Cristina de Middel réincarne le mythique "Life in the Bush of Ghosts"
Pour ceux qui ne connaîtraient pas le nom d'Amos Tutuola, sachez que Raymond Queneau, tombé en arrêt en 1952 devant Son Ivrogne dans la brousse décida de le traduire derechef pour Gallimard, lui offrant une exposition française peu commune pour un écrivain yoruba et, pour une fois, une traduction sans forfaiture du pidgin english dans lequel il avait été écrit. Ensuite, son Life in the Bush of Ghosts fera tellement d'effet dans le monde que celui de la musique s'en emparera avec Brian Eno et David Byrne, pour en tirer un album qui aura été le chef d'œuvre du sampling des années 80. Avant qu'Isaac de Bankolé, dirigé par Guy Lenoir, n'en soit le porte voix à Avignon en 1995. Puis c'est au tour de la photographe espagnole Cristina de Middel, qui reprend le projet en allant le photographier en Afrique, pour lui remettre des images plein la mémoire.
Ecrit deux ans après l'Ivrogne dans la brousse, My Life in the Bush of Ghosts devra attendre 1988 pour voir une traduction française - et c'est donc en 1981, avant même que le livre ne soit connu ici, qu'Eno et Byrne s'en emparent pour créer onze vignettes superbes et étonnantes qui vont ouvrir la voie à la world music, la techno, l'afro-beat, le tribal funk, l'abstract hip-hop, l'ambient, le trip-hop, le downtempo, etc. C'est aussi un des premiers albums à mettre le sampling au cœur du processus créatif. Et accessoirement un des dix albums des années 80… Après une intro bien chaotique, ça déboule sec sur des territoires épicés ou très urbains où l'on pourra croiser aussi bien la voix d'un évangéliste, celle d'un animateur radio ou encore une douce mélopée égyptienne ; tout cela pour mettre en son l'idée développée par Tutuola. Bill Laswel, l'âme de Material y assurera des lignes de basse mitrailleuse pour renforcer le propos.
Amos Tutuola a réussi un coup de maître, déjà prévisible avec l'Ivrogne dans la brousse, celui de faire se chevaucher et s'entrecroiser deux traditions : celle du roman européen et celle des contes yoruba pour raconter une histoire d'un point de vue inusité - fuyant son village où il est jalousé par ses belle-mères, le héros est kidnappé par des marchands d'esclaves et ne doit son salut qu'à son échappée dans une forêt magique où les fantômes n'ont de cesse de se jouer de lui. Symboliquement, il fuit la modernité pour tenter se reconstituer dans sa culture, mais finit par s'en sortir en prenant le meilleur des deux mondes, en se servant des outils des deux, l'un contre l'autre et devenir lui-même. L'humour décolonisé avant même que le processus ne s'enclenche en Afrique… Cela explique aussi le disque et son mode de fonctionnement. Isn't it ?
Ce qu'on sait ensuite, c'est que la force du texte l'emmène déjà en Avignon en 1995, avec Isaac de Bankolé. Le yoruba qui y voit une occasion de mettre une Afrique ultra-contemporaine en relation directe avec le théâtre européen, faisant faire au texte un aller-retour du producteur au consommateur ; comme plus tard, Philippe Adrien le montera en 2002 au théâtre de la Tempête chez Mnouchkine.
Et puis dernièrement, c'est la photographe espagnole Cristina de Middel qui, jusque là dédiée au photo-journalisme ( voir son portrait plus bas en vidéo) tombe à son tour en arrêt devant le texte et décide de lui redonner une dimension africaine en y manifestant les esprits décrits avec un autre regard pour This Is What Hatred Did. Et là, nous sommes dans le processus d'actualisation de Tutuola, à regarder comment des esprits malicieux ou juste énervés peuvent intervenir dans un contexte du XXIe siècle, en replaçant l'histoire d'un jeune enfant pris dans un contexte guerrier au Nigeria. C'est de toute beauté et ça ouvre juste une autre dimension d'images symboliques qui boucle sur le propos premier : "Ce que firent ceux qui étaient haïs"…
Amos Tutuola Ma vie dans le buisson des fantômes éditions 10/18
David Byrne & Brian Eno My Life in the Bush of Ghosts (Sire Records)
Cristina de Middel This is what hatred did éditions AMCBooks