Drug City , la défonce tropicale de Thomté Ryam

Une extrême inégalité tropicale, métaphorique et cruelle en diable, comme révélateur inattendu du cœur profond d’un dealer parisien en cavale – et de bien d’autres choses prêtes à naître ou renaître.

Entre cumulus et précipitations, le ciel est changeant. Malik, trente ans, se pavane dans Paris. En apparence, ce jeune homme mène une vie trépidante. Enfin, seulement pour les crédules devant leurs écrans. C’est un dealer plein d’allant. Pour les étés lunaires et les hivers solaires, il propose du shit, de l’héroïne, de la coke, du crack de temps en temps. Ce n’est pas encore un parrain, mais avec son équipe de débiles légers, il compte bien le devenir. Un pet de travers, un faux pas sur le mauvais terrain et vous finissez, au mieux, aux urgences avec votre père qui vous insulte et votre mère qui pleure.
Hier, il était tellement cuit qu’il a mis ses chaussures à l’envers. Il a ensuite voulu démarrer sa voiture assis sur le siège passager. Puis, dans cette douce euphorie et cette même voiture, après avoir peu dormi, il a observé la lune et s’est demandé si le jeu en valait la chandelle, dans la capitale des rêves et des illusions perdues.
Il a ensuite sorti une feuille de papier et gratté quelques lignes. Malik pense être un artiste depuis qu’il a écrit un recueil de poèmes lors de son dernier passage en prison, il a dix mois. – Je vais reprendre les textes de tous ces écrivains de merde et juste en changeant la place des virgules, je vais marquer mon temps, répète-t-il.

Jeune patron d’un réseau de dealers parisiens et banlieusards, se rêvant volontiers poète, queutard impénitent raisonnant – semble-t-il – plus facilement avec son sexe qu’avec son cerveau, mais néanmoins chef de bande qui monte, Malik, aisément impulsif, n’a pas sur résister à la tentation : alors qu’il escortait deux gros trafiquants en goguette à l’allure inexplicablement maladroite, leur valise bourrée d’argent liquide s’est révélée une proie trop alléchante. S’enfuyant avec le magot, il lui faut se mettre au vert, vite et bien, sans attendre les probables représailles – et sans guère de souci, bien entendu, pour le reste de sa bande, voire pour son épouse et son enfant, qu’il cajole et roule dans la farine au quotidien, en bon macho puissamment caricatural qu’il paraît être au naturel. Tombant fugitivement sous le charme indiscret d’une vendeuse thaïlandaise de voyages exotiques, il met le cap sur Capacabana, île obscure des Caraïbes, entre Cuba et Haïti, dont le tarif aérien défie toute concurrence – peut-être bien au prix de quelques arrangements qu’il faudrait imaginer, mais qui passent d’abord logiquement très au-dessus de la tête de notre cavaleur, désormais à presque tous les sens du terme.

Découvrant sur place, même malgré son fort confortable matelas de billets de banque, ce que peut vouloir dire à certaines extrémités le concept de vie chère, sur cette île paradisiaque partagée quasi-hermétiquement entre un brutal piège à touristes nantis, vrai-faux paradis au financement particulièrement imaginatif, et un bidonville sauvage à ciel ouvert ou presque, terminus des illusions perdues ou toujours recréées, Malik déchante mais se ressaisit, avec son mélange unique d’aveuglement, de flair, de chance et d’improbabilités dignes des plus belles farces imaginables. Parviendra-t-il à régler ses innombrables problèmes ? Changera-t-il ou restera-t-il égal à lui-même, pour le meilleur et/ou pour le pire ? C’est ce que nous invitent à découvrir, en riant beaucoup mais pas uniquement, loin de là, les 150 pages du quatrième roman de Thomté Ryam, « Drug City », publié chez Au Diable Vauvert en octobre 2023.

Étienne-Marcel. Trois, quatre agences de voyage se partagent le trottoir. Une pimpante Asiatique est appuyée sur la devanture de l’une d’elles. Pause cigarette électronique. Un fameux faciès, un décolleté à son apogée surplombent une jupe en cuire abritant un fessier de qualité. Elle est très fraîche. Malik s’imagine s’aventurer sous sa lingerie, le chauffeur aussi. Et le petit sourire coquin qu’elle leur administre au passage ne fait que décupler par mille leur excitation.
– Déposez-moi ici, dit Malik au taximan. Déposez-moi !
– Ok… Vous savez reconnaître les bonnes choses, répond le chauffeur en salivant sur l’excellente Asiatique.
– Écoutez, monsieur, reprend Malik en tendant un billet de 500 euros. C’est suffisant pour m’attendre quelques minutes ?
– Bien sûr !
Malik quitte le véhicule sans oublier sa mallette, se dirige vers l’agence de voyage où la jeune demoiselle semble attendre sa venue avec impatience.
– Coucou, beau gosse. Des envies de voyage ? Entrez.
À l’intérieur, un employé à l’air efféminé renseigne une quinquagénaire qui s’enflamme sur son possible départ avec son amant à Rome. Aux murs, des clichés invitent à visiter les plus beaux endroits du monde. Les modèles y sont gais, les monuments scintillent, c’est toujours l’été, la mer est bleu turquoise. Ailleurs, il ne pleut jamais ? Y a pas de crackers ? Personne n’en bave ou quoi ?
– Asseyez-vous, dit la jeune Asiatique en lui désignant une chaise.
– Vous appelez tout le monde beau gosse ?
– Non. Pourquoi ?
– Vous croyez qu’un garçon bien élevé comme moi rentre dans une agence juste parce qu’on l’appelle beau gosse ? Vous pensez quoi, que j’ai dix ans ?
– Excusez-moi de vous avoir fait un tel compliment… Ce n’est pas de ma faute, si vous êtes si mignon.
– Je veux partir aujourd’hui, vous avez un vol ?
– Oui, bien sûr, vous avez une destination ?
– Je ne sais pas. Qu’est-ce que vous avez à me proposer ?
– Le monde entier.
– Si toutes les filles mettent des jupes trop courtes ou leur culotte à l’envers comme vous, j’irais bien en Chine…
– Je ne suis pas chinoise, je suis thaïlandaise.
– C’est pas la même chose ?… À côté, alors : la Suisse, l’Espagne, l’Irlande.
– C’est vague… En plus vous comptez partir maintenant, c’est compliqué.
– Finalement, je crois que je vais rester ici !
– Oh, j’allais oublier ! s’emballe la jeune femme. Capacabana ! CA-PA-CA-BA-NA !!!
Encore une fois le portable de Malik vibre. Cette fois c’est Ayatou. Il se lève et s’éloigne de quelques pas.
– Malik, c’est Ayatou.
– J’allais t’appeler.
– Qu’est-ce que tu fais ?
– Rien. Je ne serai pas là cette semaine.
– Pourquoi ? Où tu vas ?
– Je ne serai pas là, c’est tout… J’ai des trucs à faire !
– Ne t’énerve pas…
– Si quelqu’un passe, tu dis que tu ne me connais pas. En cas de problème, appelle Idrissa, Mamad ou Abdallah… Tu as leur numéro ?
– Oui… Donc, tu ne seras pas là pour l’anniversaire de Lili ?
– C’est quand ?
– Dans trois jours.
– Embrasse-là très fort… Prends ma carte bleue dans l’armoire et achète-lui un cadeau.
Il raccroche et revient s’asseoir.
– Qu’est-ce que vous disiez ? reprend-il.
– Capacabana ! Vous n’avez jamais entendu parler de Capacabana ? La nation arc-en-ciel… Dans les Caraïbes, entre Cuba et Haïti.
– Non… De toute façon, les Caraïbes, ça fait trop loin.
– Une île magnifique ! J’ai eu la chance d’y aller, ça a été la plus belle rencontre de ma vie ! 30 euros TTC l’aller… Pas besoin de passeport, une carte d’identité française suffit.
– 30 euros pour aller dans les Caraïbes, vous vous moquez de moi ?
– Non, pas du tout. Comme dans ce type d’île la vie est un peu plus chère, on vend les billets à prix réduit, c’est logique. Capacabana ! Ses plages, son soleil, son ambiance. Vous fumez ? Vous buvez ?
– Pourquoi ?
– À votre avis ? L’alcool et le tabac y sont détaxés. Alors je vous raconte pas l’état des soirées… C’est là-bas que je suis tombée enceinte pour la première fois.
– Ah bon…
Petite canaille d’Asiatique. Elle commence à l’émoustiller, avec toutes ces descriptions. Sa bouche, son décolleté, sa façon de se dandiner. Elle pourrait filer la barre à mine à un nouveau-né.
– 30 euros… Combien d’heures de voyage ?
– Dix, sans escale.
– Et le billet retour ?
– Nous n’en proposons pas. Il s’achète uniquement à l’aéroport Martin-Luther-King de Capacabana ou dans les agences de voyage locales. Vous devrez être en possession de votre titre de transport quarante-huit heures au moins avant votre départ. Le prix est sensiblement égal à celui de l’aller, si c’est ce que vous voulez savoir.
– À vous entendre c’est le paradis à…
– Non. Capacabana est divisé en deux, malheureusement. Au sud vous avez la partie riche, au nord la partie pauvre… Ne vous inquiétez pas, c’est dans la partie sud que l’on vous emmène et l’île est très bien surveillée.

Thomté Ryam nous avait déjà surpris et enchanté avec son « Next level » de 2019, plongée rusée et subtilement hallucinée dans un univers compétitif et complexe de jeu vidéo mondialisé « à la Grand Theft Auto« . Ce roman-ci est par certains aspects encore plus surprenant, même si le propos en semble d’abord fort différent. Construit initialement sur la vaillante armée de clichés hilarants de classe et de fonction entourant le personnage de Malik, dont on se prend d’abord à ne rien espérer, il plonge tout à coup l’ensemble des préjugés du personnage – et les nôtres, le cas échéant ! – dans un bain acide, extrêmement corrosif : en amplifiant à l’extrême la différence entre très riches et très pauvres (par un facteur de x10 ou x20 par rapport à ce qui pourrait s’être creusé, par exemple, entre l’Ouest et l’Est de Paris et de ses environs), l’île de Capacabana semble conçue, au-delà de son rôle purement lucratif et monétaire, pour provoquer soit l’abrutissement consumériste et clinquant presque terminal, soit le choc salutaire. Abordant ces rivages d’une manière peut-être pas si éloignée de celle d’un Julien Blanc-Gras (on songera certainement à son « Dans le désert », laissant entrevoir en arrière-plan « Le stade Dubaï du capitalisme » de Mike Davis) qui aurait rencontré le Hunter Thompson de « Las Végas Parano » au détour d’une paillote de jazz, Thomté Ryam distille avec un art consommé une improbable rédemption, la résurrection d’un cœur et d’une conscience par une alchimie pour le moins inattendue d’arnaques et de contre-arnaques, de désespoirs et de générosités. Et si la folie de l’argent, portée à son point d’ébullition, finissait enfin par secréter son contre-poison, tout de solidarités jugées d’abord impossibles et d’élans contre-intuitifs là où l’on jure que « L’homme est un loup pour l’homme » et que l’objectif d’une vie doit être avant tout « d’avoir un beau costume comme moi » ? Malik en constitue peut-être ainsi la démonstration littéraire, aussi éclatante qu’elle paraissait pourtant si impossible au début du roman.

Aéroport Martin-Luther-King de Saint-Pierre, capitale de Capacabana. Il est 20 heures, heure locale et déjà la lune a investi les lieux. À la sortie de l’avion, la chaleur étouffante empêche de respirer convenablement. Ils ont quitté la France et sa grisaille, les voici désormais sous les sunlights des tropiques.
Si on reconnaît la richesse d’un pays à ses aéroports, cette île ne doit pas manquer d’argent. Martin Luther King a donné son nom à un bijou architectural, un palais. Le « Bienvenue à Capacabana », écrit en patois local, français, anglais, espagnol, allemand, prend dans cet endroit étourdissant toute sa signification. Pas un grain de poussière. Malik a l’impression de marcher sur du marbre. Des fontaines à eau en argent. Un aquarium géant rempli d’une eau cristalline et de poissons magnifiques. Des sculptures romanes. Des affiches qui annoncent en gros caractères : « Quand un chat saute sur le dessus d’un réfrigérateur, il ne pense pas à ce qu’il fait, il ne se demande pas : ‘Est-ce que je vais y arriver ? » Il le fait. Et il sait qu’il peut le faire. 2023 : l’année du chat. »
– L’année du chat ? interroge Malik.
– Oui. Décret de notre président. Depuis qu’il les collectionne, c’est la grande mode. Tous les péquenots de Capacabana Sud veulent en posséder un.
À part ça ? Les nouveaux venus ont droit à des écrans géants avec des publicités d’un genre particulier. À l’achat d’un appareil électroménager Philips, un homme musclé, une femme mature ou une étudiante vous sont offerts pour une soirée. Volkswagen vend la voiture « Tout risque, justice » qui, si vous êtes fautif dans un accident grave (par exemple, écraser un individu sous l’emprise de narcotiques), vous propose les services des meilleurs avocats de l’île. Le nouveau pistolet Smith & Wesson est paraît-il exceptionnel. Le slogan l’affirme : « Le 9 mm ne loupe jamais la tête. » « Les chips Witts font gonfler les fesses et les seins, agrandissent le zizi, blanchissent les dents en quarante jours. » Que des trucs de ce genre.

Malik n’oublie pas qu’il lui faut un billet retour. Atik Kleston, scotché à son mobile, l’a délaissé quelques minutes et il se sent un peu perdu avec sa mallette. Il suit du regard la foule pressée qui l’ignore. Il n’est pas dans sa ville, encore moins dans son arrondissement. Aucun repère. Ici, il n’est plus rien.

L’agence de voyage de l’aéroport va fermer.
– Après vous, c’est fini, indique un grand homme barbu à Malik qui patiente dans la file d’attente.
Le papy derrière lui devra revenir une prochaine fois. Il grommelle en patois, pas besoin de comprendre toutes les subtilités de cette langue pour deviner qu’il n’a pas adressé au barbu que des amabilités. Au tour de Malik de se présenter au guichet :
– Bonsoir. Je voudrais acheter mon ticket retour.
– La destination ?
– Paris.
– Désolé, monsieur. Comme je disais à la dame avant vous, notre unique compagnie aérienne a des problèmes de billetterie. je suis dans l’incapacité de vous fournir un billet pour l’Europe avant cinq jours.
– Cinq jours ? Vous blaguez ? Et si j’étais pressé ?
– Vous seriez parti jusqu’aux États-Unis, à New York et auriez regagné Paris depuis là-bas.
– Combien ça m’aurait coûté ?
– Environ 2 000 euros.
– Vous plaisantez ?
– Je suis désolé, monsieur.
– Et juste pour Paris ?
– Entre 150 et 200 euros.
– On m’a dit que c’était moins cher.
– On vous a menti.
Il rejoint Atik Kleston. Entouré de fans, le chanteur signe des autographes et prend des selfies. Avec classe, il discute avec une vendeuse, lui fait la bise en lui caressant le dos. Quel gentleman !
– Alors, tu as réussi à te procurer un billet ? demande Atik Kleston à Malik.
– Non, y en a pas avant cinq jours.
– Ça ne m’étonne pas, répondit-il en prenant soin que personne ne l’écoute. Ils font souvent ça. Vieille technique. Plus tu restes, plus tu raques. C’est honteux. Porte plainte !
– Bof… Les cigarettes et les alcools sont détaxés ?
– Avant… C’est fini.
Malik se tait. Allume une clope. Tout cela n’est pas bien grave, de simples péripéties. La jolie Asiatique d’Étienne-Marcel a menti ? Ce n’est rien par rapport à l’argent qu’il a dérobé. Il s’occupera d’elle dès son retour à Paris.

Hugues Charybde, le 28/02/2024
Thomté Ryam -
Drug City - éditions Au Diable Vauvert
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