L'essentiel de Kerangal par un Jour de ressac
Le Havre comme plaque tournante du trafic de mémoires, et comme démonstration du pouvoir d’inquiétude et d’antidote de la littérature. Un roman essentiel.
J’ai reçu l’appel vers quatorze heures, je venais de rentrer, j’avais encore mon manteau sur le dos et mon sac contre la hanche, lourd, une pierre, je l’ai fouillé sans trouver mon portable, j’ai même fini par le vider sur la table de l’entrée qui nous sert de dépotoir, mais rien, je me suis figée, l’appartement était désert, les vibrations du téléphone parfaitement audibles quand leur source, elle, me semblait lointaine, insituable, j’ai tâté mes poches qui étaient profondes et basses, pleines de petits papiers froissés, de miettes, de copeaux, j’ai senti le boîtier pulser sous mes doigts à travers l’étoffe, et quand je l’ai enfin saisi, l’écran affichait un numéro de téléphone fixe, indicatif 02, l’Ouest, j’ai décroché, un homme s’est présenté comme « officier de police judiciaire » et a demandé à me parler, j’ai dit c’est moi tout en me dirigeant telle une automate vers la chaise la plus proche car le sol, déjà, roulait sous mes pieds, et là, une fois assise, j’ai écouté celui qui, usant du parler neutre et factuel propre à ceux qui appliquent des procédures, m’intimait de me présenter au commissariat du Havre : nous aimerions vous entendre dans le cadre d’une affaire vous concernant.
J’ai balbutié : quoi ? quelle affaire ? Le policier m’a déclaré que le corps d’un homme avait été retrouvé il y a deux jours sur la voie publique, au Havre, un individu non identifié, que j’étais censée pouvoir fournir des informations, qu’il fallait que je vienne. Devant moi le couloir s’incurvait, pareil à une piste de bobsleigh. J’éprouvais une telle sensation de vitesse que j’ai cherché un point fixe où accrocher mes yeux – le logo Nike d’une basket bourrée de papier journal qui séchait sous le radiateur, une poignée de porte en bakélite, un losange sur le tapis. Le policier m’a demandé de venir au commissariat du Havre le lendemain à neuf heures, il voulait m’auditionner, j’ai répondu d’accord, on a raccroché, et le temps s’est aussitôt rompu contre mon oreille, crac, cassé en deux, matin et après-midi désormais inconciliables, et si divergents, déjointés, étrangers l’un à l’autre, qu’ils étaient devenus incapables d’assembler une même journée, celle que j’étais pourtant en train de vivre.
Après quoi le silence a durci dans la pièce comme du plâtre à l’air libre et je suis restée sans bouger, sans force, impuissante à ralentir le flux de questions qui se formait en moi, des questions que j’aurais dû logiquement poser au policier si je n’avais été tenue à distance par sa plate autorité, interloquée, et m’efforçant de trier les données contenues dans sa phrase : corps d’un homme, voie publique, Le Havre. C’est d’ailleurs d’entendre ce nom, Le Havre, c’est de l’isoler tel un peit grain dans mon oreille qui avait fait basculer l’appel, lui avait donné sa frappe sourde, car – mais le policier le savait-il ? – j’ai vécu dans cette ville, j’y ai poussé comme une herbe folle jusqu’à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec. Ce que j’avais en commun avec l’homme que l’on avait trouvé, a minima, c’était Le Havre.
Recevoir l’appel soudain d’un officier de police judiciaire à propos de la découverte du corps d’un homme – alors que l’on a, a priori, absolument rien à y voir et que, presque littéralement, l’on tombe des nues – à de quoi ébranler tout un chacun ou toute une chacune. Mais lorsque cet appel provoque, qui plus est, l’irruption sur la scène de la ville de votre enfance, quittée depuis si longtemps dans des circonstances peut-être équivoques, entraînant une formidable montée du souvenir, pour le meilleur ou pour le pire, la ville du Havre (qui résonnera nécessairement avec celle de Joseph Andras et de D’ de Kabal plus qu’avec celle de Philippe Huet) devient le mystérieux catalyseur de la gestation d’un point de bascule, dont on ne saura qu’in fine s’il provoquera le cataclysme redouté, ou non. Tout l’art de Maylis de Kerangal, et il est à nouveau très grand ici, est de nourrir ce feu potentiellement dévorant de l’anticipation du pire, avec le bois brûlé de la mémoire et du détail révélateur, pour de nous placer au cœur de ce déroutant déséquilibre de la raison et des sentiments.
Au Havre le jour se levait. Une petite pluie fine hachurait la ville de biais. Un texto de Maïa s’est affiché sur mon portable à l’instant où j’ai poussé la porte du Terminus, le bar-tabac en face de la gare : t’es où ? Je me suis tournée vers la déco en rouge et noir, le dallage gris, les grands miroirs où se reflétaient quelques clients aux yeux ralentis sur des grilles de jeux et des verres d’alcool fort, et moi parmi eux, chiffonnée, mon barda sur la hanche.
Derrière le bar, la serveuse actionnait la machine à café avec cette énergie disproportionnée qui tient de la détresse et qui tient de la rage, ses cheveux grisonnaient et sa peau s’était creusée mais je l’ai reconnue, imbriquée dans le comptoir, les épaules pointues, le buste étroit sous le chemisier de service usé jusqu’à la corde, le biceps tatoué sur le bras maigre, les ongles cassés, elle est là depuis toujours, elle a toujours été là, j’ai cherché son regard quand elle a flanqué ma tasse sur le zinc, je me suis dit qu’elle allait peut-être me reconnaître, j’étais quand même pas mal venue ici, au Terminus, mais non, elle a enchaîné sans un mot et recommencé à travailler le dos tourné à la salle, sans un regard non plus pour les lycéens qui occupaient la banquette, qui traînent et s’accolent ici depuis que les banquettes et l’adolescence existent, et ceux-là avaient beau être penchés sur leur portable à scroller, à follow, à follow back, à liker des stories, c’était toujours la même scène, la même scène exactement – et moi parmi eux, vêtue du duffle-coat rouge de mes quinze ans -, c’était les mêmes corps agglutinés en essaim et stylisés comme des papillons, quitte à porter des baskets à plateau multimatière, de fausses casquettes Gucci et des piercings aux arcades sourcilières. L’un d’entre eux avait mis son portable en mode haut-parleur suivant un usage récent et franchement pénible, une voix sonorisée se mêlait aux leurs, starfoullah j’ai le covid, elle claironnait, si bien que le vieux punk qui lisait Paris-Normandie à la table voisine s’est levé aussitôt pour aller se coller près du bar.
Dehors le vent forçait, le crachin fouettait les vitres par intermittence mais personne dans la salle ne réagissait aux variations tapageuses de la météo, ni ne risquait un œil vers les chars ultrarapides qui fonçaient à travers des campagnes marronnasses, vers les êtres humains entassés dans les caves et les immeubles démolis qui occupaient à tour de rôle le vaste écran plat accroché au mur, images muettes que soulignait, indifférent, un ruban d’actualités obnubilé par Harry et Meghan. J’ai acheté des cigarettes. Je cherchais quelque chose à répondre à Maïa qui insistait, tenace : t’es où ? tu fais quoi ? J’ai tapé « rancard boulot / retour ce soir », et fourré le portable dans ma poche – je ne sais pas pourquoi je lui mens.
Pour ce « Jour de ressac » (ressac : « retour brutal des vagues sur elles-mêmes lorsqu’elles ont frappé un obstacle », nous affirme le Robert, mais qui vient bien de l’espagnol resacar – tirer en arrière – nous rappelle le Larousse), publié en août 2024 chez Verticales, Maylis de Kerangal mobilise comme elle en a le secret, au moins depuis « Corniche Kennedy » (2008) et « Naissance d’un pont » (2010) – avant la consécration de « Réparer les vivants » (2014) -, un matériau romanesque qui dissimule souvent sa puissance pour mieux faire vivre un rusé jeu de correspondances subtiles.
Dans le cheminement tour à tour certain ou incertain du souvenir, Le Havre s’affirme logiquement nexus et plaque tournante, et pas uniquement de toutes sortes de trafics contemporains, inquiétant des autorités policières où se distinguera le jeune Zambra (qui n’est pas le Zangra de Brel – ou de Buzzati – bien que semblant, lui aussi, attendre un ennemi). En croisant de manière lancinante le passé de bombardements (le Mike Davis de « Dead Cities » n’est pas très loin – lui qui savait bien ce qu’est une cité de quartz), celui des ruines sous le signe de Stig Dagerman et de son « Automne allemand » (ce choc personnel de Lorientais, à la page 155, lorsque je me suis revu, plus jeune, défendant tant bien que mal – ou excusant – l’esthétique reconstruite à la diable, après 1945, de ma ville natale) et le présent de réfugiés fuyant devant les guerres (et leurs ruines tout à fait contemporaines, elles), qu’elles soient civiles ou d’agression (le récit du naufrage du 24 novembre 2021 est ici un tournant, comme l’était d’emblée le choix du « Burn after reading » (2008) des frères Coen comme film potentiellement fatal), Maylis de Kerangal nous offre une souveraine alchimie, où les tours et détours du doublage des voix (on y entend les mots et les silences d’un Peter Szendy, celui de « À coups de points » comme celui de « Sur écoute »), et dans laquelle la moraine de Kiruna n’est peut-être au fond pas si éloignée de la plage de galets du quai Nord.
« Tout se passait comme si la lubie de l’enquête s’était emparée de moi » : là où Luc Boltanski menait justement dans « Énigmes et complots » son enquête à propos d’enquêtes, « Jour de ressac », avec brio manifeste et ferveur discrète, orchestre l’attente du pire surgi du passé pour mieux annihiler dans une douceur paradoxale la tentation de l’explosion. Éclatante démonstration du pouvoir de la littérature comme inquiétude et comme antidote, servie par une langue enchâssant merveilleusement les différents possibles, ce roman se fait essentiel. « Y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs ».
Tu es dingue, c’est ce que je me suis dit, debout sur la plage, face à une mer courte, hérissée, une mer de fer et de silice. Des cailloux, des cailloux partout. J’ai balisé ce parterre aux faux airs de land art où j’avais tant de fois galéré à étaler ma serviette, déblayant une à une les pierres qui meurtrissaient mes omoplates afin de bronzer en bikini, frissonnante mais stoïque sous une barbe à papa de nuages, faisant comme si mon rivage n’était pas ce pierrier de silex mais une station balnéaire de palaces et de palmiers, de casinos et d’ambre solaire, de Fantômettes voleuses de bijoux, de princes déchus et de vieilles gloires d’Hollywood, ce que cette plage n’aura pas été bien longtemps, malgré son hôtel Frascati ou son Nice-Havrais, abandonnant ces architectures et ces personnages à la rive d’en face, à la Côte fleurie, aux riches qui savent nager, misant tout sur le port industriel, les raffineries et les chantiers navals, sur l’outil de travail, et de fait, la plage du Havre est populaire, elle est portuaire et municipale, les familles y descendent en cortège depuis les quartiers du plateau, elles vont à la mer, elles vont à la cabane, les enfants ont la bouée autour du ventre, ils courent sans attendre vers le clapot, au risque de se perdre dans la foule puisque à marée basse, s’il fait soleil, c’est une multitude qui envahit l’estran, des milliers de corps se floutent dans la brume de chaleur, la clameur monte, une nappe suave et bourdonneuse, et ce bruit-là est bien l’un de ceux que je préfère, celui qui dit la turbulence et l’allégresse, la récréation et les joies premières, la révélation de la peau, la rencontre du sable qui déconcerte, évoque la soie et rappelle la boue, d’autant que ces jours-là la hiérarchie sociale se dénude et se couche, elle se met à plat, et ce n’est pas qu’elle soit abattue pour de bon, non, faut quand même pas rêver, mais elle perd toute verticalité, elle s’étale, des plus modestes côté digue aux plus cossus côté cap, partage du sensible, échantillon réparti d’est en ouest selon des revenus croissants, quand c’est bien un même cordon de galets sur lequel on se pose, et qui fait mal au cul.
C’est ici un rivage de galets plus ou moins gris, différemment calibrés mais issus d’une même histoire lithique, une histoire de temps long, de temps déraisonnable – sédimentation, dissolution, migration. Une chape minérale perforée de cavités obscures où stagne de l’eau croupie, lisérée de laisse de mer, semée de bois flottés et d’algues noires aussi friables que du papier brûlé, souillée d’ordures humaines en décomposition, habitée de cordelles et de puces de sable, et recouverte çà et là d’une flore bizarre, entre le cresson rouge et la roquette jaune. Des jours comme aujourd’hui, sous la flotte de novembre, la plage prend l’aspect hostile d’un réservoir à projectiles, d’un silo à boulets, et suggère la guerre qu’elle a bien connue, mais la plupart du temps, c’est une scène hyper vivante, ouverte, baignée d’une lumière de peinture, un plateau où s’enchevêtrent les rythmes sur lesquels les humains n’ont pas encore de prise, celui de la lune et celui des nuages, celui de la boule et celui de l’érosion, la durée nécessaire pour qu’un éclat de silex devienne un galet ou celle qui suffit à faire fondre un esquimau dans la main d’un enfant.
Je marche sur les cailloux et le sol bouge sous mes pas. Il roule et se fragmente, il rague dans un bruit de chaînes lourdes. Il faudrait que j’accélère pour ne pas tomber, que je me lance, effleurant la surface de la pointe des pieds pour rebondir d’un galet à l’autre, hop, hop, exactement comme je courais ici, enfant, les cuisses fraîches, un crabe au creux de la main. Mais je vais lentement, les chevilles tordues et les pieds lapidés ; je cherche quelque chose, une pierre – sachant que chercher une pierre sur une plage de galets est de la folie douce.
En la voyant sur les photos que le jeune policier m’a montrées ce matin, j’ai pensé à un morceau de charbon, noir, luisant, du cardiff. Des pierres souillées de cambouis, on en trouve pas mal sur ce littoral que fréquentent les supertankers, les vieux pétroliers à coque rouge et les méthaniers dernier cri qui sortent chaque semaine des chantiers sud-coréens de Pusan, on s’en éloigne, on les évite, n’y touche pas, ça colle, c’est dégueulasse. Elle marque l’endroit de la plage où l’on a retrouvé l’homme mort en contrebas de la digue Nord, semblable à un naufragé échoué sur le rivage.
J’avance vers la digue, à chaque enjambée, un petit éboulis, un microglissement de terrain efface mes repères tout autant qu’il bousille mes boots, si bien que, pariant sur ma chance, j’ai fini par m’élancer au hasard, les yeux au ras de la caillasse.
Hugues Charybde, le14/09/2024
Maylis de Kerangal - Jour de ressac - éditions Verticales
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