Oh Me Oh My, la mémoire sous pression de Lonnie Holley

Surfer la douleur, à plein temps mais en douceur. Lonnie Holley propose ici encore un exercice survivaliste, celui d’être noir aux USA. Et, si vous n’avez jamais compris le pourquoi du Black Lives Matter, vous trouverez ici de quoi refaire votre retard en onze titres. Et en détails. Laissez-vous (em)porter par un océan rauque d’humanité et des nappes flottantes.

Avec Lonnie Holley, rien n’est jamais vraiment différent, mais toujours surprenant ; à dévider un fil d’Ariane mémoriel pour dire sa condition, ses envies et ses combats. Tout est dans la façon dont l’œuvre évolue, comment elle essaye de se reformuler l’évolution de sa condition d’homme confronté aux restes du racisme au sein duquel il évolue au quotidien avec sa double casquette d’artiste visuel pour la mettre en images et de musicien, pour la mettre en sons - et quels sons… Ici produits par le renommé Jacknife Lee.

Dans un pays post-Trump et Bannon, celui du non-dit fondamental du protestantisme pré-guerre de sécession avec un Dieu dans la constitution ( comme un doigt dans le cul) et des milices au coin des rues, on peut tirer ( à blanc) un parallèle avec la mystique obtuse du grand remplacement de Zemmour et associés, sous la forme de : on m’a pris ce que je n’ai pas, donc je peux exiger n’importe quoi en retour/échange ( puisque cela tient du fantasme régressif) et je tiens pour acquis que ce qui m’est différent n’a pas droit de cité ( dans tes nuages connard ta cité, dans tes nuages putrescents !). Sauf que Holley, depuis son enfance, se l’est fait tatouer dans la peau, d’où le Black Lives Matter pour tenter de contrer le racisme actif de la police, de l’administration et du redneck lambda… 

Plusieurs titres de Oh Me Oh My prennent la forme de berceuses et de méditations ambiantes. "Testing" ouvre l'album avec des pianos à la dérive, des synthétiseurs qui ruissellent et la voix riche et mugissante de Holley. Michael Stipe est invité sur le titre calme et éthéré de l'album, avec un piano clair et une basse droite qui soutiennent les paroles de Holley sur la nécessité d'apprendre à être plus compréhensif et à mieux apprécier le don de la vie.

"None of Us Have But a Little While" est une réflexion simple, mais résonnante, sur la mortalité, soutenue par la voix planante de Sharon Van Etten. D'autres morceaux sont plus urgents, poursuivant dans la direction de Broken Mirror, influencée par le funk : A Selfie Reflection (la collaboration de Holley avec Matthew E. White en 2021). "I Am a Part of the Wonder", l'un des deux titres sur lesquels figure Moor Mother, est rythmé par un afrobeat traînant, des kalimbas chatoyants et des trompettes espacées. Certains des moments les plus saisissants de l'album s'inspirent directement du passé historique de Holley. "Mount Meigs" évoque son séjour à l'Alabama Industrial School for Negro Children, où il a été astreint à des travaux forcés et soumis à d'innommables sévices physiques. Un torrent de souvenirs douloureux se précipite, porté par une batterie en forme de montagnes russes et un brouillard dense et vertigineux de cuivres, de cordes et de guitares abrasives. Holley nous parle d’un possible futur proche, tel que rêvé par la Bretonne native d’Auray… Putain, ça craint !

Mais, avec son expérience, sur la rumination cosmique "I Can't Hush", Holley déclare qu'à son âge avancé, il est enfin capable de comprendre pourquoi les gens gardent pour eux la douleur et les expériences traumatisantes, mais qu'il est nécessaire pour lui de s'exprimer et de raconter son histoire. L'album se termine sur une note déroutante avec "Future Children", dans lequel les intonations bourrues de Holley sont transformées en un ton austère et robotique sur des séquences de flûte à bec post-minimaliste et saccadées. Encore un très grand disque de Great Black Music, un peu à la manière de Tom Zé qui s’amusait à chantonner des horreurs sur fond de bossa cool et rythmes sautillants. Entrez dans la musique et vivez la distanciation proposée, comme contrepoids à la misère, l’horreur et ce qui ne semble jamais cesser. La figure du mal ?

Jean-Pierre Simard le 13/03/2023
Lonnie Holley - Oh Me Oh My - Jagjaguwar.