Avec Oliver Rohe, les Chants balnéaires sont les chants les plus beaux

Un quotidien de guerre dans son déguisement de paix, une dureté sans nom dans son emballage de rire tragique : d’une station balnéaire libanaise au nord de Beyrouth, refuge de ses 13-17 ans, Oliver Rohe extrait une expérience poétique à haute intensité.

J’arrive à la station balnéaire.
C’est l’automne.
Le vent arrive de la mer.
Personne dans les allées.
Les piscines sont vides.
Les terrains crevés d’herbes folles.
Les blocs de bungalow sur le chemin sont vacants, désertés du spectre de leurs anciens occupants, revenus dans leur béton d’origine.
Les structures de loisirs sont vaines.
La station balnéaire est plus morte à l’automne que Beyrouth Ouest un jour de combats.

Je ne sors pas du réduit. Il sent la corruption marine et l’insecticide. Rien ne bouge à travers la baie vitrée. Rien que des lambeaux de nuages blancs et des feuilles de palmiers. Je ne veux pas aller dehors. Je ne veux pas consentir à la station balnéaire plus morte à l’automne que Beyrouth Ouest un dimanche de combats.
Je m’enlise dans la chauffeuse tandis que ma mère et ma sœur ne cessent de bouger.
Ma mère partie en chasse me trouve une place dans une école de la région. Il ne faut pas perdre une année scolaire de plus.
Je suis d’une immobilité invincible. Mes yeux sont rivés sur la bonde de la salle de bains. À travers le ballet incessant de leurs jambes. Près de la bonde, dans le giron du trou, je reste au contact de voies souterraines qui me relient à notre ancien appartement. À celui que je suis chargé d’éliminer si je veux un jour aller dehors, me jeter dans les équipements dépeuplés de la station balnéaire.
Une école catholique, sur une colline de conifères, afin de ne pas manquer une année scolaire de plus.
Se représenter la perte d’une année scolaire de plus demande un sens de la durée et une capacité de projection dans l’avenir dont je suis complètement dépourvu.
Je n’ai pas l’intelligence du temps.
La guerre m’a libéré des horloges.
C’est à une liquidation qu’appelle la station balnéaire et il est trop tôt pour passer à l’acte.
La liquidation de soi.
Dans l’attente que l’acte ne vienne jamais je regarde la bonde, je parle à la bonde.

Beyrouth, 1985. La guerre civile, trois ans après l’intervention israélienne et l’élimination des réfugiés palestiniens comme force politique locale, n’est plus du tout larvée comme elle avait pu l’être quelques années auparavant (même si elle dure déjà depuis dix ans, à présent), et change désormais nettement de nature et d’intensité. Chassés par les combats (et par la multiplication des prises d’otages occidentaux, les spécificités du droit civil libanais les classant comme des Allemands) de leur maison de Beyrouth Ouest : le jeune narrateur et ses treize ans, sa mère, sa sœur. Leur refuge : une station balnéaire à une vingtaine kilomètres au nord de la capitale libanaise, près de Jounieh, dans ce qui constitue déjà de facto le « réduit chrétien ». Là, en l’espace de quelques années d’un extraordinaire « no man’s land », littéralement coincé entre paix souvent apparente et guerre pourtant omniprésente, un adolescent, tout travaillé de désirs, d’envies et de questionnements obligatoirement bizarres aux yeux du monde, s’éveille hors de tout contexte « normal », et y crée un formidable quotidien matériel, public comme secret, réel comme fantasmé, irrigué d’une poésie fort peu commune.

Le grondement arrive dans le bungalow.
Le sol tremble et me contamine.
Un grondement chronique, profond, à peine amorti par la distance qui nous sépare de l’autoroute.
C’est la douleur ancestrale du goudron écrasé par les chars.
Les deux se réveillent dans un même halètement barbare. Leurs jambes nues se détachent à cause des vibrations dans le sol. Elles se lèvent et s’habillent sans méthode, à toute vitesse, quand les chars sont lents et réfléchis.
À travers la baie vitrée l’herbe bouge, les palmiers bougent, les végétaux sont contaminés.
La douleur poursuit son essor dans le goudron, les chars sont suivis de dizaines d’autres chars, c’est un cortège de chenilles invincibles, une procession de tanks qui s’étire sous la grisaille, qui retentit jusque dans les piscines vides.
J’échange un regard complice avec la salle de bains.
La ville arrive au rythme lent d’un jour de combats, elle vient racheter les structures vaines et les équipements de crachat.
C’est notre première sortie commune.
Nous courons tous les trois dans les couloirs du Bloc A. Joseph est dans un uniforme kaki qui exagère la quantité de ses cuisses dans des proportions phénoménales. Il se tient les bras croisés devant l’ascenseur. La croix biseautée autour de son cou repose sur un bûcher de poils noirs.
Il assure à la poignée d’inconnus sur le point de dégringoler au parking que la station balnéaire ne craint rien, que les combats auront lieu à distance, autour de casernes en ville et en montagne, que les rafales entendues dans les parages c’est la joie de nos tankistes allant régler son compte à H.K.,
Elie Hobeika,
félon des phalangistes,
Judas de la cause chrétienne.

Publié en 2023 chez Allia, le quatrième roman d’Oliver Rohe aura (de l’aveu de l’auteur) mis presque vingt ans pour transformer le souvenir personnel de ses cinq dernières années au Liban, entre 1985 et 1990, de ses treize à ses dix-sept ans, en un texte hors normes, travaillé d’une langue rare et résolument inclassable, construit comme une expérience poétique d’une folle intensité – alors même qu’elle s’inscrit dans une litanie de jours nourris de soucis ordinaires – dans un environnement extraordinaire. Pour la première fois, la guerre civile libanaise qui hantait en sous-main les magnifiques « Défaut d’origine » (2003) ou « Terrain vague » (2005) y est directement nommée – et ô combien « traitée » -, mais la gouaille superbement à contre-emploi immédiat qui irriguait « Ma dernière création est un piège à taupes » (2012) ou bien « À fendre le cœur le plus dur » (2015), écrit en collaboration avec Jérôme Ferrari, ne sera ici jamais bien loin.

Pour parvenir à relater l’expérience étrangère (à l’époque, entre les diverses langues arabes et françaises utilisées sur place, sans même parler de l’allemand, de l’anglais ou de l’arménien, comme vis-à-vis de l’enfant que fut là-bas l’auteur) inscrite dans cet espace flottant en diable, Oliver Rohe a su convoquer avec une extrême malice l’imaginaire balnéaire et son jeu des saisons (exploré dans un tout autre registre par le Sylvain Coher de « Hors saison » en 2002). Il a surtout su trouver et construire la langue adéquate pour ce compte-rendu qui ne peut pas en être un, langue soigneusement bizarre, langue qui parvient à rendre compte au plus fin et au plus innocent de la cohabitation du fait militaire et du fait civil, langue qui évoquera par moments le forçage de la féérie dans le désarroi à la manière d’un « Grand Meaulnes » totalement transfiguré, langue mobile, simultanément pudique et crue, langue qui transforme le réel et manipule comme il se doit les intensités mémorielles différenciées de ce qui fut jadis, langue enfin qui ne laisse jamais retomber sa visée esthétique, narrative et poétique – de l’au-delà du simple vécu si difficilement dicible.

On se délectera tout particulièrement (ici) de l’entretien de l’auteur avec Marie Richeux, sur France Culture, dans son émission « Par les temps qui courent » du 5 avril 2023.

Le ramassage passe par la vieille route côtière de Jounieh dont la beauté coupe le souffle à l’endroit où elle surplombe les bateaux de plaisance et les navires phalangistes mouillant ensemble dans le port. Les jours de grand vent, quand le vent est plein d’origines, le conducteur roule exprès au ralenti pour me laisser regarder les mâts pris de démence se cogner les uns contre les autres quand les vedettes bougent à peine. Au sortir du paysage portuaire, dès qu’elles sentent le trajet approcher de sa fin, les deux gamines blondes s’enferment à l’arrière dans la langue maternelle. Je les sème toujours sans un mot à l’accueil du Bloc A. L’allemand est une langue qui n’arrive pas à fonctionner en dehors du football.

Hugues Charybde, le 26/02/2024
Olivier Rohe - Chant balnéaire - éditions Allia, petite collection

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