Les Sentinelles de Jack Dabaghian chez Esther Woerdehoff
Les sentinelles de Jack Dabaghian sont ces héros tragiques de l’antiquité classique, ces vénérables sentinelles de notre mémoire, les cèdres séculaires vivants et menacés, à la présence royale, à l’ombre rafraichissante, à la magnificence prodigieuse. Ils irradient leur sagesse en ces Monts du Liban, montagne sacrée, paysage de raison et d’éternité. Ici, tout semble immémorial et éternel, alors que le réchauffement climatique, en appauvrissant le peuple des oiseaux, a fait proliférer ce cancer invisible qui ronge ces géants bienveillants et les menace d’extinction, rongeant le bois, réduisant drastiquement la circulation de la sève.
La profondeur heureuse du temps, l’enchantement d’une paix immémoriale ne berceront plus aussi sûrement les hommes, si le mal venait à abattre les cèdres à la profondeur étoilée. Bercé au chant des oiseaux, ce paysage à la résonance édénique, devient chaque jour plus silencieux et plus dense, l’ombre devient pierre.
C’est à ce témoignage, à cette disparition, que le photographe se consacre, éternise la présence séculaire de ce qui fait paysage dans une poétique du constat, de la perte, du désenchantement, de la disparition, de la célébration de l’Immémorial d’un Sacré, d’un territoire aux fondements de l’histoire, d’un témoignage.
Jack Dabaghian se consacre à cette lourde tâche en homme libre et cultivé. Il a choisi de revenir au travail à la chambre, comme un ethnologue, au précis de l’optique, à la définition du trait soutenu par la lumière, afin que tout le vivant dans sa beauté illumine. Il s’agit bien ici d’Illuminations (rimbaldiennes, le temps royal de cette poésie et de ce temps des romantiques, des voyages ethnologiques du 19ème siècle) du temps des peintres et des photographes à la chambre, dans son procédé historique, le collodion humide.
Jack Dabaghian a choisi de parcourir à pied et à dos de mulet ces montagnes ancestrales pour témoigner de cet enchantement avant l’effondrement. L’Éden s’impose dans sa royauté, avant de commencer à disparaître…
Qui sait encore, parmi nos contemporains, la force d’un projet et l’enchantement des retours, quand le photographe est ici un chercheur d’or, (l’or du temps) qui travaille à force de bras, à grimper avec son laboratoire, ses produits, son eau, sa chambre photographique, ses plaques, ( qu’il développe sur place, au noir, dans une tente spéciale à l’épreuve de la lumière ), pour que naissent ce témoignage et ces images, aux bras forts des marins…
Épreuves physiques et mentales, épreuves photographiques qui se donnent en retour sur les murs de la galerie, autre voyage du retour et de l’accomplissement. Lors de ces voyages en ces Monts du Liban, Jack Dabaghian a choisi ses points de vue, hors de toute route, en pleine nature, attendu patiemment l’incidente lumière qui donne à la royauté des feuillages, le moment ou s’éclaire de l’intérieur et de loin, la couronne qui donne au cèdre sa puissance poétique, sa silhouette de géant, là, où sourd cette force mise à mal dans les profondeurs du bois. Une lumière incidente est nécessaire, quand, de l’aurore au soir, l’infini du temps dans son devoir ancestral, trace encore le lien de cette terre des hommes, éternelle et pérenne, en éclairant les feuillages, les reliefs, les pentes abruptes et solitaires où se conjuguent les essences et la pierre, sous le ciel muse, chants de l’immémorial. Ces Monts du Liban, aux cèdres millénaires, ont été contemporains de bien des chapitres de l’histoire et de ce présent qui devient funèbre… C’est à ce paysage, ce topos, cette poésie que se consacre le travail de Jack Dabaghian, dans sa résonance poétique et fondamentale.
Ce travail qui assemble une des premières techniques de la photographie sur plaque d’aluminium au collodion nécessite une chambre photographique lourde, un laboratoire portatif, une chimie agressive, beaucoup d’eau pour rincer les plaques, d’autant qu’il recueille les bains de rinçage afin de ne pas polluer les sites, tout ceci est remarquable, servir un projet d’ordre anthropologique, photographier les grands cèdres du Liban menacés de disparaître sous la pression du changement climatique et l’invasion des parasites.
Ce travail a l’ancienne semble avoir demandé une résolution et une énergie proprement incroyable, surhumaine, dans une volonté de témoignages, qui semble, bien que durement mise à l’épreuve, ne jamais avoir failli. C’est pourquoi nous avons la chance de pouvoir entrer en sympathie (au sens étymologique) avec cette photographie qui échappe au simple constat. Le procédé est certes un marqueur de qualité. La référence aux missions photographiques du 19ème siècle est bien présente, mais ici dans une référence plus proche de nous et du travail d’Ansel Adams sur les montagnes Rocheuses, dans une esthétique descriptive, objective mais aussi contemplative, à la douceur de ce regard anthropique.
La composition de certaines photographies témoigne d’une construction sobre, cherchant dans son dépouillement une sorte d’ascèse, de force du regard qui confine à une sorte d’éblouissement, propre à donner de ces cèdres millénaires la puissance distanciée et proche du témoignage et de l’aimant, profondément poétique, dans ce qui est ici visible et invisible, la splendeur de l’immémorial avant la disparition, ferment de cette beauté ancestrale, qui, désormais, s’est ancrée au plus profond de notre mémoire comme un artefact prochain, concentrant ce que fut la Vie.
Jack Dabaghian fait œuvre, témoigne de ces cèdres en leur montagne, figures ancestrales, bibliques, sentinelles d’un monde dont la lumière a toujours éclairé l’espoir contre la folie des hommes ; et, pour citer Lautréamont, je pourrais écrire “ je te salue, vieil océan… “
Jack Dabaghian est né à Beyrouth en 1961. Passionné par l’image et les pratiques photographiques, tour à tour grand reporter, directeur du service photo Moyen-Orient de Reuters et photographe de mode, il a été depuis 30 ans au service de la presse et de l’image. Son approche puise aux sources de l’histoire des procédés photographiques pour élaborer une oeuvre puissamment évocatrice et onirique. L’expérimentation photographique, les procédés alternatifs et anciens y tiennent un rôle central. Entre réalité et illusion ses images interrogent les mécanismes de représentation et à travers eux le rapport de l’humanité à l’imagination, au monde tangible et à ses fragilités. Le temps, la matière photosensible, la mémoire, les vivants humains et non humains, la destruction des écosystèmes, la beauté et la force des éléments traversent avec ambition et sensibilité cette nouvelle écriture.
Pascal Therme, le 24 Avril 2024.
Jack Dabaghian - Sentinels -> 1/06/2024
Galerie Esther Woerdehoff 36 rue Falguière, 75015 Paris