« Les trois mousquetaires : D'Artagnan » de Martin Bourboulon : Touché, coulé
Quelle nécessité y a-t-il à écrire sur un film, “Les trois mousquetaires : D'Artagnan”, dont nul ne peut ignorer que tout le mal qui pourrait en être dit n'affectera jamais son million d'entrée ? À quoi bon en parler, sauf à s'agacer les dents sur un os déjà rongé ? On voudrait plutôt en dire tout le mal, non pas pour empêcher quiconque à le regarder, mais au contraire pour inciter le monde entier, s'il était possible, à (bien) le voir. On voudrait lui faire cette publicité-là : voir ce film pour dire tout ce qu'il n'y a pas à voir ; voir ce film pour montrer tout ce qu'il faudrait bien y voir. Regarder en face ce cinéma pour signifier, non pas ce qu'est le cinéma – on en serait bien en peine –, mais essayer de l'approcher de manière apophatique, comme on ne pourrait approcher prudemment Dieu que de manière négative, pour dire que, non, décidément, ce n'est pas du cinéma mais un programme d'hypnose qui préparerait son public à un sommeil profond en ces temps de contestation.
Avant, en 1627, il y a bien longtemps, c'était le temps d'avant. Sous Louis XIII, juste avant le roi Soleil. Nous voici dans Les trois mousquetaires : D'Artagnan juste après la Renaissance et son désordre. Le 17e siècle, l'école l'a appris, vient remettre de l'ordre. Il conçoit une harmonie dans les approches esthétiques. Ce sera le classicisme. Direction prise vers un ordre rigoureux, La Fontaine, Molière. Martin Bourboulon, le réalisateur du film, est un très bon élève. Il a bien retenu la leçon de son maître Eiffel : l'ordre, chez lui, est d'abord colorimétrique. Martin est le roi Soleil, un cinéaste de type lumino-directif, faute de posséder un nuancier comme une boussole photométrique.
Il s'agit pourtant de narrer meurtre et trahison, secret d’État et comploteries. C'est un film, donc, qui devrait cacher son jeu. Mais, bien au contraire, sûr de son secret, il montre en permanence qu’il cache son jeu. Ce n'est pas, en effet, un film. C'est tout d'abord une couleur. L'ordre, chez Martin Bourboulon, passera en premier par la maîtrise de la couleur. Dans Les trois mousquetaires : D'Artagnan, ce sera le marron, comme si s'était dégradée l'orange de son soleil, son bronze en étant dérivé, tout ce qui lui restait à conchier.
Il y avait certes de la douleur au 17e siècle, c'était encore les guerres de religion, mais pas de couleur. Dans Les trois mousquetaires, une fois nettoyé le désordre de l'arc-en-ciel, il n'en reste plus qu'une. Le monde, c'est-à-dire la France qui se prenait pour son centre, si bariolée, est monocolore. La France a dans le film le sanglot long de l'automne, retranché de sa poésie. Un monde marron, dans toutes ses variations, pour un spectateur marron, au sens figuré du terme : trompé, pour un film marronnier. Comme en journalisme on parle d'un article de faible importance meublant une période creuse, consacré à un événement récurrent et prévisible, Les trois mousquetaires : D'Artagnan est marronnier : aucun mystère malgré son sujet. Ce sont les mêmes cierges qui brûlent aux mêmes saisons marron.
Le film, dans sa rusticité qui voudrait l'apparenter à de la solidité (le bois du marron), demeurera tout son long monochrome. Ainsi, il n'aura rien à dire d'autre que son présupposé synopsis, rédigé à l'avance à l'adresse du spectateur, qui ouvre Les trois mousquetaires : D'Artagnan pour renseigner sur le contenu de ce qui va suivre. En lettres capitales, lettres d'or, variation ornementale de la couleur fécale, il fixe sa ligne directrice qui, plutôt qu'ouvrir ferme le récit. Son horizon, la constipation :
« 1627. Après des années de paix, le Royaume de France est au bord d'une nouvelle guerre de religion. Le roi Louis XIII, toujours sans héritier, est à la tête d'un pays coupé en deux. D'un côté les forces protestantes soutenues par l'Angleterre. De l'autre la noblesse catholique qui cherche à asseoir sa domination. Le Roi compte sur son ministre le plus puissant le Cardinal de Richelieu pour restaurer l'autorité de la Couronne. Mais beaucoup soupçonnent l'ambitieux Cardinal de chercher à prendre le pouvoir. Dans ce climat de complots et de révoltes, D'Artagnan, un jeune Gascon, fait route vers Paris dans l'espoir de rejoindre le corps des Mousquetaires du Roi... »
Les trois mousquetaires : D'Artagnan ne sera donc pas un film, mais un compendium scénaristique. Une notice de montage de son kit, explicative au possible, qui déroule le fil pour que le spectateur n'ait pas à regarder le film. Un film au bâton surmonté de son képi : circulez, il n'y a rien à voir ici ! Car, très tôt, toutes les images accumulées qui viendront plus tard dans Les trois mousquetaires : D'Artagnan s’écroulent comme perles d’un collier quand sa combinaison tombe, dès l'amorce du film.
Ce ne sera pas encore, hélas, un film, mais de la musique hornerisante. Dans Les trois mousquetaires : D'Artagnan, on se trouve au concert pour oreille d'ânes. Pas un film, mais une musique d'ascenseur permanente. Non pas pour s'y assoupir, mais se croupir dans sa fange ascensionnelle. Du concert, direction le parc d'attractions et sa faisanderie. Un film montagne russe, sans son cinéma. Pour infantiliser, non pas ramener indemne à la mémoire l'enfant en soi qui se serait attardé, le soir, sur Dumas. Une musique surplombante qui marche au pas, qui voudrait faire son pouvoir d'hypnose, qui écrase le récit faute de s'imaginer autrement qu'en long plan-séquence. Pas de temps mort le jour des morts où s'enterre le cinéma. On est dans un film qui n’a pas lieu, qui n'a pas de lieu, qui ne peut pas faire autrement que remplir ses creux avec une musique qui est un commentaire surligné et explicatif de l'intrigue. Un film qui passe à côté, mais non pas malencontreusement. Non pas un film, mais un tract assourdissant. Qui demande l’adhésion. Un apprivoisement par son langage. Car les jeux sont faits, dès le départ, même s’il s’agira de multiplier les embûches tout en n'adoucissant jamais la pente.
Les trois mousquetaires : D'Artagnan n'est pas encore un film, mais une récitation, scolaire au possible, qui possède sa petite musique, ses intonations qui sont autant de génuflexions et prosternations devant le texte de Dumas. Ainsi, cette scène introductive où après avoir échappé à une tentative de meurtre, le jeune D'Artagnan est provoqué en duel, tour à tour, par les trois mousquetaires. Les acteurs du film n'incarneront jamais le texte dans cette scène. Ils ne le feront pas vivre. Ils le mortifieront. Ils réduiront ainsi le champ-contrechamp du dialogue qui se fantasmait en joute à un combat de pouces. Ils se transmuent en nains du texte, qui les écrase de sa superbe.
Le regard du spectateur, passant d’une image à l’autre, voit alors se déployer une parole royale, qui semble vouloir habiter définitivement le film, comme la voix juste habiterait sa mélodie. Le spectateur peut accueillir sans ruse interposée cette imagerie qui s’offre à lui sans détour. Une gratitude pourrait même le saisir, puisque tout lui est livré d'emblée, le contexte, les péripéties, les combats à venir. Mais entrer dans cet engrenage connu, c’est fatalement demeurer in situ, attraper le torticolis de la certitude : être plié, ployer littéralement, tomber le dos, ne plus connaître la station debout. Cet objet exile les forces, a un pouvoir d’indifférence, de transmutation interdite. Ce n'est pas un film qu'il s'agit de regarder. Il est sur nous maintenant, comme une montagne en surplomb. Et dans son ombre portée, on est réduit à vénérer ; à peine ose-t-on regarder. Ce n'était donc pas, finalement, un film. Mais un algorithme. Un film moyen fait en vue d'un spectateur moyen qui aura pris grand soin de l'abêtir initialement pour l'assujettir à son marketing débilitant.
Il y a pourtant à voir dans Les trois mousquetaires : D'Artagnan, autre chose que ce qui est montré à l'avant-plan. D'Artagnan, c'est un peu le film de variété française. Un film Sheila, qui ne ferait pas de mal, qui voudrait son « lundi au soleil », blockbusterisant un cinéma made in France. Un film racolo-rassembleur qui voudrait divertir. Qui voudrait apporter de bonnes nouvelles, payer son écot, faire comme si de rien n'était en ces temps d'infamie. Or, il faudrait pouvoir s'attarder sur ce que médiatise réellement ce premier épisode consacré à D'Artagnan. D'Artagnan, au fond, sous ses aspects marvellisant, c'est la France qui avance, la France qui gagne, la France de Nanar sur son Phocéa désormais au tapie que lui envie la macronie.
D'Artagnan est une sorte de Gil Blas, un petit Poucet macronien, son Mbappé, bon élève qui aurait chaussé des bottes de sept lieues. Son schéma actanciel ne paraît déranger personne : pour faire son chemin, il désire la casaque de mousquetaire, le talisman suprême, gage de puissance et de richesse. Il l'obtiendra malgré l'adversité, les opposants, comme Macron se serait faussement désaffilié de toutes les obédiences politiques possibles : Milady, le Cardinal de Richelieu, Rochefort, qu'il se concilie ou éliminera sans doute dans les autres épisodes, grâce à des adjuvants efficaces, fraternels (les trois mousquetaires), paternels (son père, dont il possède une lettre de recommandation en début de film, Tréville, le Roi, Buckingham...), mais aussi maternel (Constance). Comment pourrait-il donc échouer ? Ce qui est le plus évident devrait donc surprendre. Il bénéficie dès le départ d'attributs bénéfiques, pour ne pas dire qu'il est l’Élu (il sera protégé par la Bible d'une balle qui lui était adressée en début de film). Dernier né des mousquetaires, il en est en vérité le premier, souligné par l'A majuscule précédant sa Particule. A comme audace, A comme Ambition. L'alphabet est fait pour lui. Il sera toujours devant, au premier rang. D'Artagnan, c'est le premier de la classe, qui rêve un jour de devenir président.
Il se trouve ainsi, au début de Les trois mousquetaires : D'Artagnan, face à une file d'attente où il lui faudra patienter deux jours durant avant de rencontrer le capitaine Tréville, dans l'espoir d'intégrer l'élite, la troupe des mousquetaires du roi. Mais, macronien, D'Artagnan, n'a qu'à traverser la rue pour trouver son emploi : il passe devant tout le monde, force son destin, sans considération aucune pour la plèbe qui attendait là depuis deux jours. Il est bien la première lettre de l'Alphabet, autant que Athos, Aramis, Anne d'Autriche et consorts, Aristocrate, quand le roturier Porthos est l'Obélix pour ses Astérix, dont le nom allitère avec « peuple ». Il quitte ainsi sa Gascogne natale avec cette espèce de carte d'identité, de sauf conduit, qu'est la lettre de recommandation pour Tréville rédigée de la main de son père (dans le roman, s'ajoutent le baume maternel miraculeux, un cheval jaune, la rapière du Père-Mandateur). Il est ainsi fait le divin enfant.
Le film sera alors scandé, si normalement, par les épreuves successives du héros, que les vieux habitués du roman comme des précédents mousquetaires filmiques retrouveront comme leurs pantoufles pour les plus vieux, leur doudou pour les plus jeunes : préparation, qualification, affirmation, confirmation, Glorification. Âme damnée du Cardinal, bras séculier de la Morale, il a tout pour rassurer la France de papa, même s'il fricote avec une Constance arabisée (Lina Khoudri) version Sarkozy première période gouvernementale, pour une France arc-boutée sur son complexe d'identité. Il indexe dès le début une lecture œdipienne fastidieuse comme dans le roman. Comme pour en programmer le déroulement et renvoyer symboliquement au fameux triangle, le chiffre trois devient son carré magique (les trois mousquetaires, les trois duels...). Mais si l'angoisse de castration va logiquement et continûment doubler le désir d'affirmation de soi dans le roman, le film lui substitue le trois de la Trinité. Saint comme un pieu, le D'Artagnan de Martin Bourboulon, dont l'épée exhibe une virilité trop tapageuse pour être bien assurée, se sert le plus souvent du pistolet pour la confirmer.
Dans ces conditions, la femme est dangereuse. Une certaine misogynie s'y exprime à travers le personnage de Milady, conspiratrice au possible. C'est la moindre des défenses que le roman proposait, que ce cinéma reconduit. La femme est dangereuse. Tentatrice, même la douce Constance est faite d'un bois pour attirer gentiment le pieu (de) D'Artagnan. Elle a été créée pour leur perte. La Reine trahit son mari, la chaste Constance produit sans cesse ses effets, Milady aussi. Toutes les femmes sont des Dalila quand D'artagnan ne posséderait que le postiche capillaire de Samson.
Voilà donc le cinéma français au meilleur de sa forme. Un enfer ordinaire dont pas un esprit ne pourrait espérer revenir. Car rien n’y ébranle plus l’œil. Il faut pourtant considérer que l’équivoque réside dans le seul fait de la présence de ce D'Artagnan : qu’on ne le réfute pas comme un gouvernement ne céderait pas devant la foule de ses opposants ; une présence qui ne céderait jamais. Un film qui sous ses abords de divertissement remplit bien une fonction politique qui annonce la servitude, prendre son spectateur dans un lacis indémêlable : il l'occupe littéralement, au sens militaire du terme, par sa musique, sa couleur, son scénario, son sous-texte. Un film militaro-capitalistique. Un propos qui voudrait se noyer dans sa sueur, qui n'est jamais fourbu. Ici, les vérités sont concertées dans un cinéma incapable de réinventer son drame au matin comme un chant révolutionnaire augurerait du lendemain. Un cinéma tenté plutôt par l’ébriété des songes, qui méconnaît, le fou, la forme de son doute. Une fausse couche de l'esprit, un film mort-né, une mortinaissance qui emporte avec elle son spectateur, qu'elle asphyxie, afin de le plonger dans son pays, la léthargie, lui faire un sommeil profond en ces temps de contestation.
David Fonseca
Cet article est d’abord paru dans l’excellente revue de cinéma belge “Le Rayon vert”, que nous vous recommandons sans la moindre hésitation.