Les choses sérieuses, quand Jean Cocteau et Jean Marais reprennent des couleurs
Une histoire d’amour au milieu de la scène artistique parisienne, alors que le nazisme prend pied en France, la relation du couple le plus tapageur du moment, Jean Cocteau et Jean Marais, se dévoile dans un ballet visuel.
En choisissant ce couple d’artistes, Isabelle Bauthian & Maurane Mazars interrogent en creux notre relation à l’art, son lien avec l’artiste et sa place, dans un contexte politique et social terrible. Durant l’occupation allemande, Paris est restée capitale culturelle, mais doit composer avec l’ennemi ou pire collaborer.
Au centre de l’intelligentsia, Jean Cocteau qui tient sa stature de poète total s’essayant à de nombreuses disciplines, a une posture ambiguë devant l’occupation. Cocteau refuse « de se laisser distraire des choses sérieuses par la frivolité dramatique de la guerre », dans ses journaux des « années sombres » (1942-1945), il écrit vouloir « vivre une actualité qui m’est propre ». Un article sur Arno Breker, sculpteur favori d’Hitler, ou des textes écrits dans des revues collaborationnistes viendront entacher la réputation du poète tandis que lui clame son droit à l’amitié entre les artistes, quel que soit le contexte.
Et c’est cette question passionnante qu’explore Isabelle Bauthian dans son scénario qui s’éloigne de la biographie pour piocher des moments clefs et éclairer cette question. Une approche réussie, mise en lumière par les aquarelles somptueuses de Maurane Mazars qui trace à la plume et aux pastels les contours éclatants de cette histoire au cœur des années sombres.
Cocteau, Prince frivole jusqu’à La Crucifixion ?
La désinvolture de Cocteau dérange, son addiction à l’opium et son attitude face à la mort du jeune Raymond Radiguet embarrassent ses proches, mais Cocteau enchaîne les succès artistiques et les conquêtes amoureuses. À travers le regard de Jean Marais, nous découvrons peu à peu l’homme derrière la carrière.
Pour mettre en exergue l’influence du contexte social sur l’art, les autrices ont choisi d’intégrer des coupures de presse dans les planches, sans interruption ni distinction pour nous donner à lire le contexte au cœur de l’intrigue dans un même élan. Avec cette composition de pages très libre, l’œuvre fait une belle proposition pour renouveler les albums biographiques au sens large. De même que les célébrités nombreuses qui gravitent autour des artistes ne sont pas forcément nommées —un trombinoscope en fin d’ouvrage donne des éléments complémentaires— mais la narration reste fluide et organique.
Si Cocteau ne s’intéresse pas à la guerre, mais que les éléments contextuels nous le rappellent, c’est qu’il s’intéresse plus à l’amour et à Jean Marais. Dans Les choses sérieuses, les autrices mettent en scène leur relation amoureuse, intellectuelle, charnelle… Mais au-delà de la passion ou de la routine qui s’installe, ce seront les rumeurs, les ragots, les manchettes de la presse ; ce seront les disputes autour de la drogue, de la différence d’âge, de la politique…
Une Parade passée à la Machine à écrire ?
Deuxième album de la collection Dyade, qui propose d’explorer les couples d’artistes célèbres en parallèle d’événements politiques, si ce Jean Cocteau et Jean Marais – Les choses sérieuses se démarque par sa construction et approche non biographique, l’album nous emporte par son approche picturale.
Après Tanz !, où elle a façonné son utilisation de la couleur et du trait très libre, Maurane Mazars passe à la plume, encre noire et trait léger, rehaussé d’aquarelle faite aux pastels aquarellables. La couleur remplace parfois le trait pour cerner les traits des personnages comme un écho aux possibles niveaux de lecture. Les formes et lignes s’inscrivent comme de discrets hommages aux dessins de Cocteau et passent de lignes aériennes à de pleines pages de couleurs superposées. Sans oublier le blanc qui joue avec ces couleurs et creuse les textures.
Intrigant et atypique, cet album renouvelle la proposition biographique et offre un point de vue réussi sur ces personnalités tout en cherchant à questionner la pratique ou la réception artistique. Un titre à rapprocher d’Anaïs Nin sur la mer des mensonges de Léonie Bischoff pour son approche thématique, mais aussi ses partis pris graphiques forts.
Thomas Mourier le 26/06/2023
Isabelle Bauthian & Maurane Mazars - Jean Cocteau et Jean Marais – Les choses sérieuses - Steinkis, coll. Dyade
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