Forma Fantasma : Tête de maure & immigration à Lampedusa
Ce sont les oeuvres de gens comme ceux du studio italien FormaFantasma qui font du design un champ de bataille particulièrement intéressant aujourd'hui. Parce qu'il n'est plus une question de savoir si on préfère les lampes jaunes ou rouges, les assiettes rondes ou carrées, ou si on abhorre le kitsch, les styles trop austères. Tout cela existera toujours. Mais est déjà un peu épuisé. Ce sont des discussions qu'on a déjà eues. Les styles tournent, reviennent, repartent.
Le design, comme "branche Travaux Manuels" de l'esthétique, a vécu, et nous entrons dans une époque de crise et de doute où la seule question de savoir si c'est beau ou pas est dépassée par plusieurs autres: celle de savoir si un objet est utile ou significatif, par exemple, et pas seulement une incitation à consommer plus, et, surtout, de se demander où il se situe dans une chaîne de production, ce qu'il entraîne comme mode et rapports de production, avec ses conséquences, économiques, sociales, écologiques, culturelles. Le vieux mot de "producteur", si beau, mais tombé en désuétude comme "L'Internationale" elle-même ("Producteurs, sauvons nous nous-mêmes"), est en train de faire son retour, avec l'agriculture bio (les "producteurs des produits de la terre"), la réflexion sur le commerce équitable, le retour de l'artisanat comme dernier recours face à la globalisation et à la production de masse, la multiplication des produits recyclés et recyclables, pensés en amont et en aval, et plus seulement jetés sur le marché, puis aux ordures. C'est la conviction d'Unik que le design significatif d'aujourd'hui se doit d'être au coeur de cette réflexion sur le produit, et tout ce qu'il suppose et conditionne de liens sociaux et de manières de vivre. On s'est beaucoup trop intéressé à la consommation. Jusqu'à l'aveuglement. Il est temps de penser maintenant la production.
Et donc de faire de l'histoire, par exemple. Comme celle de produits de l'artisanat européen que nous connaissons trop bien, et dont nous ignorons tout. Provenance la nuit des temps? Que signifiaient-ils? Par quoi les a-t-on remplacés? Et, pour ceux qui subsistent, leurs producteurs eux-mêmes savent-ils bien ce qu'ils font? Ou se contentent-ils de reproduire des formes apprises, mais à l'âme morte, vidées de sens? C'est exactement la question que pose FormaFantasma avec cette collection de vases réalisée en collaboration avec les céramistes de Caltagirone, qui reprennent des formes et des motifs traditionnels qui datent de l'invasion de la Sicile par les maures, arabes et africains, en leur faisant dire l'histoire des immigrés qui arrivent en bateau à Lampedusa, cette petite pointe de l'espoir de l'Europe en Méditerranée. Perpétués depuis des générations pour être finalement considérés comme typiquement siciliens, admis désormais sans réflexion comme faisant partie du folklore local, ces vases et bouteilles "tête de Maure" soudain confrontés à l'histoire actuelle posent entre autres cette question: pourquoi les Siciliens et les Européens repoussent-ils le changement que suppose la venue des Africains quand ils ont, par ailleurs, si bien prouvé avec le temps qu'ils savaient s'en accommoder, jusqu'à en faire quelque chose de beau, une partie d'eux-mêmes, de comme ils se voient, avec les objets dont ils aiment s'entourer, et dont ils font commerce pour vivre. Je vous recommande vivement de lire toute l'histoire de ce projet exceptionnel, et qui a contribué à changer des choses, entre autres par les discussions qu'il a entraîné avec les céramistes - et donc dépositaires de la tradition locale - de Caltagirone.
Christian Perrot / Unik