Chainas délivre un Bois-aux-Renards psychotique

Au fond du Bois-aux-Renards, oublié de (presque) tous, on ne vous entendra pas crier. Mais ça vaut peut-être mieux. Un thriller mordant et surprenant, forestier et psychotique, de l’auteur du grand « Empire des chimères ».

Chaque être était autant régi par les éléments proches que défini par ceux, lointains, qui n’entretenaient en apparence aucun rapport avec lui. La seule loi qui prévalait pour survivre était celle du regroupement, et à cette fin il n’existait pas d’autre méthode que l’élimination ou le contournement des obstacles naturels. On déplaçait la terre pour tisser des liens.
Toujours à la recherche d’un combustible étranger à lui-même, l’homme n’aimait rien tant que ce qu’il pouvait obtenir au prix d’un grand saccage. Grisé par la monstruosité de sa propre puissance, possédé par des visions d’infini ou quelque vague flatterie pour son genre, il s’était mis à tracer des routes.
Le Touring Club de France avait ainsi émis en 1909 un rapport sur l’itinéraire des vallées. Léon Auscher, vice-président du TCF, membre du conseil supérieur des travaux publics et président du groupe XII de la commission centrale des automobiles, avait parlé d’établir « la plus belle route de montagne du monde ». Le vertige qui s’empara des architectes rivalisait sans doute avec celui de Napoléon sur le pont d’Arcole, aimanté par Vérone. Ils s’engagèrent entre les reliefs avec toute leur science, avec tout leur entrain.
En 1912, la Voie des cols fut déclarée d’utilité publique. Les sentiers muletiers transformés en chaussée carrossable devinrent le passage obligé du grand tourisme. La compagnie de transports Paris-Lyon-Méditerranée et le génie militaire joignirent leurs efforts pour ajouter des tronçons d’agrément aux portions stratégiques.
Quand la crise de 1930 éclata, les pouvoirs publics renoncèrent avec une vigueur comparable à leurs résolutions précédentes à promouvoir cet accès. Subsistèrent les bus décapotables du PLM et quelques rares voitures.
Les grandes têtes molles des ingénieurs – qui ensemble ne composaient pas un cerveau entier – conçurent alors une nouvelle route plus à l’ouest, concurrente effroyable de l’ancienne Voie des cols. Cette dernière renoua avec le mépris originel où on l’avait autrefois tenue, celui dont on l’avait brièvement tirée, celui où on la replongeait. L’homme, toujours prodigue en travaux stupides et féroces, mettait autant d’ardeur à poser sa marque sur les paysages qu’à s’en détourner. Fallait-il compter les ruines des villes antiques, les édifications avortées en lisière du désert, les emplacements tactiques délaissés au profit d’intérêts supérieurs ? Aucune trace ne subsistait des palais suspendus à quarante-cinq kilomètres de Bagdad ; le bronze de Rhodes avait été fondu et revendu depuis longtemps ; le brome et la fétuque s’étaient approprié les derniers fragments de marbre du temple d’Artémis. Qui se souvenait de telle usine de banlieue désaffectée, de tel immeuble abandonné puis démoli au cœur d’une cité, de telle chapelle de montagne condamnée, entre les murs de laquelle plus aucun appel ne résonnait depuis des générations ?
La Voie des cols glissa en silence dans les ombres amères de la désuétude, les soirs sans fin du délaissement. Et le siècle, qui pourtant ne manquait pas d’ignominies mercantiles, put ajouter un nouveau bonnet d’âne à son chef : celui d’un aménagement absurde et oublié de tous. Ou presque.

En 1951, la petite Chloé, quatre ans, a miraculeusement survécu à un accident de voiture, sur une route de montagne au destin contrarié et quelque peu obscurci, accident qui a tué toute sa famille. Recueillie par une mystérieuse ermite aux allures de guérisseuse, au cœur d’une forêt semblant, contre toute logique purement géographique, loin de tout, elle vit et s’adapte – d’une manière que nous découvrirons en temps utile. En 1986, un camping-car presque anodin, mais véhiculant un couple devenu au fil des années une association folle et ô combien mortifère de redoutables serial killers, s’aventure sur une route rarement empruntée (David Vincent n’est parfois pas si loin), dans ces mêmes parages jadis entrevus, à la poursuite d’une de leurs victimes qui – une fois n’est pas coutume – leur a échappé, jusqu’à un village nettement en retrait, au centre ou presque de cette grande forêt reculée appelée Bois-aux-Renards, où mythes et légendes de temps révolus pourraient bien avoir cours, et y être bien vivantes.

La soirée avait été médiocre, ratée pour ainsi dire. Monsieur avait trop bu, il s’était laissé déborder. D’amples, ses gestes étaient devenus excessifs. L’alcool chez lui tenait d’un compte à rebours : une goutte suffisait à entraîner les rouages implacables d’une mécanique chronométrée, la prochaine dose gouvernait les projets immédiats, l’instant présent s’effaçait au profit d’un désir qui ne trouvait sa joie que dans l’anticipation du passé. Le premier verre assoiffait, le dernier noyait. Entre-temps l’esprit s’échauffait de telle sorte que la bouche massacrait avec application les mots et les idées. Chaque son se doublait d’une fausse clarté polyphonique, une netteté trompeuse embellissait à ses yeux les détails les plus triviaux ; les plus vives tortures morales se tissaient alors de plaisirs.
Et inversement.

Ils étaient d’abord allés au cinéma. Cette sortie aurait dû constituer le premier moment de détente familiale depuis la naissance des triplés, quatre ans auparavant. Cendrillon s’accordait le titre de nouveauté. Elle devait plaire, elle n’avait qu’effrayé. La corruption trop franche de lady Trémaine avait heurté les jeunes yeux. Articulant le nom de sa belle-fille, la marâtre se brûlait les lèvres, se déchirait la langue, et, dans le souffle murmuré des vastes donjons, la perfidie suintait de ses doigts mous. Chloé avait pleuré, Jean-Jacques s’était caché les yeux, et Loïc était resté tétanisé sur son siège.
Puis la famille avait soupé à La Meringue, un restaurant de la vieille ville qui avait, laborieusement mais non sans éclat, restauré son lustre d’avant-guerre. Monsieur avait, peut-être par dépit, peut-être poussé par un instinct plus sourd, commandé son premier verre.

Quand la soirée s’était achevée, ils avaient regagné leur véhicule, une Citroën 15-Six dont la fameuse publicité affirmait qu’elle domptait la force centrifuge. La mère, Cécile Marchant, avait installé les enfants sur la banquette arrière, tandis que Monsieur s’était planté devant le trou de manivelle sans un regard ni pour sa turbulente progéniture, ni pour sa femme trop silencieuse, ni pour la nuit vêtue de charbon. La clarté même des réverbères semblait faire retraite. Les mains sur les hanches, le corps alourdi, il s’était absorbé un instant dans la contemplation des pare-chocs, plus massifs que ceux de la gamme précédente. Et avec la brutalité du veneur qui cherche à coups de couteau une âme au fond d’un gibier, il avait enfoncé la manivelle dans les entrailles de la machine.

Cinq ans après le monumental et décisif « Empire des chimères », l’une de ces lectures indispensables, trônant à la croisée de bien des chemins de genre littéraire, que l’on souhaite sur ce blog recommander à toutes et tous, le huitième roman d’Antoine Chainas, publié en 2023 dans la Série noire de Gallimard, fait lui aussi la part belle aux navigations frontalières, insinuant sa narration haletante – et surprenante à chaque détour ou presque de son déroulé naturel – entre le pur roman policier, le thriller équivoque, le roman subtilement fantastique et le nature writing qui ne serait jamais apaisé.

Si l’on ressent sans doute par moments les présences fantomatiques de James Dickey (de son « Délivrance » de 1970, et de l’inoubliable adaptation de John Boorman en 1972), de Grégoire Courtois (son « Les lois du ciel » de 2016, qui n’est pas précisément un traité de bonheur par les plantes, ne rôde pas très loin de ce bois-ci), de Jeanne Favret-Saada (car la sorcellerie dans le bocage est bien souvent affaire de parole colportée, de croyance affichée face à un certain scepticisme, mais aussi d’intentions secondes), voire d’Angela Carter (certains motifs de « La compagnie des loups », mais aussi du « Magasin de jouets magique », plus curieusement, croisent peut-être ici à proximité)), « Bois-aux-Renards » (sous-titré, avec une immense sincérité cauteleuse « Contes, légendes et mythes », justement) se distingue surtout par la capacité presque unique d’Antoine Chainas d’insérer les mécaniques psychotiques des thrillers contemporains de serial killers, avec leurs sinueux parcours de déviances, qu’il nous avait déjà largement montrées dans « Versus » (2008), dans « Anaisthêsia » (2009) ou dans « Pur » (2013), au cœur d’un environnement familier – de prime abord – qu’un récit toujours redoutablement caustique (où l’ensemble ou presque des personnages peuvent être soumis tour à tour à une forme particulièrement mordante d’ironie – narrative – du sort) entraîne en spirale vers l’inquiétant et l’inconnu.

Sandrine Collette (surtout celle de « Six fourmis blanches ») et Andrée Michaud (surtout celle de « Bondrée ») utilisent quasiment à la perfection un décor naturel profond pour créer un territoire de l’inquiétude sauvage et bien particulier. Antoine Chainas nous prouve ici qu’il peut manier des armes comparables en y incorporant une forme sévère de déviance psychologique et sociale et un précieux grain de fantastique (qui saura s’expliquer en grande partie autrement, le moment venu), surgissant eux aussi de là où on ne les attend pas nécessairement, pour pousser à son paroxysme l’inquiétante étrangeté – de la forêt, de l’écart et du reste.

Il faisait environ minuit. Tout sommeillait. Artémis cornue brillait à peine à travers le fin réseau des nuées nocturnes, dont une brise plutôt chaude déchirait par moments la trame inconsistante. Des cirrus plus sombres que la nuit planaient en altitude. L’étrangeté jusqu’à présent masquée de la déesse lunaire, avec son visage plat et oblique, jetait à la faveur d’une trouée une lueur calcaire sur le massif des Alpes endormies.
La voûte étoilée, lande scintillante éclairée par des feux lointains que l’on savait morts depuis des siècles, des millénaires peut-être, ouvrait entre les nuages les lacets de son corsage, dénouait les fils lascifs des ténèbres et défrayait les imaginations fiévreuses trop promptes aux extases ou à l’effroi.
Pluie de vers luisants sur les collines, les vallons et les chênes. Les courtilières, la tête flanquée de gros yeux d’ébène saillants, frottaient leurs râpes stridulantes. Des escargots qu’avait égarés l’absence du jour traçaient des itinéraires liquides sur le bas-côté. Les araignées brodaient dans les herbes des pièges de mousseline frémissante. Une paire de phares éclaira un bref instant le lierre stérile élevé sur le bois des clôtures chaussées de glycine, giclement de pieux tordus, noueux, variqueux.

La photographie d’ouverture est due au talent de Francesca Mantovani.

Hugues Charybde, le 23/09/2024
Antoine Chainas - Bois-aux-Renards - Folio noir/ Gallimard

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