Plus que ne couvre le vol d’un milan par Stéphane Mahé
“C’est la nuit qui fait la lumière quand elle se répand comme de l’eau sur la plaine dans le regard - c’est la nuit qui fait le rêve…”, écrit le poète Yvon Le Men, en introduction au livre de photographies de Stéphane Mahé, MOOD, paru récemment aux Éditions de Juillet. Ce bel ouvrage fait suite au Somewhere de 1998 et Terminus Saint Malo, de 2015 chez le même éditeur. Stéphane Mahé fait entrevoir une correspondance avec le très beau film de Wong Kar-Waï, In the Mood for Love, où le couloir de l’appartement en sous sol, détient une part du romanesque qui habille ses lumières crépusculaires, pénombre, pas assourdis, froissements, silences, descente en soi, attentes.
Stéphane Mahé déclarait à cette occasion : « Je mène depuis plusieurs années un travail photographique, au gré de mes errances. Somewhere en est l’aboutissement, sous forme d’un livre. Dans cet ouvrage, la photographie n’a pas vocation à s’ancrer dans le réel, elle le détourne pour représenter mes émotions, mes sensations et mes images mentales. » Mood en est une suite à la tonalité modale.
Le photographe s’immerge dans cette nuit crépusculaire, à la pénombre complice. Il a à cœur de poursuivre cette quête de l’ombre, sacrificielle et solaire, de retrouver ce silence nuptial, d’entrer au cœur de cette nuit qui précède la nuit ( qui en serait une émanation théâtrale, romanesque, aussi) afin de regarder en lui-même, de garder à nouveau les secrets qui ne manquent pas d’affleurer, de produire nombre de scènes dont l’inquiétante étrangeté est une marque de son temps intérieur et de sa photographie. la dimension picturale de ces images est immédiatement présente, dans une sorte de connivence de tout un cinéma dont celui de David Lynch, Alfred Hitchcock, Roman Polanski, (le Locataire)… Ainsi Stéphane Mahé, dans ses ambiances, ses climats à forte charge onirique, se situe t-il dans toute une modernité.
Stéphane Mahé pourrait également, dans une référence plus légère, entrevoir une correspondance avec le très beau film de Wong Kar-Waï, In the Mood for Love, où le couloir de l’appartement en sous sol, détient une part du romanesque qui habille ses lumières crépusculaires, pénombre, pas assourdis, froissements, silences, descente en soi, attentes. Sans doute sur le plan musical tout un jazz modal, Monk, Coltrane pourrait accompagner ce climat étrange, qui, en se perdant, trouve un chant solitaire, tant cette modalité, aux accents mélancoliques, est référente d’autres voyages. Il y a bien un côté surréel, écliptique, à ainsi inventorier ce temps de la nuit et ses espaces, issus du silence, de la mémoire, dans un rappel de ce qui fuit devant soi, corps, amours, narrations, scènes non identifiables d’un film qui se projette en soi.
Cette Cosa Mentale est aussi une poétique de l’ombre et du clair-obscur, dans un dynamisme où ne cessent de s’activer des passages, plus ou moins secrets, discrets, voire des correspondances, entre les photographies du livre, les références qui en sont les fantômes, l’espace mental ainsi créé, qui en forme le creuset, dans une Inquiétante Étrangeté.
Se projètent, par son anima, nombre de scènes nocturnes étranges qui interrogent particulièrement le lecteur, devenu tout de suite, ce complice attendu. Le photographe est une âme tourmentée, traversée de son imparité, cherchant à conquérir ces terres lointaines, énigmatiques, avec personnages et nature romantique, fortement exposées, là, où une inquiétude sourd, établit des transferts, sur cette frange étonnamment sensible qui les reçoit en tant que signes, ombres, fantômes, personnages, pour en noter, en un éclair, toute la charge énigmatique, métaphorique, surréelle, dans un théâtre de l’étrange.
Mood est un film noir, parcouru d‘ énigmes et de drames, de situations (romanesques), un film laissé à son empreinte, fuyant au devant de lui même, ampli de « bruit et de fureur » traités dans leurs échos, aux voiles d’un monde pris par le grain de l’image, aux noirs denses, pénombre absorbante, presque sépulcrale, clartés de l’obscur, baudelairiennes.
Les messages qui nous parviennent de cet autre côté du miroir, viennent de cette nuit scripturaire, comme des énigmes à décrypter, signes, pourtant légers dans cette eau du rêve particulier, liés à l’action des évènements internes qui s’y passent, marches solitaires sur des plages abandonnées de personnages non moins solitaires, bestiaire issu des contes populaires (loup, cheval blanc), personnages livrés à une sorte de folies abrasives, lunaires, solidaires (solid air) de ce temps noir de la nuit, jour inversé.
Que font les personnages, qui sont-ils, où vont-ils, que deviennent-ils, par quoi sont ils agis… et nous, que voyons nous, à quel banquet sauvage sommes nous conviés, par quel fantasme (Mullohand Drive) sommes nous agis ?
Sans doute, cet univers étrange s’impose-t-il comme le dialogue de l’invisible et de l’angoisse, d’une énergie créatrice cruelle, vampirique, à la puissante séduction du naufrage, tempête pressentie, dialogues tus, refrains entêtants, craintes envahissantes, venues se loger, dans leur sacrifice, se loger aimablement dans l’image. Le photographe accouche d’une âme tourmentée dans une contre lumière, au delà des croyances, comme une réaction à la Contre-Réforme, dans un pur mouvement de libération des fantômes qui agissent à la nuit, par l’ombre et qui se répondent d’une image à l’autre…
L’image, très construite, naît de ces instances, elle est matière sombre, eau rouge et noire, jaune, eau matricielle, négrière des solitudes, douceurs vives à s’extraire, vers le chemin des Amériques…
Toute une tradition romantique s’exprime dans cette photographie claire et dense, à la clarté sombre.
L’ombre, le clair-obscur sont, ici, une matrice du visible, venues de l’invisible, maîtresses des actions qui en naissent, messages inconscients aux drames inconnus qui se jouent dans le corps de l’image, dans la pulsation de ce temps, entre la fin de l’obscurité et le renouveau de la lumière.
Les points de fuite de l’image reprennent les trajectoires des personnages, par l’improbable théâtre qui s’y est inscrit: un loup sous la lune, au sortir d’une forêt profonde semble issu d’un conte fantastique, scrute, les yeux avides de carnages, celui qui ose regarder au fond de son puits, le renvoi prodigue de sa propre psyché; un inconnu, pantalon noir, chemise rouge (les couleurs du romantisme) traverse une route qui fuit à l’infini vers des montagnes, sa marche est un compas, le noir semble, ici, un écrin particulier qui accueille la chromie sourde de la couleur éteinte. Le monde se tamise, on aime cette complicité de l’ombre, les temps sont devenus obscurs. L’aube est une complice recherchée et fêtée, le temps de la vision, le passage entre les mondes.
Une femme, de nuit, au loin, à la limite de l’identifiable, aux confins du visible, entre, dans l’eau d’une rivière, bras écartés, que fait-elle là, en pleine nuit, est-ce un acte magique, un sacrifice, se suicide t-elle, que s’est-il passé, avant ?
Une autre jeune femme, de blanc vêtue, au pas vif, photographiée en plongée, s’extrait d’une terre rouge dans une marche intense, sa robe vole, un avant-plan fait penser à une barrière de canisses édentée, la plongée du cadre offre un regard supérieur, dieu, le diable (?).
Un visage, apparait sur une campagne, sans qu’il ne semble issu d’un miroir.
Un homme, semble perdu, attablé à une table de café, au crépuscule…perdu en lui même.
Un cheval blanc, sorti des noires frondaisons, est un signe qui inquiète.
Toutes les photographies de Mood font convergence. Elles entraînent l’attention vers une sorte de maelström, comme il en est chez Edgar Allan Poe; un gouffre s’ouvre soudain, dans la nuit qui emporte. Une fin de monde glisse vers une apocalypse dans un saisissement de conscience, dans un retour de conscience; que devrait-on lire de la vision du photographe, sinon qu’elle est océan, prodige immense et inquiétant, et comme l’océan, vertiges des abîmes.
Placé dans l’impossibilité d’expliquer, d’avoir recours au sens, le lecteur reçoit ces fragments de nuit, d’aube, de crépuscule, comme un adoubement d’imaginaire, dans un rapt consenti, dont il ne veut s’extraire, attraction fatale, afin de se rendre sensible aux signes qui percent la nuit et qui en naissent; formidable mantique qui s’accorde aux « grandes »questions métaphysiques. Le bizarre et l’étrange, issus de la tradition romantique ne prennent pas la forme, ici, d’un merveilleux dont l’orphisme serait la clé, mais d’une extraction modale tirant vers l’angoisse, l’inquiétude, le hors monde, un Horla, libérés de leurs fantômes et dont la théâtralité, dans sa mise en scène, est un précis de l’âme, une histoire qui s’écrit, qui se crie, silencieusement et en soi, comme pour dire…pour ravir. Quelque chose d’un enlèvement, d’un rapt se fait, d’une fascination; entrer dans le jeu, comme dans une arène, combattre le taureau noir par l’épée d’argent, dans une chorégraphie dansante… sortir du prisme aux images, respirer… être de nouveau en vie! respirer…
La picturalité de cette photographie, basée sur ces images mentales résidentes, opère une transmigration du rêve si particulier vers cette réalité physique d’une sorte de transe, dans l’énergie de ce qui habite tout héraut de soi même (au Moyen Âge, le héraut était un officier dont les fonctions étaient la transmission des messages, les proclamations solennelles) dans une sorte de retour ou de chute, vue d’ici comme un envol, une prise de hauteur. Le monde est enfers, s’écoulent le temps et l’espace, le temps d’un rêve… d’un battement de cils, d’une image coalescente à sa sur-venue, son aventure intérieure, quand elle advient, petit miracle, dans le sens latin de miraculum…(Prodige, chose étonnante, chose extraordinaire, merveille. étourdis par l’étrangeté du fait. miracula septem.)
Stéphane Mahé, en retour de Mood, a fait le chemin d’ Orphée. Il revient à la lumière dans une poétique de l’Étrange et du Bizarre, de l’obscure Clarté.
Les images sont, ici, comme des têtes vêtues de nuit, répondant d’un moment où se fait une narration étrange, à l’intimité obscure, au fait établi de la scène qui se joue, à guichet fermé, dans un huit clos, entre lui et ce monde interjecté qui s’est objectivé, dans et par sa photographie.
Par une sorte de réciprocité entre la faculté de voir et la propriété d’être visibles, les photographies de Stéphane Mahé incarnent une sorte de passage entre ces deux mondes, faisant voler l’image reçue au terme de son voyage intérieur, pierre noire brûlante du volcan projetée très haut dans le ciel, éclairant l’Hadès, qui signifierait « que l’on ne voit pas », recevant les « ombres brumeuses », sous cet œil vigilant, qui ne laisse rien perdre, ce lieu d’où l’on ne peut fuir, bien plus haut dans le ciel, bien plus loin que ne peut couvrir le vol d’un milan… au cœur de la nuit.
Il ne fait plus doute que le photographe revient d’un périple, conjurant les forces qui occultent et qui montrent, aux points d’apparition et de disparition de son for intérieur.
Et quel voyage a eu lieu, aussi profond, aussi haut que celui-ci…?
Pascal Therme le 24/04/2023
Stéphane Mahé - MOOD - éditions de Juillet