Asli Erdogan, "Je t’interpelle dans la nuit"

Je suis dans une ville étrangère. Dans une maison qui n’est pas la mienne, j’écris sur une table qui m’est étrangère. En fait, je suis consciente que nulle part au monde il ne peut exister une maison ou une table qui m’appartiennent. Et que ceci ne me fait pas de peine depuis longtemps… Pourtant il n’y a aucune ville qui soit suffisamment étrangère. Les arbres sont les mêmes arbres, le béton est le même béton. Peut-être me dis-je, cette fois tu es là où tu voudrais être. Tu as appris à apprécier les stations secondaires.

Tu dois savourer ce sentiment d’être perdu. La légèreté d’être sans identité – dans la mesure du possible ! Qui procure une sensation de vertige, ordinaire et extraordinaire en même temps. Elle permet en entrouvrant le bouchon de la mémoire, de laisser s’évaporer en douceur le passé, ainsi, je fais de la place aux nouveautés, à la pensée de l’avenir. Se préparer à l’avenir comme se préparer à un hiver long et rude…

Afin d’enregistrer les nouvelles images, je vide mon regard. Mes oreilles sont prêtes à écouter des histoires et des êtres humains. J’ai pris mon sourire le moins nocif, le moins effrayant. J’avais décidé de cette expression du visage à l’endroit où, pendant le voyage en car, nous avions fait une halte et où j’avais aligné les cigarettes et les verres de thé. Comme quand on choisit le matin les vêtements que l’on va mettre…

« Puis-je avoir un autre thé s’il vous plaît ? » (En m’excusant presque avec une flatterie excessive.) Même le serveur se rend compte de cet abaissement sans raison. Le bonheur étrange de se rabaisser face à des gens dont tu n’attends aucun profit…

Je suis assise à une table étrangère, j’écris. Ce dimanche, les mots ne veulent pas sortir de chez eux et se mêler au brouhaha, ils ne veulent pas prendre de risques. Je n’ai de remèdes ni pour la société, ni pour moi-même ni pour la vie.

Dehors, dans le jardin et la steppe, sur les terres arides qui s’étendent jusqu’au pied des montagnes, le soleil d’hiver brille. Les nuages sont remplis d’un sentiment tout neuf de liberté, les champs de blé chatoyants sont dans l’attente. La nature, sans mémoire, ressemble à un enfant qui résiste pour ne pas aller se coucher. Le soleil s’invite insolemment dans les intérieurs ; « Voilà un autre dimanche ! » dit-il. Cela fait partie de ces jours qui s’écoulent sans laisser de traces, où il n’y a rien d’important à signaler – c’est ce que tu crois – des années plus tard, tu vas te rendre compte du résidu qu’il a laissé. Les dimanches sont faits pour être dilapidés car ce n’est qu’ainsi qu’on peut oublier le gaspillage des autres jours.

Les immeubles aux apparences sérieuses de cette ville réveillent en moi un désir de m’apprêter. J’écoute des histoires, des hommes, mes oreilles sont entièrement ouvertes, je ne trouve pas la force de parler de moi. C’est la volonté de se retirer, c’est une existence instable, diminuée. Je regarde les apparences frémissant, fourmillant, germant, s’allongeant à l’infini comme si je regardais des couvertures de livres. Serait-ce ainsi que nous regardons le monde, comme si l’on regardait des couvertures de livres ?

Les êtres humains. Patients, joyeux, prudents, chagrinés, pressés, fatigués… Dès le matin ils prennent l’expression qui leur servira pendant la journée, ils sont prêts aux conflits, aux négociations. L’homme est sans doute condamné à croire que le monde est un territoire dont le partage n’a pas encore été fait, il est contraint à se donner du mal pour décrocher un rôle dans les jeux des autres. Ils courent par-ci par-là avec une énergie folle en laissant derrière eux des mouchoirs en papiers froissés.

Je m’arrête sur le bord d’un lac qui a la couleur de la steppe, en silence, je le regarde respirer. C’est un lac artificiel, souillé de bout en bout, perdu. Encerclé par la ville, condamné à vivre sans connaître la tempête. Mais ayant appris la mort très tôt. Il est rempli de souvenirs de glaciers et de cadavres. Dans une ville étrangère, l’homme brûle d’envie de trouver quelque chose à laquelle il peut s’identifier, moi j’ai choisi ce lac.

« Tu exagères toujours ! »
« Tu déformes la réalité ! »
« Tu sacralises tes propres expériences ! »
« Tu ne vis que pour entendre ta propre voix ! »
« Puis-je avoir un autre thé ? »

Se promener toute la journée dans les rues d’une ville étrangère, fréquenter les cafés, goûter à des cafés de Sumatra, de Java, de Colombie, rien que pour leurs noms attractifs, se nourrir de dialogues humains, suivre les lèvres formuler des phrases qui ont été répétées inlassablement… Et dire au monde, tout au long de la journée, cette seule phrase : «Vraiment ? »

« Toi, la femme qui se lamente avec insolence, où essaies-tu d’aller, qu’essaies-tu de dire ? Ne te contentes-tu pas de tant de souffrances, de nouveau-nés, d’équilibres ? »

Note : La dernière phrase, plus exactement la dernière question est un extrait emprunté à Elizabeth Smart et dont le contexte a été largement modifié.

Asli Erdogan, texte extrait du recueil bilingue Je t’interpelle dans la nuit, paru en 2009 aux éditions meet, et traduites par Esin Soysal-Dauvergne.


Journal de lutte, jour trois : 91 jours de prison pour Asli Erdoğan

25 NOVEMBRE 2016

« La drôle d’allure de nos petites batailles », avait écrit Thomas Vinau. Dans le septième poème du petit livre bleu, c’était la toute première phrase et ce matin, elle étincelait sur la table où j’écris. Bleu de travail, drôle de titre ! Celui d’un livre de poèmes qui charrient leur pesant de pépites outremer entre les deux mains du lecteur. De l’or bleu, j’ai envie de vous dire, fondu dans la langue des poèmes que Thomas a dédiés, à l’avant-dernière page du recueil, à ceux qui travaillent avec le ciel pour nous tenir debout. À Thierry Metz aussi, poète et maçon, à beaucoup d’autres poètes de rien dont les noms font une jolie petite liste d’alliés substantiels, d’Erri de Luca et Mario Rigoni Stern à Chet Baker, le dernier nom tout en bas de la liste.

Tout d’un coup, au milieu du septième poème du livre bleu, page 15 exactement, Thomas Vinau pose une question qu’on ne peut pas esquiver : « Avez-vous déjà, dans les feux glaciaux du matin, ramassé la buée qui s’échappait du bec d’une buse ? » J’ai quand même réfléchi un moment juste avant de répondre. Longtemps, c’est vrai, j’ai habité une vallée où les buses traversaient le plein ciel en lançant un cri fou que personne n’oubliera. Un cri d’oiseau qui ressemblait à une alerte magdalénienne. Mais ma réponse est non. Au risque de décevoir Thomas, de toute ma vie jamais je n’ai pensé à ramasser la buée qui s’échappait du bec d’un rapace. Encore moins dans les feux glaciaux du matin, je vous avoue. J’en étais triste. Je repensais à l’amitié des oiseaux que j’avais désirée plus d’une fois, dans la forêt qui commençait juste au bout du jardin. Et puis j’ai pensé à Asli Erdoğan, à ce qu’elle écrivait aux prisonniers politiques pour répondre à leurs lettres. C’était avant qu’elle ne soit jetée en prison elle aussi. Elle commençait par aller ramasser un coquillage, une plume, une pomme de pin qu’elle glissait à l’intérieur d’une enveloppe, avec sa lettre où elle venait juste d’écrire qu’elle leur envoyait la mer, le ciel et la terre. Romancière magicienne. Je me suis dit qu’Asli était ce genre de femme, précisément, capable de ramasser la buée tout juste échappée du bec d’une buse.

[1472926940000] Et puis je me suis rappelé qu’en Turquie, manque de chance, le président de la République  était ce genre de criminel qui enfermait les romancières magiciennes. Surtout si elles lançaient un cri d’alerte en plein ciel. Un salaud, aurait dit Sartre. Et moi je dis une pourriture. Une saloperie absolue de vouloir empêcher une femme pareille de ramasser la buée qui s’échappait du bec d’un oiseau. Le président de la Turquie avait emprisonné la femme qui envoyait la mer, le ciel et la terre aux prisonniers oubliés. Maintenant, la colère m’empêchait de continuer à lire les pépites des poèmes de Thomas. Je me suis dit qu’il nous fallait combattre cette pourriture politique, l’empêcher d’exister une fois pour toutes, lui faire bouffer sa haine qui veut emprisonner et bâillonner tous ceux des écrivains et journalistes ayant tenté, en Turquie, d’empêcher que l’armée et la police de leur pays servent à massacrer la première minorité du pays. Comment combattre une pareille pourriture ? Thomas Vinau avait raison, quand il écrivait « la drôle d’allure de nos petites batailles ». Comment dire mieux ce qu’on fabrique ici, dans les théâtres, au fond des librairies, à lire les petites phrases humaines, trop humaines d’une romancière emprisonnée ?

En Turquie aujourd’hui, la seule pourriture qui mérite la prison à vie a été élue président de la République. Aucun ministre turc, aucun député turc n’a encore songé à ordonner que la police vienne l’arrêter dans son palais d’Ankara, le jette au fond d’une cellule où il pourra compter les jours et réfléchir aux vies et aux familles qu’il a brisées par dizaines de milliers. En quelques mois, et sous prétexte d’un coup d’Etat avorté, Recep Tayyip Erdoğan a transformé l’appareil d’Etat turc en machine infernale qui, au lieu d’administrer et de rendre justice, répand seulement le malheur et la peur dans un pays déjà bien éprouvé.

Alors que pouvons-nous y faire, si loin d’Istanbul, si loin d’Ankara ? Deux jours avant, nous avons lancé un appel. Et maintenant nous avons une bataille à mener. Non seulement nous exigeons qu’Asli Erdoğan puisse sortir de prison. Mais nous voulons qu’à sa place, on y jette l’immonde pourriture politique qu’incarne Recep Tayyip Erdoğan, élu sur un mensonge et devenu le chef suprême des assassins professionnels et fanatiques. Nous sommes nombreux face à l’immonde pourriture présidentielle d’Ankara. Nous sommes des milliers, à travers l’Europe et la Turquie, à demander qu’au lieu de nuire à son pays, le despote aille croupir en prison jusqu’au jour de sa mort.

[15056250_10210735372358471_623445787230552295_n] Et mercredi 16 novembre, dans un train quelque part en Europe, à l’heure où on part travailler, Ludivine Joinnot déposait des morceaux de papier sur les sièges des passagers. Dans l’express inter-cités de Charleroi, en Belgique etdans les feux glaciaux du matin, une jeune poète déposait à l’attention des passagers des phrases d’Asli Erdoğan qu’elle avait recopiées à la main.

Contre la sinistre laideur d’emprisonner une romancière quelque part en Turquie, la beauté ripostait là où personne n’avait imaginé qu’on puisse empêcher la laideur politique d’étendre encore un peu son empire dans nos vies. C’était beau et violent. À lui seul, le geste de Ludivine portait l’invention d’une insoumission imprévue, d’une révolte impossible à prévoir ni même à contrôler. La force d’effraction de la littérature venait de s’incarner dans le simple geste d’une femme seule, quelque part dans un train. Et ce geste était un geste de résistance. De grande beauté aussi à partager.

« Acte 1, a écrit Ludivine. Abandon d’extraits de son roman Le Bâtiment de pierre dans les trains. Toi, tu es resté au beau milieu d’une phrase que l’aube n’a pas pu t’arracher. Avec dans tes yeux un scintillement cendré. Tu as allumé la dernière bougie de ta résistance et tu l’as offerte à l’aube. »

Le même jour, pas très loin de Charleroi, Dominique Moreau Sainlez, professeur à l’école d’art de Tournai, annonçait qu’elle lirait des textes d’Asli Erdoğan à ses étudiants de licence. C’est encore un geste incroyablement simple, élémentaire. Un geste profondément politique que nous pouvons, nous, citoyens d’une Europe encore démocratique, décliner chacun à notre manière, en inventant une manière de dire Non ! Non et non, maintenant c’est terminé. En imaginant une manière inédite de refuser l’incarcération d’Asli et des milliers de prisonniers politiques turcs dont elle n’avait jamais cessé, seule elle aussi, de prendre la défense en écrivant dans les journaux.

Alors on continue d’inventer. Comme inventent les romanciers, les auteurs de théâtre, les paroliers de chansons-pour-la-joie-de-chanter-dans-les-rues, les poètes obstinés à construire un monde qui serait un refuge et non plus un enfer. Et le même jour, le mercredi 16 novembre 2016 qu’Asli Erdoğan allait passer dans la prison des femmes de Bakirköy, n’oublions pas, le Conseil Permanent des Ecrivains a écrit une lettre au président de la République, dans son palais de l’Elysée : « Puissent nos mots, ceux des auteurs réunis au sein du Conseil Permanent des Ecrivains, mais également ceux des nombreux pétitionnaires et individus indignés par le sort fait aux journalistes, pamphlétaires, dessinateurs emprisonnés injustement à travers le monde, être entendus et respectés : nous demandons la libération immédiate d’Asli Erdoğan et de Necmiye Alpay. »Le même soir, la ministre de la Culture et de la Communication déclare, dans un entretien pour Livres Hebdo, qu’elle juge « intolérable » la détention d’Asli Erdoğan.

C’était « la drôle d’allure de nos petites batailles » qui continuait. Et ça continuerait encore les jours suivants, en novembre 2016 et peut-être en décembre, jusqu’à la libération et l’acquittement d’Asli Erdoğan. Le soir, Ricardo Montserrat était venu m’écrire une petite phrase d’espoir sur mon mur. Une phrase que je n’ai pas envie d’oublier. Pas tant que la lutte n’aura pas abouti, victoire de tous ceux qui auront transformé les écrits d’Asli Erdoğan en paroles d’éspoir. Lui, l’ami rusé qui avait combattu Pinochet dans les rues de Santiago-du-Chili, il avait juste écrit Allez. Encore un effort. La clé est en train de tourner dans la serrure.

J’adorais ces trois phrases. Elles ressemblaient à un drapeau planté en haut d’une barricade.

Tieri Briet

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