Connexion : stay tuned avec Kae Tempest !
Riche de son intensité et de sa sincérité, un poétique anti-manuel de développement personnel qui magnifie la connexion, l’empathie et la créativité collective.
Dans les chapitres qui suivent, je vais me lancer dans l’éloge de la créativité, l’éloge de la musique et du théâtre, l’éloge des rassemblements humains et du partage des émotions. Je sais bien qu’assister à un concert ou jouer sur les planches n’occupe pas la même place, dans l’ordre des priorités, que l’accès à un logement décent et abordable, à des conditions de travail où l’équité et les normes de sécurité sont respectées, à des soins médicaux, à des produits alimentaires sains et frais, à une eau potable qu’on se procure aisément et à un environnement où les enfants peuvent grandir sans être victimes de violence, de menaces, de traumatismes. Mais on ne m’enlèvera pas de l’idée qu’à côté de ces besoins fondamentaux, l’être humain ne peut et ne pourra jamais se priver de jeu, de créativité, d’introspection et d’expression personnelle.
Voici les mots que je compte employer pour explorer mes idées : créativité, connexion, connexion créative.
La créativité désigne l’aptitude à s’émerveiller, l’envie de réagir à ce qui nous bouscule. Ou, plus simplement, c’est un acte d’amour, quelle qu’en soit la nature. Quelque chose qu’on produit. D’ordinaire on réserve ce terme au domaine artistique, mais il s’applique aussi à toute activité réclamant de la concentration, de la technique et de l’ingéniosité. Il faut de la créativité pour s’habiller avec style, par exemple. Pour élever un enfant. Peindre un châssis de fenêtre. Accorder à la personne qu’on aime son attention pleine et entière.
La connexion, c’est la sensation de s’arrimer à l’instant présent. De s’absorber totalement dans l’expérience au moment où elle est vécue, l’esprit tout entier tendu vers chaque détail. C’est avoir conscience de la place négligeable qu’on occupe dans l’ordre de l’univers. Éprouver le sentiment d’avoir pris racine. Ici, et pas ailleurs. Peu importe que cet « ici » soit une zone de turbulences ou un havre de paix, un lieu de joie ou de souffrance.
La connexion créative, c’est l’emploi de la créativité au service de cette connexion, dans le but de la ressentir et d’investir une zone où des liens se nouent entre toi et les personnes qui t’accompagnent à cet instant.
Les artistes sont sans doute ceux qui empruntent le plus facilement cette passerelle vers un autre monde, un monde plus intime. À vrai dire, quiconque s’est livré à la méditation ou à la prière, quiconque a observé les étoiles, préparé un repas important pour ses proches, balancé son poing à la figure de quelqu’un, vu trente-six chandelles, fabriqué un objet de ses propres mains, développé une compétence parce qu’il n’avait pas d’autre solution, rendu un service, fait don de son temps, vacillé au bord de la folie ou du précipice, digéré une vérité douloureuse, fait passer les autres avant soi, bref, quiconque s’est véritablement mis en quatre pour son prochain a emprunté cette passerelle. La connexion n’est pas l’apanage exclusif des artistes mais l’art est un moyen avéré de comprendre ce qui jaillit de cet ailleurs, là où commence le collectif.
Quand je mentionne « le lecteur », je peux faire référence à la personne, je peux faire référence à la personne qui entame un dialogue avec un texte écrit, un morceau de musique ou une œuvre d’art, mais aussi à la personne qui engage une conversation avec des amis, des inconnus, l’être aimé, le monde en général. Je vois le lecteur comme une porte qui s’ouvre pour laisser entrer le sens.
Quand je mentionne « l’écrivain », je fais référence à la personne qui signe un texte ou compose une musique, mais aussi à la personne qui produit du vécu. Cette part en soi qui construit le récit de sa propre existence et qui cherche sans relâche un fil assez solide pour traverser les pages blanches de l’enchaînement des jours.
En sept chapitres aux intitulés rusés et fort à propos, filant la métaphore de la performance issue jadis de l’open mike (« Installer le matos », « Balances », « Portes », « Première partie », « S’échauffer », « Se lancer », « Sentir que ça prend »), Kae Tempest nous offre une plongée dans un exercice plutôt inhabituel, à l’aune de qui connaît sa poésie, son théâtre ou sa prose, dans les excellents « Les nouveaux anciens », « Inconditionnelles » ou encore « Écoute la ville tomber » (dont on finira bien par trouver le temps de vous parler sur ce blog). En compagnie de James Joyce, de James Baldwin, de Carl Jung (et tout particulièrement de son « Livre rouge »), de William Blake (qui est largement convoqué pour les rusés exergues de chaque chapitre), de Barbara Ehrenreich (« Le Sacre de la guerre »), de Killer Mike, de El-P ou encore de Czesław Miłosz, tous passés discrètement mais intensément au crible de l’expérience personnelle de Kae, qui use des meilleurs comme des pires moments de sa vie ou de sa carrière à date comme d’un puissant mix de liquides révélateurs, il s’agit bien ici, à plus d’un titre, de nous proposer une forme redoutable d’anti-manuel de développement personnel (comme l’aurait sûrement et joliment décrit Thierry Jobard), sous le signe de la connexion, de l’empathie et du pouvoir créatif du collectif.
Un jour James Joyce m’a dit : « Le particulier renferme l’universel. » Merci du conseil. Il m’a appris que plus j’accorde d’attention à mon « particulier », plus j’ai de chances de t’atteindre dans ton particulier à toi.
Depuis vingt ans maintenant, je saute sur chaque micro qu’on me tend, chaque occasion qui m’est offerte de parler et d’être entendu.e. Tout au long de ces vingt années, je ne compte plus les fois où j’ai franchi le seuil d’une salle de concert en me disant : Sérieux, je ne sais pas si ça va le faire ce soir. Je me suis senti•e jugée•e. Pas à ma place. J’ai regardé le public et, à mon tour, je l’ai jugé. Je me suis retrouvé•e devant des gens avec qui je n’avais rien en commun et je me suis dit : Pas moyen que vous et moi, on y arrive ensemble. Et je ne compte plus les fois où la suite m’a donné tort.
J’ai passé vingt ans un stylo à la main. Vingt ans à étudier l’art des mots qu’on prononce quelque part face à des gens. Ce que j’ai vu, je l’ai observé à travers le filtre de ma créativité : la fonction première de ma vie.
Ces pages contiennent mes réflexions sur l’écriture, la lecture et la scène, parce que c’est ce qui est vrai à mes yeux. J’aborderai spécifiquement ces thèmes et, par ricochet, d’autres plus vastes – l’identité, le mode de vie, l’altérité.
L’empathie, c’est se souvenir que chacun a une histoire. Une multiplicité d’histoires. Et se souvenir aussi de laisser assez de place aux autres pour qu’ils puissent raconter leur histoire avant de raconter la sienne.
Je suis quelqu’un qui aime profondément les gens. Dès que je suis sur le point de craquer, je me ressaisis en prêtant la plus grande attention à ceux que je croise dans mon quotidien.
Oui, j’écris pour ces autres qui me ressemblent. Ces autres qui n’ont pas trouvé leur place, et qui ne l’ont jamais trouvée. Des gouines, comme moi. Qui ont compris qu’il n’y a rien à gagner à rentrer dans le moule, que ce n’est même pas la peine d’essayer, et qui se retrouvent contraintes de tracer leur propre voie.
Ces autres qui n’ont pas encore jeté le monde aux chiottes.
Ces autres qui voient le beau avant le reste et qui assistent malgré eux au carnage.
Ces autres qui voient le carnage avant le reste et qui assistent malgré eux au spectacle du beau.
Et, à côté de ça, ceux qui ont trouvé leur place depuis le début.
Ceux qui se contrefoutent de tout.
Ceux qui n’ont vu le beau nulle part, jamais. Et le carnage encore moins. Simplement les grandes lignes et le temps qui passe.
Ceux qui partagent mes convictions et ceux qui les tournent en ridicule.
Tout le monde. Tout le temps. Quoi qu’il arrive.
Publié en 2020 et traduit en 2021 par Madeleine Nasalik chez L’Olivier, récit aussi émouvant que celui d’Amanda Palmer (« L’art de demander », dont on vous parlera prochainement sur ce blog, et dont le fil conducteur, sans être identique à celui de Kae Tempest ici, retravaille aussi en profondeur la forme de l’échange-don chère à Marcel Mauss), « Connexion » fait bien de l’échange et de l’empathie ainsi saisie et comprise une affaire authentiquement politique, comme chez la chanteuse jadis révélée au sein du duo des Dresden Dolls. Une lecture tonique, captivante, et qui répond en toute humilité à bien des interrogations secrètes rarement affirmées de la part de chacune et chacun, me semble-t-il.
James Baldwin décrit ainsi l’étau de l’amour obsessionnel dans La Chambre de Giovanni : « Dans cette chambre, j’avais l’impression de vivre sous la mer ; le temps passait au-dessus de nous, indifférent, les heures et les jours ne voulaient rien dire. » On patauge dans un marécage de même nature où rien n’est accessible, où le temps s’étire à l’infini, où tout est remis à plus tard. Un peu comme lorsqu’on se noie dans une relation toxique. Ça, je sais que je n’en veux pas. Mais je ne sais pas comment y échapper.
L’ordre établi compte sur ton apathie. Tu es là pour consommer. Tu n’as aucune autre utilité aux yeux de ceux qui gouvernent. Tu n’es rien. Tu graisses les rouages d’une machine qui s’appuie sur ta complicité et ta malléabilité fervente. On t’a martelé que tu étais une graine qui portait en elle un avenir radieux, absolument splendide, que pour vivre ta vie à fond, il te suffisait de prendre part à la compétition. D’être un winner. De consommer. Tu consommes, tes parents consommaient et tes grands-parents avant eux, et tes enfants consommeront. Voilà ton héritage. Depuis les Lumières, ce siècle sanctifié qui a vu l’Europe se vautrer dans le sang, qui a édifié son propre piédestal et diffusé sa propagande dans nos écoles, dans nos manuels pédagogiques et sur nos écrans de télévision, proclamant le mythe d’une ère d’excellence artistique et philosophique sans pareille, une ère de fraternité et d’esprit libertaire alors qu’elle était en réalité marquée par la violence, les guerres civiles et les conflits inter-États, les inégalités, la répression et la cruauté barbare. Arrosée de sang. Le sang des travailleurs. Le sang des humains à la peau brune ou noire, ces corps exploités, monnayés, tués au nom du progrès. Ensanglantés, avilis, debout sur des colonnes dans toutes ces villes épouvantables qui sont les nôtres, d’orgueilleux temples en pierre commémorant un siècle de ténèbres qu’on nous a vendu comme un siècle éblouissant. On vit encore à cette époque. Son chaos est toujours d’actualité. L’industrialisation des inégalités n’a jamais cessé. Ton apathie est nécessaire. Mon apathie l’est tout autant.
Et pourtant.
Hugues Charybde, le 9/09/2024
Kae Tempest - Connexion - Points Seuil
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