« MURmur » expose l’horreur de la domination patriarcale convaincue de son bon droit

Salutairement cruel, étonnamment poétique, un tour de force littéraire, qui, au carrefour de la science-fiction d’anticipation bien noire, de l’historique procès de Bobigny et de récents retours en arrière un peu partout dans le monde, traque la mainmise ancienne et résurgente du patriarcat sur le corps des femmes.

J’écris de chez les emmurées,
les parquées, les claustrées,
les assignées, les internées,
les cadenassées, les séques-
trées, les incarcérées. De chez
les captives et les recluses.
D’ici. De derrière les ver-
rous et après l’écrou. De la
geôle qu’est mon corps. Et de
la prison où on l’a enfermé.

Entêtante litanie de poésie carcérale, mots scandés, gravés ou griffonnés sur des parois qui se dérobent : c’est d’abord cet obsédant chant du cachot et du garrot qui se lance à l’assaut.

Pas que les murs qui se rapprochent :
le plafond aussi menace. Vivre en cel-
lule comme sous une semelle de botte.
Crantée, qui vous écraserait pareil
qu’un insecte. Plafond et murs se
contractent. Compressent. Compri-
ment. Un jour viendra où ma cage tho-
racique finira par craquer dans un bruit
sec de branches mortes. Pour l’instant,
je cherche désespérément l’air. Ne sais
plus où respirer sauf dans mes yeux
fermés. Le souffle manque. La voix
chancelle. Ma voix d’insecte. Nuisible.

Alors surgit un énorme, terrible, « Pourquoi ? » Pourquoi cette femme est-elle ainsi emprisonnée ? Quel est le crime abominable, au-delà de toute rédemption et de toute logique proprement pénitentiaire (si une telle chose devait exister), qui justifierait son enfermement et son isolement, hors des regards et hors des paroles – ne laissant subsister que cette logique du murmure (raréfié, précisément), du chuchotement et de l’interstice qui est aussi celle des réfractaires et des vaincus du grand rêve volodinien ?

Les vingt premières pages, serrées dans leurs étroites colonnes de poésie soigneusement écrasée sous la botte patriarcale (ou tributaires d’un support que l’on n’ose pleinement imaginer, dans cet univers de haute sécurité), amènent un premier élément de réponse d’apparence improbable, puisqu’elles constituent, dans leur sombre beauté, le récit d’un accident, violent et néanmoins presque fortuit, celui de la perte d’un embryon. La véritable explication nous est tout à coup projetée en pleine face par un article du Code Pénal en vigueur ici, issu d’une source à la typographie bien différente, pour assener ce qu’est désormais la Loi :

En vertu du Code Pénal :
Quiconque, par aliments, breuvages,
médicaments, manœuvres, violences
ou par tout autre moyen, aura procuré
ou tenté de procurer l’avortement
d’une femme enceinte ou supposée
enceinte, qu’elle y ait consenti ou
non, sera puni d’un emprisonnement
de trois à six ans. Sera punie d’un
emprisonnement de trois à cinq ans
toute femme à la grossesse interrom-
pue, soit celle qui, supposément ou
non, se sera procuré l’avortement
à elle-même ou aura tenté de se le
procurer, ou celle qui aura consenti
à faire usage des moyens à elle
indiqués ou administrés à cet effet,
ou celle dont l’avortement
sera déclaré par elle
accidentel.

Alors ? Pas de côté science-fictif émulant, d’une écriture poétique déterminée, beaucoup plus intéressante que celle de Margaret Atwood, certains des pires cauchemars issus de « La servante écarlate » ? Ce serait déjà fort impressionnant, mais ce « MURmur » est bien davantage, et nous entraîne en réalité beaucoup plus loin.

Caroline Deyns nous avait proposé en 2020 « Trencadis », sa biographie-mosaïque de Niki de Saint-Phalle. L’ouvrage ressort ces jours-ci en poche, ne le ratez pas ! Avec le texte de Gwenaëlle Aubry paru en 2021, dont nous vous parlerons prochainement, il constitue l’une des plus magnifiques mises en perspective d’un féminisme iconoclaste et subtilement décalé que je connaisse.

« MURmur », publié chez Quidam en ce mois d’août 2023, explore une face autrement plus sombre de la domination patriarcale convaincue de son bon droit. Le récit carcéral initial et la juridifiction qui l’explique (on songera sans doute ici au poignant et rusé « À l’aide ou le rapport W » d’Emmanuelle Heidsieck), hallucinants par eux-mêmes, ne sont que les redoutables introductions d’un deuxième récit double, composé de pièces (à conviction, fournies par un appareillage de surveillance totale qui sert ici aussi bien à mieux vendre qu’à mieux punir, pouvant servir à tout marchandiser comme à appuyer n’importe quoi faisant office de loi) et d’une fable réaliste (dont les protagonistes s’appellent Mère, GrandeEnfant, Faiseuse ou encore MaîtreAvocate), fable qui procède en calque rusé du procès de Bobigny de 1972, étape historique en France, qui ouvrira la voie conduisant au vote de la loi Veil en 1975 et à la légalisation sous conditions de l’interruption volontaire de grossesse.

En jouant ainsi avec une rare maîtrise de l’entrechoc entre réalité historique, dérives contemporaines et apparences science-fictives (car les lois actuelles de certains pays ou États sont en réalité équivalentes à la dystopie que nous croyons lire initialement) ou fabuleuses (car en relisant la presse d’époque de 1972, on jurerait sans doute que le cadre doit en être quelque lointain pays moyenâgeux), Caroline Deyns multiplie de plusieurs facteurs la puissance de sa création et lui donne une rare capacité de résonance.

« MURmur » est un tour de force littéraire, salutairement cruel, étonnamment poétique, et pour tout dire d’une beauté nécessaire, là où le patriarcat jamais vraiment lassé de son emprise peut se comporter le plus directement en propriétaire du corps féminin.

À chaque gamine abusée, même cirque. Même tapage intérieur. Faiseuse n’y peut rien, c’est plus fort qu’elle, un mouvement d’imagination comme il y en a d’humeur : elle contemple chacun de leurs visages dévastés et c’est celui de sa propre mère qui se dessine en surimpression? Hallucination. Systématique. Mais quelle idiote elle fait. Sa mère !  Comme si elle avait la moindre idée de ce à quoi la femme qui l’a mise au monde pouvait ressembler ! Peut. Pourrait. Ne l’a jamais connue, alors quoi ?
Faiseuse ne parvient pourtant pas à s’en empêcher. Elle invite la mémoire défaillante, recueille les histoires désordonnées des gamines, récits de filles paumées, perdues, et se les incorpore, malgré leur poids de pierre dans l’estomac, pour nourrir sa propre fiction. S’inventer une filiation, fabuler sa propre conception. La malfaçon des enfants nés sous X, avait soupiré l’avorteuse qui lui avait enseigné son savoir quand elle lui avait avoué. La vérité était que, sans ce douloureux roman des origines, Faiseuse est incapable de comprendre. Qui pour abandonner son bébé dès le premier jour à l’Assistance Publique, mettre au monde, imposer la vie, en sachant que celle-ci sera pourrie jusqu’au trognon de solitude, de colère et de culpabilité, qui si ce n’est une pauvre gosse d’une quinzaine d’années engrossée contre son gré et sans autre solution – sans adresse ? La femme qui l’a enfantée semblable à toutes ces grandes enfants aux abois, la « chance » en moins. Elle s’entend : chance comme possibilité, chance comme choix.
Être celle qui offre cette chance.
Pour ce seul enjeu, cet unique fantasme de réparation, quand bien même la résurgence des souvenirs terribles, Secrétaire accepte de devenir momentanément Faiseuse. Accepte, elle en temps habituel si craintive et obéissante, de défier la loi. Et tant pis pour les cauchemars qui s’ensuivent, paniques de la dénonciation et des complications. C’est un risque à prendre pour guérir les enfances désastreuses, passées ou futures. Un danger à courir pour permettre la vie désirée et non subie.
De toute façon, quand Faiseuse stérilise ses instruments, installe la couche, explique ses gestes, précise, grave, jamais elle ne ressent de crainte. Dans les yeux de celles qui viennent la voir, dans leurs attentes, leurs exigences et leurs soulagements, il y a toujours suffisamment de force à partager.

Hugues Charybde, le 11/09/2023
Caroline Deyns - MURMur - Quidam éditeur