« J’aime mettre en rapport un dessin codifié très Tintin à un récit plus cronenbergien » Interview d’Aurélien Maury
Avec Oh, Lenny son dernier livre, Aurélien Maury arrive à nous surprendre avec un récit qui joue avec les codes, et qui nous propose des chemins de traverse. Avec son style, le dessinateur arrive à installer une proximité avec ses lecteur/ices qu’il embarque dans cette histoire d’emprise et de liberté, dans le sillage d’une créature nommée Lenny.
Si l’histoire commence avec un couple qui s’éloigne et une jeune femme qui a besoin de se retrouver dans un monde contemporain qui perd un peu de sens, leur vie va être totalement bouleversée par la découverte d’un animal errant qui ne ressemble à aucune espèce connue. Lenny va envahir le quotidien de June d’une manière inattendue dans un récit qu’on ne lâche pas une minute et dont le souvenir va vous hanter longtemps après la lecture.
Entretien avec l’auteur pour revenir sur ce livre marquant, son parcours, ses influences et les coulisses de l’album.
Oh, Lenny est ton nouveau gros projet, 12 ans après Le dernier cosmonaute, ce dernier livre a maturé longtemps ?
Aurélien Maury : Il a fallu pas mal de temps en effet. La toute première mouture remonte à… 2005 je crois. Il y avait déjà les éléments initiaux : un couple qui recueille une créature qui à mesure qu’elle évolue exerce une forte emprise sur l’un des deux, le tout sous un mode plutôt comique et devait devenir un petit album en micro-édition. Je n’étais pas allé au-delà de quelques pages et c’est resté à l’état d’ébauche pendant des années. J’avais gardé l’idée dans un coin de ma tête et une nouvelle mouture plus fournie où l’humour avait été totalement évacué, en 2019 a servi de base à la version finale de l’album. Il y avait la plupart des scènes qui se passent dans la maison qu’on retrouve dans la version finale. Mais les personnages étaient des archétypes et le récit bégayait dans plusieurs directions.
Il a fallu tout mettre à plat, réécrire beaucoup, donner surtout de la consistance aux personnages et s’assurer que l’ensemble soit cohérent et surprenant. J’ai été accompagné par mon éditeur au cours de l’élaboration de l’histoire qui a joué les script-docteurs. Tout ça a été très long d’autant je n’ai pas toujours pu travailler en continu, il y a eu plusieurs interruptions plus ou moins longues pour mener des projets alimentaires, ménager des temps de pause… mais on va dire qu’à partir de là l’histoire était enfin sur des rails.
À partir de 2020, j’ai commencé un story-board poussé, qui était plus un crayonné finalement, et jusqu’au bouclage en décembre dernier, ça été beaucoup plus soutenu. Bout à bout, il a fallu quelque chose comme 4,5 ans de travail j’imagine pour mener Oh Lenny à terme.
On est entre les codes de l’horreur ou du nature writing avec l’échappée de l’héroïne dans les bois face à la modernité incarnée par son conjoint, tu avais envie de jouer avec ces codes ?
A. M. : Oui pour autant que je m’en souvienne, ma première idée était de faire un récit d’horreur très premier degré. Finalement le récit a pris une tournure plus tragi-comique, que je ne regrette pas et qui m’est sans doute plus naturelle. Mais je tenais à rester dans les codes d’un récit de genre et à préserver de la tension pour ne pas basculer dans de la pure comédie simplement saupoudrée de fantastique.
Je ne sais pas si on peut vraiment faire peur en bande dessinée, comme on peut avoir peur au cinéma ou en littérature… mais je voulais m’en approcher le plus possible pour quelques passages, avec mes moyens.
Pour le nature writing, c’est venu en cours d’écriture. Jouer avec les codes du récit de retour à la nature n’était pas au programme, mais ça s’est fait petit à petit comme la trajectoire de l’héroïne semblait aller dans cette direction. Ça m’a bien amusé de déployer toute une panoplie de clichés inhérents à ce genre pour installer la dernière partie de l’histoire.
Toutes mes histoires puisent de toute façon dans les clichés comme un enfant dans un coffre à jouets, mais ce qui est intéressant au-delà du plaisir de les manipuler, c’est de les imbriquer si possible de façon surprenante, pour créer de la comédie ou du malaise. J’aime bien opposer le côté très fleur bleue du personnage, sa vision idéalisée de la nature à la sauvagerie crue de la créature et à ses pulsions de fauve, tout comme j’aime mettre en rapport un dessin codifié très « tintin » à un récit plus « cronenbergien ».
Tu avais évoqué la difficulté du couple dans Le dernier cosmonaute à travers ce héros un peu dans la lune et le désir d’enfant, cette fois, c’est à travers June qu’on a cette déconnexion et le désir de prendre soin d’un autre, ce sont des thématiques que tu creuses ?
A. M. : Je vois le lien thématique qu’on peut faire entre les deux livres, autour du couple et de la question de l’enfant, effectivement.
Pour autant je ne crois pas avoir cherché à aborder ces sujets intentionnellement au départ ni à faire une sorte de continuité entre mes albums « solos ». Cela doit jouer à un niveau plus inconscient peut-être, qui sait !
Il y a toujours un personnage hors-norme : l’ours dans Le dernier cosmonaute ou Lenny ici, est-ce que ce sont des personnages qui viennent en amont de l’écriture ou tu les ajoutes pour créer un effet de trouble ?
A. M. : L’ours du Dernier cosmonaute est arrivé en cours d’écriture sans que ça soit vraiment prévu à la base. Pour élaborer cet album, je n’ai pas suivi de scénario, j’avais une première scène qui a constitué le noyau dur et j’ai ajouté avant et après d’autres scènes pour étoffer le récit qui se dégageait petit à petit. Quand Larry rentre chez lui, dans sa chambre d’enfant, je me souviens avoir dessiné une bulle (« Quelle soirée ! ») sans savoir qui prononçait le dialogue… qui était ce personnage qui avait l’air de parler à Larry comme si Larry se parlait à lui-même ? L’ours en peluche s’est imposé, sans aucun doute l’influence de Calvin & Hobbes de Bill Watterson a jouée ici, mais c’était aussi assez logique que ça soit un personnage de son enfance… Ensuite il a fallu ménager de la place pour lui dans la suite du récit.
Pour Oh Lenny, c’était différent, l’idée initiale c’était qu’une jeune femme recueille une créature qui allait diviser le couple. La créature était là avant même d’avoir tout à fait les personnages en main ou le reste de l’histoire.
Il doit y avoir quelques liens entre Teddy et Lenny outre leur côté hors normes. Les deux sont des êtres non humains et surnaturels et peuvent être vus comme des protecteurs du protagoniste, mais d’une façon aussi paradoxalement étouffante, qui les maintient hors des réalités… Teddy est plus un personnage symbolique, là où Lenny est plus insaisissable.
On sent qu’il y a une grosse influence du cinéma —par rapport aux cadrages, au rythme et une fascination pour la banlieue américaine et son imaginaire, comment as-tu bossé ton story-board ?
A. M. : Oui j’ai vraiment mené la réalisation de l’album comme un film fantastique américain des années 70/80 enfin c’est comme ça que j’avais envie de l’envisager, par jeu, disons.
En élaborant l’écriture et ensuite le story-board, j’ai beaucoup pensé à Spielberg (il y a plusieurs clins d’oeil dans Oh Lenny), Carpenter, Cronenberg, Richard Kelly, mais aussi les films américains de Dupieux… Le projet de départ est né de cet amour pour ce cinéma-là. D’où l’envie d’ancrer l’histoire dans l’Amérique contemporaine, dans mon cas c’est une Amérique contemporaine totalement imaginaire, balisée par le visionnage de ces films…
Pour les cadrages, comme j’ai pu modéliser quelques décors, dont la maison, en 3D rudimentaire pour m’aider avec la perspective, ça m’a permis de chercher mes angles de vues en me promenant dans mon décor, comme on le ferait sur un tournage. Ça m’a autorisé à faire des contre-plongées, des plongées, que je n’aurais pas su faire sans cet appui.
Ceci dit je ne voudrais pas qu’on pense que je suis un réalisateur de cinéma frustré ! Je suppose qu’un réalisateur de cinéma peut de la même façon avoir envie de se voir comme un chef d’orchestre, ou un peintre… pour aborder son médium de prédilection différemment.
Comment tu travailles, quel est ton matériel ?
A. M. : Pour le scénario j’utilise Scrivener, un logiciel qui permet de constituer des fiches, un peu comme des post-it. Chaque post-it est une scène ou une séquence et ça me permet de les agencer facilement comme on le ferait sur un tableau de liège ou magnétique avec de vraies fiches.
Après pour creuser les personnages, leur biographie et pour échanger avec mon éditeur sur l’univers du récit, le plan, le séquencier etc. la suite s’est faite dans un traitement de texte classique.
Au moment du passage au story-board, je n’ai pas de scénario très précis ou très fini. J’ai un paragraphe par scène, avec parfois quelques bribes de dialogues. Mais j’ai en tête ce que je veux très précisément.
Pour le dessin, je travaille sur tablette graphique. J’en une assez grande, de 22 pouces qui me permet d’avoir à peu près la page finale en plein écran à la bonne échelle. Le story-board est élaboré en numérique, ce qui me permet d’aller beaucoup plus vite qu’en papier et de ne pas m’attacher trop à mes dessins (il faut pouvoir jeter des séquences entières si elles ne sont pas nécessaires ou réussies). En général je fais un crobard rough difficile à décrypter par quelqu’un d’autre que moi, plutôt sur papier pour le coup et ce qui me passe sous la main… ça constitue mon premier découpage. Ensuite je trace le gaufrier en numérique et place les dialogues. La première mouture des dialogues est faite directement dans le story-board. Ensuite, je travaille la composition de chaque case pour que la page soit harmonieuse. C’est ce qui prend le plus de temps.
Après vient le crayonné. Je passe beaucoup de temps à travailler les postures pour qu’elles soient expressives, que les acteurs « jouent » bien. On peut vite aller dans le surjeu, et c’est assez fastidieux. Je m’aide de postures de références sur Google Images pour trouver les bonnes poses quand je n’ai pas d’idées de comment faire, ou que ça me pose problème au niveau du dessin…
Puis l’encrage et la couleur, toujours sur Clip Studio. Pour la couleur, c’est très instinctif, avec pas mal de tâtonnement…
Tu travailles dans un style qu’on pourrait qualifier de ligne claire et je crois que tu es autodidacte ? Comment as-tu fixé ce style, tu es un fan de Chaland ?
A. M. : Oui, je m’inscris tout à fait dans la ligne claire. Ça me vient de ma fascination d’enfance pour Tintin, je suppose. En particulier pour les hors-textes des albums les Cigares du pharaon ou L’Île noire… Je ne sais pas vraiment me l’expliquer, mais c’est un graphisme que je trouve idéal, qui confine à la perfection. Ce n’est pas forcément le plus facile d’accès, surtout quand on est autodidacte car il est exigeant, mais je m’efforce de garder le cap que je me suis fixé.
Il y a aussi le dessin de Peyo qui m’a énormément marqué, qui est une ligne claire plus grasse que celle d’Hergé, plus en rondeur, avec des déliés.
Je connais l’œuvre de Chaland depuis assez peu finalement, Le dernier cosmonaute était déjà paru quand mon éditeur m’a mis La comète de Carthage dans les mains en pensant que ça pourrait me plaire. Et effectivement ça été un électrochoc… en fait ça m’était familier, j’avais l’impression de connaître sans avoir encore jamais lu… Rétrospectivement, je pense que j’avais lu enfant des publications pour la jeunesse des années 80/90 qui imitaient pas mal le style de Chaland, donc ça m’a tout de suite parlé. En tout cas, c’est devenu une influence majeure dans mon travail par la suite… j’ai beaucoup de plaisir à relire ses albums, qui sont à la fois indépassables sur le plan du perfectionnisme dans leur genre et particulièrement complexes sur le plan de la narration (je pense à La comète de Carthage, F52, Vacances à Budapest ou Le Jeune Albert). F52 ne quitte pas ma table à dessin : Chaland, c’est un phare dans la nuit.
Après, côté ligne claire, j’apprécie également bien évidemment Floc’h, Lucas Varela et pourquoi pas Moebius même si ça n’est pas toujours strictement de la ligne claire. Sans oublier les estampes japonaises de style ukiyo-e, avec des illustrateurs comme Hasui Kawase qui ont dû inspirer Hergé sans aucun doute, ou Bilibin.
De Chaland, j’ai l’impression qu’il y a aussi un goût pour le pastiche, l’humour un peu décalé. C’est ce qu’on retrouve dans Egg avec Gilbert Pinos ou dans tes strips décalés sur le site de Tanibis, non ?
A. M. : Oui sans doute. Après, le goût pour le pastiche, l’ironie… c’est aussi d’autres influences que celle de Chaland. À vrai dire pour Egg, nous avions principalement en tête L’homme est-il bon ? de Moebius et OSS 117 de Jean-François Halin et Michel Hazanavicius. Mais si l’album peut évoquer un peu Chaland, j’en suis ravi.
Tu as dessiné la trilogie des Contes du piano-caméra avec Jérôme Margotton, Au Cœur du Naufrage dans la série Les Aventureurs avec Félix Elvis et Lucie Le Moine et Brume, une histoire courte dans Spirou, tu avais envie spécifiquement de travailler sur de la jeunesse entre ces projets adultes ?
A. M. : Les albums que tu cites sont des commandes, que j’ai faites avec beaucoup de plaisir. Je les ai menés de la façon la plus professionnelle possible, mais ce n’est pas la même implication qu’un album dont on est l’auteur ou le co-auteur disons, si je suis honnête. Ça me va d’en faire de temps en temps, voire d’en faire mon activité principale si je suis un jour assez sollicité pour ça (je suis d’ailleurs en train de terminer un album illustré sur les Cro-Magnons pour les éditions de La Martinière), à condition que ce soit compatible avec mes projets d’auteur.
Et en tant qu’auteur, ça me plairait beaucoup de travailler à un album ado/pré-ado, pour l’instant je n’ai pas encore de projet adapté, mais un jour sans doute.
Pour revenir sur ton dernier projet, est-ce que tu peux nous parler de la composition de la couverture qui marche particulièrement dans cet effet de jouer avec les codes dont on parlait plus haut ?
A. M. : J’ai fait pas mal de recherches qui jouaient plus la carte « récit de genre » et qui avaient tendance à laisser croire que le récit serait un genre de thriller horrifique haletant et spectaculaire… avec des contre-plongées, en jouant sur une ambiance plus expressionniste… c’était un peu trop tonitruant, too much.
Au final, avec l’éditeur nous les avons écartées pour rester sur une proposition plus sobre, avec le personnage principal en avant de façon assez classique finalement. Avec une palette assez douce pour évoquer un moment de quiétude et avoir juste la tentacule en périphérie de l’image comme élément de bascule vers le fantastique. Ça me semblait plus juste au regard du récit, qui est focalisé sur le personnage. J’aime bien le fait qu’elle ait les yeux fermés, tournée vers l’arrière, ça donne un petit côté Orphée aux enfers…
J’espère que cet entretien vous a donné envie d’en savoir plus sur son travail et d’ouvrir Oh, Lenny qui est l’une des lectures marquantes de ce début d’année.
Thomas Mourier, le 3/07/2024
Aurélien Maury,- Oh, Lenny -Tanibis
Les liens renvoient sur le site Bubble où vous pouvez vous procurer les ouvrages évoqués.