La génétique comme remède à la morosité (des riches)
Autour de l’accès du public ultra-riche (et un peu moins riche) à l’ingénierie génétique la plus pointue, “L’une rêve, l’autre pas”, le roman de Nancy Kress, établit la trame d’une fable socio-politique science-fictive aux résonances plus contemporaines que jamais.
Le couple était assis, l’air guindé, sur ses chaises Eames anciennes, deux personnes qui auraient préféré ne pas être là, ou bien une personne qui ne le voulait pas et l’autre que cela contrariait. Le docteur Ong avait déjà vu le cas.
En deux minutes, il en fut convaincu : c’était la femme qui résistait si fort en silence. Elle allait perdre. L’homme paierait plus tard, petit à petit, pendant longtemps.
« Je présume que vous avez déjà effectué les vérifications bancaires nécessaires, dit aimablement Roger Camden, alors passons tout de suite aux détails, d’accord, docteur ?
– Certainement, dit Ong. Pourquoi ne commenceriez-vous pas par me dire quelles sont toutes les modifications génétiques qui vous intéressent pour le bébé ? »
La femme bougea soudain sur sa chaise. Elle approchait de la trentaine – visiblement une seconde épouse – mais avait déjà l’air fanée, comme si elle s’épuisait à suivre le rythme de Roger Camden. Ce qu’Ong n’avait pas trop de mal à imaginer. Mme Camden avait les cheveux bruns, les yeux bruns, sa peau avait une teinte brune qui aurait pu être jolie si ses joues avaient eu un rien de couleur. Elle portait un manteau brun, ni à la mode ni bon marché, et des chaussures à l’air vaguement orthopédiques. Ong jeta un coup d’œil à ses notes pour y trouver son nom : Elizabeth. Il aurait pu parier que les gens l’oubliaient souvent.
À côté d’elle, Roger Camden rayonnait de vitalité, homme d’âge mûr dont la tête en forme d’obus ne s’harmonisait guère avec sa coupe de cheveux soignée et son costume italien en soie. Ong n’avait pas besoin de consulter ses notes pour se remémorer des informations au sujet de Camden. Une caricature de la tête en forme d’obus avait été l’illustration principale de l’édition électronique du Wall Street Journal de la veille : Camden avait mené un coup exceptionnel d’investissement en limites croisées d’un atoll de données. Ong ne savait pas très bien ce qu’était « un investissement en limites croisées d’un atoll de données ».
« Une fille », dit Elizabeth Camden. Ong ne s’attendait pas à ce qu’elle parle la première. Sa voix fut une seconde surprise : celle d’une Anglaise de la bonne société. « Blonde. Aux yeux verts. Grande. Mince. »
Ong sourit.
« Les gènes de l’aspect physique sont les plus faciles à obtenir, comme vous le savez déjà, j’en suis sûr. Mais tout ce que nous pouvons faire pour la « minceur », c’est de lui donner une prédisposition génétique en ce sens. La façon dont vous nourrirez l’enfant va naturellement… »
« Oui, oui, dit Roger Camden, c’est évident. Et maintenant de l’intelligence. Une haute intelligence. Et le sens de l’audace.
– Je regrette, Monsieur Camden : les facteurs de la personnalité ne sont pas encore assez bien connus pour permettre une manip…
– C’était juste pour voir », dit Camden, avec un sourire qui, d’après Ong, devait se vouloir enjoué.
Elizabeth Camden ajouta :
« Des aptitudes musicales.
– Encore une fois, Madame Camden, nous ne pouvons garantir qu’une disposition pour la musique.
– C’est bon, dit Camden. L’éventail complet de rectifications de tous les problèmes de santé potentiels liés aux gènes, bien sûr.
– Bien sûr », dit le docteur Ong. Aucun des clients ne parla. Jusque-là, leur liste était plutôt modeste, compte tenu de la fortune de Camden ; il fallait convaincre la plupart des clients de renoncer aux tendances génétiques contradictoires, à la surcharge d’altérations, ou aux espoirs irréalisables. Ong attendit. La tension montait dans la pièce. « Et, dit enfin Camden, aucun besoin de dormir. »
2008 : l’invention du génial et fort bienveillant Kenzo Yagai a doté l’humanité d’une source d’énergie abondante, écologique et quasiment gratuite. 2008 également : les possibilités de modifications génétiques des embryons avant leur gestation et leur naissance ont connu des progrès absolument décisifs, mais restent sujettes à débats éthiques pour certaines d’entre elles, et à coût financier plus ou moins prohibitif pour la plupart d’entre elles. Charles Camden, richissime financier de haute volée, souhaite doter sa future fille d’une modification possible mais encore secrète (officiellement en tout cas), pilotée par la très savante Susan Melling : celle de la disparition du besoin de sommeil, survivance génétique qui a depuis longtemps outrepassé sa raison d’être, et qui permettrait à l’heureuse élue de consacrer un bon 25 % de sa vie à autre chose qu’à bêtement dormir… Mais malgré l’encadrement scientifique méticuleux de cette grossesse, voici qu’Elizabeth Camden donne naissance à deux fausses jumelles, l’une génétiquement modifiée, l’autre pur produit de la nature : l’une devra dormir, l’autre pas.
Quatre hommes et trois femmes étaient assis autour de la table en acajou ciré de la salle de conférence. Docteur, avocat, grand sachem, pensa Susan Melling, regardant Ong puis Sullivan puis Camden. Elle sourit. Ong surprit son sourire et prit un air glacial. Connard guindé. Judy Sullivan, l’avocate de l’institut, se tourna pour parler à voix basse à l’avocat de Camden, un homme mince et nerveux ayant l’air d’appartenir au plus offrant. Son propriétaire, Roger Camden, le grand sachem en personne, était celui qui avait l’air le plus heureux de la pièce. Le petit homme mortellement redoutable (quelles qualités fallait-il pour devenir aussi riche, en partant de rien ? Elle, Susan, ne le saurait certainement jamais) rayonnait d’excitation. Il resplendissait, il flamboyait, si différent des futurs parents habituels que Susan en fut intriguée. En général, les pères et mères prospectifs – surtout les pères – se tenaient là, l’air d’assister à une fusion d’entreprises. Camden avait l’air de fêter un anniversaire.
Et c’était, bien sûr, le cas. Susan lui sourit, et fut contente qu’il sourie en retour. Rapace, mais avec une sorte de joie qui ne pouvait être qualifiée que d’innocente – comment serait-il au lit ?
Ong grimaça majestueusement et se leva pour prendre la parole.
« Mesdames et messieurs, je pense que nous sommes prêts à commencer. Des présentations seraient peut-être de bon ton. Monsieur Roger Camden, Madame Camden sont bien sûr nos clients. Monsieur John Jaworski, l’avocat de Monsieur Camden. Monsieur Camden, voici Judith Sullivan, la responsable du service juridique de l’institut, Samuel Krenshaw, qui représente le directeur de l’institut, le docteur Brad Marsteiner, qui n’a malheureusement pas pu être présent aujourd’hui ; et le docteur Susan Melling, qui a mis au point la modification génétique affectant le sommeil. Quelques points de droit intéressant les deux parties…
– Oubliez les contrats un instant, interrompit Camden. Parlons donc de cette histoire de sommeil. J’aimerais poser quelques questions.
– Que voudriez-vous savoir ? » dit Susan. Les yeux de Camden étaient très bleus dans son visage aux traits accusés ; il n’était pas tel qu’elle s’y était attendue. Mme Camden qui manquait, semblait-il, et de prénom et d’avocat, puisque Jaworski avait été présenté comme celui de son mari et non le sien, avait l’air soit boudeur soit effrayé, c’était difficile à dire.
« Alors nous devrions peut-être commencer par une courte introduction du Docteur Melling », dit Ong d’un ton aigre.
Susan aurait préféré un système de questions et réponses, histoire de voir ce que Camden aurait demandé. Mais elle avait assez contrarié Ong pour une séance. Elle se leva obligeamment.
Lorsque Nancy Kress publie cette novella en 1991 (traduite en français en 1993 par Claire Michel dans le recueil collectif « Futurs qui craignent » chez Pocket, et rééditée plusieurs fois depuis 2012 par ActuSF), elle a alors à son actif cinq romans (d’abord de fantasy avant que son quatrième, « An Alien Light », ne l’entraîne en 1988 vers la science-fiction proprement dite, où la confrontation de l’humanité et d’une civilisation extra-terrestre lui sert avant tout de prétexte à un questionnement sur la fatalité ou non de la violence) et une grosse vingtaine de nouvelles parues en revue ou en recueil (dont l’une avait déjà obtenu le prix Nebula, celui décerné par l’association professionnelle des autrices et auteurs de science-fiction aux Etats-Unis, en 1986). Avec l’obtention simultanée du prix Nebula et du prix Hugo (décerné par le « fandom sf » lors de sa convention mondiale annuelle, historiquement souvent à dominante américaine et britannique, néanmoins) en 1991 et 1992, « Beggars in Spain » (le titre original de « L’une rêve, l’autre pas », qui renvoie, lui, à une habile variation en forme d’expérience de pensée, dans la novella, sur le triste thème de « toute cette misère du monde » que l’on ne pourrait pas accueillir) propulse Nancy Kress dans une autre dimension, en tout cas dans le monde anglophone.
Imprégné de génétique et de bio-engineering (dont Nancy Kress fera au fil des textes une toile de fond et un thème de prédilection, ne rechignant jamais à engloutir des documentations impressionnantes pour inscrire ses créations à proximité immédiate du courant le plus « scientifique » de la science-fiction, généralement appelé, par abus de langage, « hard science »), « L’une rêve, l’autre pas » est sans doute davantage encore (en sus d’une superbe variation sur le thème des mutants, moins extrême mais sur le fond assez comparable aux parties les plus achevées des comics ou des films « X-Men », moins humaniste que l’exceptionnel « Les plus qu’humains » (1953) de Theodore Sturgeon mais autrement plus crédible, bien sûr, que l’échevelé et baroque « À la poursuite des slans » (1940) d’A.E. Van Vogt) une novella de sociologie et de science politique, pratiquant une mise à l’épreuve sérieuse et savoureuse – par la grâce d’une authentique spéculation science-fictive, et d’une manière fort différente de celle retenue par le Joe Haldeman de « Immortalité à vendre » en 1989 – du corpus de l’objectivisme égoïste d’Ayn Rand (dont lectrices et lecteurs en Europe et particulièrement en France ont toujours du mal à imaginer la place qu’elle occupe dans la culture des États-Unis, où elle sert de bible alternative bien au-delà des seuls cercles libertariens, principalement mais pas uniquement à travers son « Atlas shrugged » de 1957, traduit en français seulement en 2011, sous le titre de « La grève » – comme le rappelait avec son brio habituel (et en l’espèce joliment cruel) le Hugues Jallon de « La conquête des cœurs et des esprits » en 2015). Cette inscription dans un questionnement politique de facto si américain explique peut-être la relative difficulté de l’autrice, pourtant largement consacrée – et fort influente auprès de moult jeunes autrices américaines – à « percer » véritablement en France (même si quelque chose frémit depuis la publication du recueil « Danses aériennes » dans la collection Quarante-Deux du Bélial’ en 2017 et la parution d’un numéro spécial de la revue Bifrost, début 2018). On ne peut que souhaiter que ce mouvement continue et s’amplifie, et entraîne un jour peut-être la traduction des trois romans de cette trilogie des « Beggars », dont « L’une rêve, l’autre pas » constitue l’indispensable mise en bouche, et une lecture essentielle par elle-même.
Chaque semaine, le docteur Melling venait voir Leisha et Alice, quelquefois toute seule, quelquefois avec d’autres gens. Leisha et Alice aimaient toutes les deux le docteur Melling, qui riait beaucoup et dont les yeux étaient brillants et chaleureux. Souvent Papa était là, aussi. Le docteur Melling jouait avec elles, d’abord avec Alice et Leisha séparément et puis avec les deux ensemble. Elles les prenait en photo et les pesait. Elle les faisait s’allonger sur une table et collait de petites choses de métal à leurs tempes, ce qui semblait effrayant mais ne l’était pas parce qu’il y avait tellement de machines à regarder, qui faisaient toutes des bruits intéressants, pendant qu’on était couchée là. Le docteur Melling répondait aussi bien que Papa aux questions. Une fois, Leisha dit : « Est-ce que le docteur Melling est quelqu’un de spécial ? Comme Kenzo Yagai ? » Et Papa rit et regarda le docteur Melling et dit : « Oh, oui, absolument. »
Quand Leisha eut cinq ans, elle et Alice commencèrent à aller à l’école. Le chauffeur de Papa les emmenait tous les jours à Chicago. Elles étaient dans des classes différentes, ce qui désappointa Leisha. Les enfants de la classe de Leisha étaient tous plus âgés qu’elle. Mais, dès le premier jour, elle adora l’école, avec son équipement scientifique fascinant, ses tiroirs électroniques remplis de casse-tête mathématiques et d’autres enfants pour chercher avec eux des pays sur la carte. Au milieu de l’année, elle alla dans une autre classe encore, où les enfants étaient encore plus âgés, mais ils étaient quand même gentils avec elle. Leisha commença à apprendre le japonais. Elle adorait dessiner les magnifiques caractères sur de l’épais papier blanc. « L’école Sauley était un bon choix », dit Papa.
Mais Alice n’aimait pas l’école Sauley. Elle voulait aller à l’école dans le même bus jaune que la fille de la cuisinière.
Hugues Charybde , le 26/06/2023
Nancy Kress - L’une rêve, l’autre pas - éditions Actusf
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