentir), commandés à luvan pour un spectacle vivant en 2017, seront à la fois atrocement fidèles aux énoncés de « L’Iliade », tout en s’en démarquant profondément : poétiquement, malicieusement et charnellement. Bien au-delà du travail de simplification et de dynamisation qui avait permis à Alessandro Baricco de faire de son « Homère, Iliade » un chant moderne pouvant être « joué » en public au cours d’une (longue) soirée, luvan a attaqué la légende par sa face nord, celle où le pied de l’archer surhumain Philoctète empuantit tout le camp grec, celle où Ajax se transforme, aveuglé par la colère, littéralement en boucher (« Sa lame fendit 666 jarrets, 370 filets, 180 tournedos, 137 ris de veau, 270 filets mignons. Sans compter les os à moelle. »), celle où la rivière Scamandre devenue simple rigole d’abattoir ne cesse plus de se plaindre à qui de droit, celle où les différences, disons, d’appréciation des situations entre Aphrodite et Artémis éclatent au grand jour.
Le camp est calme. On joue aux dés. Troie est loin. Ça sent la sueur, l’ail et les épices qui parfument le mauvais vin. Tout le monde hait son voisin. Ail. Sueur. Tout le monde se hait. Pour s’occuper, on chasse. On joue aux dés. On baise. Et par-dessus, par-dessus toute cette stupeur, en haut, suspendu au-dessus de cette stupeur, Philoctète hurle et son pied pue.
Matez-moi ce mollet
noir et gonflé !
C’est pas naturel !
Je suinte, je pue
Choses à savoir sur Philoctète
J’ai mal
Philoctète est le meilleur archer du camp grec.
Ah la-la la-la la-la
la-la la-la la-la
LA-LA
Mais l’autrice des nouvelles acérées de « Cru » et de « Few of Us », et du roman antarctique et éruptif « Susto », ne s’est pas contentée de mobiliser sa verve redoutable au service d’une poésie épique pas comme les autres, d’une poésie qui fleure authentiquement le charnier atroce et les haines bien refoulées : elle a inséré ces huit scènes, sauvagement et artistiquement retravaillées, au sein d’un univers graphique total, construit aussi bien par les dessins d’Ambre que par les créations typographiques ad hoc de Laure Afchain. Il faut se plonger dans ces détails sertis au millimètre, lorsqu’au cœur d’une phrase ou d’un mot, un tremblotement graphique, une hésitation presque manuscrite, viennent faire douter du discours déjà installé, viennent ouvrir un espace d’incertitude où s’engouffrent d’autres significations insidieusement préparées par luvan, détournant la clameur poétique perçue jusqu’alors à la lecture. Et c’est bien ainsi qu’un livre devient brillamment un objet total et subtil.
En revanche, aujourd’hui, après le cheval, tandis que l’heure de la victoire approche, tandis qu’on est à une flèche de trucider Pâris et de détruire Troie pour de bon – on veut en finir, oui, en finir -, tout le monde se rappelle la disparition de Philoctète.
Parce que tout le monde est responsable. Tout le monde s’est plaint auprès d’Agamemnon. Au moins une fois. À titre individuel. Tout le monde a dénoncé Philoctète entre quatre yeux. Philoctète, cet ami auquel on est très attaché mais qui traverse une phase difficile et qu’on ne peut pas aider parce qu’on ne veut pas l’aider.
Tout le monde a voulu scier la branche pourrie, assainir l’atmosphère, au fond rien que de parfaitement humain, civique, petit mesquin, minable.
Et lorsque Ulysse abandonna Philoctète sur une île déserte, tout le monde se sentit soulagé et proportionnellement vil.
Aujourd’hui, la victoire est proche. Le devin Hélénos dit que seul Philoctète peut tuer Pâris et vaincre Troie. Mais Ulysse doute de sa capacité à le convaincre de les aider.
Philoctète, à juste titre, déteste Ulysse.
Et il n’est pas le seul.
« Troie » a été tiré à 270 exemplaires numérotés, et ce livre-objet à part entière ne sera pas réédité. Il est disponible jusqu’à épuisement du stock auprès des Règles de la Nuit, par correspondance, et dans quelques librairies, dont la librairie Charybde.
Luvan et Ambre (Illustrateur (intérieur) - Troie - éditions Les règles de la nuit,
Charybde 2 le 13/12/19
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