Carolee Schneemann et le nu engagé

Carolee Schneemann et Robert Morris : Site, 1963

Tout au long de sa carrière, Carolee Schneemann n’a eu de cesse de rappeler que les performances, films, images et textes, sont pour elle des extensions de sa peinture. En utilisant son corps, elle s’est réapproprié le nu féminin : loin de la réification du nu féminin opérée dans l’art classique, le corps de Schneemann est sujet, rebelle, irrépressible et conflictuel.

Carolee Schneemann, The Men Cooperate, 1979 Photos sérigraphiées sur papier — 77 × 108 cm Crédit photographique : Charles Duprat

En tant que peintre, je n’ai jamais accepté les tabous visuels et les interdits concernant certaines parties spécifiques du corps.
— Carolee Schneemann

Pionnière du Féminisme, Carolee Schneemann (1939-2019) a utilisé son corps comme outil de revendication et s’éloigne ainsi de la représentation traditionnelle du modèle. La question que pose son œuvre est de savoir si le corps féminin peut être à la fois image et faiseur d’image, dans un monde où les modèles à suivre sont rares : « Je décidai qu’une peintre du nom de “Cézanne” serait ma mascotte : je supposais que Cézanne était indubitablement une femme — après tout, le “anne” de son nom était féminin. Les baigneuses que j’étudiais en reproduction étaient-elles étranges parce qu’elles étaient peintes par une femme ? Mais “elle” était célèbre et respectée. Si Cézanne avait pu le faire, je pouvais le faire »

De même que le corps est poussé au-delà de ses limites, l’image produite par Schneemann, dans ses films, photographies ou performances est ensuite transformée au moyen de la peinture.

Rompant avec des siècles d’histoire de l’art, sa peinture modifie l’image au lieu de la créer. En ce sens, elle se positionne dans la continuité du mouvement expressionniste abstrait, par l’utilisation, entre autres, du dripping, mettant en scène le corps peignant de l’artiste. Toutefois, ce corps peignant — et comment ne pas penser aussi à Yves Klein — vient détruire ou tout au moins souiller, déformer, abîmer l’image même du corps. Cette mise en abîme de l’image est la signature même de son travail.

Carolee Schneemann, Women’s Travel Plans, 1979 Photos sérigraphiées sur papier — 76 × 107,5 cm Crédit photographique : Charles Duprat

Fuses, son film iconique de 1965, qui est le premier film montrant l’acte sexuel sous un angle érotique à travers la perception d’une femme, fait l’objet d’une riche déclinaison : la pellicule est agrandie, imprimée, peinte, couverte d’acide, colorée. Cette œuvre est le point de départ d’une série de « peintures » construites suivant un principe récurrent qu’elle met alors en place : les images sont juxtaposées pour créer une forme de narration, puis sont modifiées, recollées et repeintes.

Le point de vue narratif se veut neutre, sans jugement. Le regard posé sur l’action qui se déroule est celui que le chat pose sur l’artiste et son compagnon de l’époque, James Tenney. C’est un corps libre qu’elle nous présente, affranchi des tabous de son temps. Avec cette œuvre, Carolee Schneemann brise les chaînes qui enferment le corps, plus particulièrement le corps féminin. Fuses est une pièce centrale car elle concentre tous les thèmes propres au travail de Schneemann. C’est à la fois un point de départ mais aussi un manifeste.

Dans ses installations, les images utilisées par Carolee Schneemann proviennent en partie de la documentation de ses performances. Fille de médecin, dont elle dira qu’il s’occupait autant des corps vivants que des corps morts, elle utilise à la fois sa propre image, mais aussi celles issues de la documentation médicale.

Vue de l’exposition Carolee Schneemann, mfc-michèle didier, Paris, du 13 septembre au 9 novembre 2019. Crédit photographique : Charles Duprat

Dans la série Hallucinating (2002), elle emploie aussi des images de guerre, dupliquées, découpées et collées bout à bout pour donner une impression de déflagration.

Elle tire aussi ses images de différentes sources scientifiques et historiques, comme dans Ask the Goddess II (1988-2006) où se côtoient diverses visions des sexes féminin et masculin à travers l’histoire, la mythologie et la fiction.

A l’instar de Robert Rauschenberg, qu’elle a fréquenté au sein du Judson Dance Theater, Carolee Schneemann assemble ces différents fragments d’images, qu’elle vient colorer et marquer de son propre corps. De même que Fuses est un film à partir duquel Schneemann peint, Devour/Goya (2006) est au départ une installation vidéo projetée sur plusieurs écrans, collage d’images sur lequel des modifications sont appliquées, utilisant ainsi différents médias qui se répondent et se complètent. Dans ce montage dense, le titre représente à la fois la ruée vorace et synthétique des médias contemporains et l’impulsion correspondante, presque addictive, de leurs consommateurs.

Sa pièce Forbidden Actions-Museum (1979) reproduit six documents photographiques d’une performance clandestine au Kröller-Müller Museum aux Pays-Bas. Dans les galeries du musée, Schneemann attend la relève des gardiens et se déshabille rapidement pour une série d’actions nue. Elle décrit ce projet comme une tentative de « retirer le nu des murs dans le but de désacraliser et reconsacrer cette iconographie. »

La plasticité du rapport de Carolee Schneemann aux différents supports permet à son travail de conserver intacte la pertinence de ses débuts : outre son statut de pionnière de la performance féministe, elle est parvenue, jusqu’à nous, à insuffler une réflexion sur la narration séquencée, la peinture et le cinéma.

Alban Marcadet