« Il n’y a pas de recette, mais il faut se dire que ça claque » interview de Reno et Romain Lemaire
Reno Lemaire dessine son manga depuis 17 ans et fait partie de la toute première génération d’auteurs français qui en testait les codes ; Romain Lemaire lui a commencé comme assistant sur Dreamland et a lancé sa propre série Everdark. Tous deux sont publiés chez Pika, et se sont hissés parmi les mangas les plus populaires de l’hexagone.
Si vous étiez passés à côté du phénomène Dreamland malgré ses 21 volumes, son artbook ou son adaptation anime annoncée pour l’an prochain sachez que Reno Lemaire a intégralement repensé les 10 premiers volumes pour les mettre au niveau des derniers volumes. Vous découvrirez l’histoire d’un jeune montpelliérain, Terrence, qui de lycéen un peu gauche devient un redoutable voyageur doté du pouvoir du feu, dans le monde des rêves.
Après son expérience sur la série de son cousin, Romain Lemaire s’est lancé dans une série qui lui ait propre Everdark. On découvre un univers fantastique dominé par l’empire du Royaume de Solaris où Neer, un guerrier revêche, rassemble autour de lui une véritable rébellion. Chose rare, dans cette série, les héros ne passent pas par la case découverte & entraînement habituel et sont déjà au cœur de la tourmente, dans un plan qui se distille à chaque tome.
Mais je vous propose d’en savoir plus avec les auteurs, dans un entretien croisé qui a permis d’aborder pas mal de sujets.
Vous avez travaillé ensemble, Romain tu étais assistant sur la série de Reno au début ? Comment ça s’est passé ?
Romain Lemaire : Ça a été très formateur. Mine de rien, ça à duré 8 ans, c’est très vite passé, mais ça me laissait aussi le temps de bosser mon dossier à côté et d’améliorer mon niveau. Assistant pendant autant d’années, c’est pas mal, j’ai eu la chance de faire ma première entrée dans le milieu pro, et le choix du format pour mon projet s’est joué là. Je me suis dit OK, je veux faire du 200 pages en BD. Et ça à bien aidé la série au lancement, que du positif !
Reno, tu as commencé à demander des coups de main à des assistants en mode studio à quel moment ? Tu l’avais indiqué dans les notes sur un tome…
Reno Lemaire : Oui c’était pour faire comme dans tous les mangas que tu lis : Akira Toriyama avait monté son Bird Studio, Kazushi Hagiwara avec Loud in School… mais c’était juste pour faire style, on n’a pas monté d’asso ou quoi.
Avec mon cousin, on a beaucoup de points communs depuis qu’on est petits, il dessinait aussi et quand l’idée est venue de faire un manga —et de comprendre que tout seul on n’y arrive pas— je lui ai proposé. Il a dit oui, il n’y avait même pas la question des enjeux économiques puisqu’il n’était pas payé, ça s’est fait comme ça.
Quelle part du travail tu lui as laissée ? Et est-ce que ça a évolué au fil du temps ?
Reno Lemaire : Il en fallait deux, il y avait Romain et Salim [Kafiz]. Je faisais le story-board de tout le tome, on se regroupait devant le story et on se dispachait par scènes ou royaumes pour qu’il n’y ait pas les 4 mêmes mains sur les mêmes décors, parce que les deux ont une sensibilité différente et ils n’encrent pas de la même façon.
Chacun se dispatchait les royaumes par affinité. Roro est très fort dans les bâtiments, les grandes villes… dès qu’il y avait des royaumes avec des cités, c’est lui qu’il faisait. Salim est plus dans la recherche d’ambiance, dans l’encrage… ou dès que c’était la scène qui primait. Donc ça se faisait naturellement.
Romain Lemaire : Oui, décors et trames. Je faisais aussi le tramage.
À quel moment tu t’es dit que tu allais développer ton propre projet ?
Romain Lemaire : Quand j’ai vu ses story-boards passer.
Parce que le lore, les thématiques d’Everdark… ça vient de la littérature fantastique ; et je me suis dit qu’il y avait pas mal de trucs à raconter. Pour avoir un rythme de narration avec le temps de délayer : j’avais le roman graphique ou le manga, et je me suis dit que le manga était le format qui allait bien aller. Et puis, je n’étais pas bon pour le format franco-belge, avec le nombre de pages trop restreint pour mon style de narration. Le choix s’est fait là.
Mais le dessin, c’est une passion qui me suit depuis tout petit. Et quand je suis sorti de la fac, dans le domaine de l’art, il y avait un éventail assez large donc faire de la BD et raconter des histoires c’est venu tôt, mais le choix du format est venu quand j’étais assistant.
Et tu bossais en parallèle ?
Romain Lemaire : Oui en parallèle. Pour Everdark, en général les lecteurs adorent la couv’ puis quand ils ouvrent me parlent des designs : mais justement les designs j’ai eu le temps de vraiment les travailler.
J’ai travaillé mon dossier en parallèle, et j’ai eu le temps de bien le préparer puisque le dossier a convaincu les éditeurs. Et le choix s’est fait entre Glénat et Pika, et le cœur a parlé, je connais déjà Pika et on reste chez eux. Mais bonne expérience avec Glénat, avec les retours de la direction éditoriale de l’époque.
Et je bosse tout seul. Je ne suis pas contre avoir des assistants un jour, mais il faut les rémunérer.
Reno Lemaire : Et il faut un gros level !
Romain Lemaire : On verra si la série a une bonne aura et que je trouve un assistant dont j’aime la sensibilité et qui soit déjà très fort pour ne pas perdre de temps à le former. Mais la majorité des assistants sont forts, ce sont des auteurs en devenir. Ils t’aident sur certains tomes et après ils font leur life et tu regardes qui d’autre est dispo à ce moment-là…
Après il faut bien les rémunérer, pour l’instant Everdark ça n’a pas l’aura d’un Dreamland, mais si ça arrive gentiment, je prendrais déjà un assistant pour m’aider sur les trames ce sera déjà très bien pour avancer plus vite sur les autres tomes. Parce que le nerf de la guerre est là !
Quand tu as un My Hero Academia qui sort tous les 2 mois, et que toi tu mets 8-9 mois pour réaliser ton tome, plus 3 mois à l’éditeur pour faire le lettrage, l’impression et la diffusion : le lecteur attend 1 an pour avoir ton tome. Ils l’ont intégré, pas de soucis, mais à côté ils ont de quoi satisfaire leur boulimie et avec le nombre d’éditeurs aujourd’hui leur univers mental est colonisé par les séries japonaises : pour que le lecteur nous voie, c’est une bataille de tous les jours. On a accepté, ils ne nous ont pas mis le couteau sous la gorge, mais c’est vrai que c’est dur.
Je suis débordé et en retard tout le temps. Mais, c’est la norme, je ne suis pas le seul ! [rires]
Du coup Reno, tu as recruté quelqu’un d’autre ?
Reno Lemaire : Roro et Salim ont arrêté de m’aider après le T15 et j’ai fait du T16 au 19 tout seul. À la fois par envie et par égo. Et après le T19 je me suis rendu compte —même si je le savais déjà— que je n’aimais pas faire les décors.
Il fallait trouver deux autres personnes, deux c’est bien parce que trois ça dispatcherait trop le taf et il n’y aurait pas assez de budget. On a fait l’inverse de l’époque de Roro et Salim où ils m’aident gratos et on négociait les prix après ; là on est en mode pro : on est à 20 tomes et Dreamland est un succès. Donc il fallait demander à l’éditeur, et qu’ils réfléchissent au prix qu’ils pouvaient payer les 2 assistants et j’étais prêt à négocier, mais le tarif proposé par l’éditeur a été réglo. Donc j’ai lancé l’appel d’offres.
Et comme disait Romain, les mecs qui sont bons ils sont déjà sur leurs dossiers, et moi jamais je n’aurai voulu être assistant j’aurais voulu faire mon dossier. C’est vrai qu’en France, on n’a pas d’assistants comme les mangakas pour aller aussi vite, mais parce que le vivier d’assistants n’est pas là.
Pour Dreamland c’est formateur, tu as des royaumes donc ça change tout le temps. Et comme j’axe vraiment la narration sur mes personnages, les bulles, ce qui se passe, les décors sont là pour que tu comprennes dans quel royaume tu es, mais on s’en fout, tu ne vas pas regarder les petits détails. C’est moins pointu et ça demande moins de level que pour travailler sur Everdark par exemple.
Mais ce n’est pas le but de former quelqu’un qui ne connaît pas la perspective, le but c’est d’aller plus vite. J’ai trouvé Géo et PE. Géo je n’ai pas eu besoin de faire de tests, il est montpelliérain et je connais son style ; et PE est un gars de Lille qui est plus dans le webtoon mais j’ai fait un petit concours shōnen pour chercher un assistant sur Twitch, en live. Il fallait dessiner un décor de Dreamland ou dessiner d’après photo, pour tester le style complet de chaque assistant et j’ai eu une quinzaine de candidatures de bons artistes et j’ai choisi celui qui me semblait le plus prêt. C’était nouveau pour moi, cette sélection de talents.
Tu viens de passer un arc important dans ton histoire, est-ce que maintenant tu arrives à te projeter sur combien de temps tu vas continuer ?
Reno Lemaire : Toujours pas ! Je ne sais pas, regarde pour les Remaster tu m’aurais posé la question il y a 5 ans je n’aurais pas dit que je referais les 10 premiers tomes. Pareil pour l’anime !
Je sais où je vais, je ne me pose pas ce genre de question même si elle est compréhensible et qu’il faut la poser. Mais la réponse d’un auteur est qu’on ne sait vraiment pas, on ne sait pas de quoi est fait l’avenir. On a un plan, et moi j’ai la volonté de ne pas divulguer où j’en suis du pourcentage de l’histoire, parce que ça en dirait beaucoup. On verra le temps que ça prendra.
Toi aussi Romain, tu avais l’idée de la fin avant de commencer ?
Romain Lemaire : Tous les auteurs sont différents, mais moi j’aime bien savoir où je vais. Pour Everdark, j’ai les grandes lignes, je me suis même fait une frise chronologique pour savoir où je suis, même ce qui se passe avant ou le futur. Tout est calé, tout est écrit.
Maintenant, ça ne dépend que du lecteur, pour qu’une série continue ça dépend des ventes. Pour l’instant mon contrat de 5 tomes a été prolongé, là je suis sur le T7 ! Je vois ça marche par marche, déjà je vais finir mon premier arc comme il faut et élargir le lore avec plein de trucs. J’aime bien aussi l’artbook, mais je n’en ferais pas un comme Reno de 500 pages, mais j’aimerais bien élargir le lore d’Everdark au-delà du manga : sur les réseaux, de l’illu mais tout ça, ça demande du temps. Mais déjà, on va finir le premier arc carré, et après on verra. Du moment qu’on me dit oui, let’s go, après combien d’années ça va me prendre, mystère.
C’est chouette de parler en parallèle de Everdark et Dreamland car je trouve qu’ils sont assez différents, mais se répondent : j’ai l’impression que dans Dreamland l’univers se met en place au fil des tomes alors que Everdark est très codifié dès le début ?
Romain Lemaire : Mon T1 est très lourd, on va dire pour un tome de shōnen. Dans le premier arc, il y a beaucoup d’infos. Bien sûr un lecteur de 10 ans aura son prisme de lecture et juste voir Neer qui se fight avec un empire qui s’appelle Solaris, mais j’ai essayé de travailler plusieurs niveaux de lecture. C’est un univers avec ses propres codes, sa propre logique et par rapport à Naruto ou Dragon Ball où on te prend par la main, Neer est déjà aguerri, il est pas sympa, il ne parle pas trop…
Mais j’ai travaillé ce personnage de Neer en tandem avec Milo, lui c’est l’inverse, il est plus avenant et aimable. Et comme Neer est déjà fort, on n’aura pas la montée shōnen nekketsu et ce n’est pas à travers ses yeux qu’on va découvrir l’univers et ça peut être frustrant pour un lecteur comme il ne partage pas d’infos. C’est un parti-pris, qu’il soit bon ou pas, l’avenir le dira, mais je pense que le tandem Neer-Milo fonctionne assez bien. On verra à la fin de l’arc ce que les gens en pensent, il me tarde d’avoir leurs retours une fois l’arc fini pour voir si j’ai réussi à les surprendre. Il me tarde d’y être, mais il me reste beaucoup de taf.
Reno Lemaire : C’est une question de prisme du héros. Neer est déjà aguerri, tu n’as pas à voir son évolution, mais Terrence devient voyageur et, comme le lecteur, il va découvrir le monde de Dreamland. C’est parce que j’ai pris le prisme de Terrence que Dreamland est comme ça, tout est question de savoir ce que tu veux raconter avec ton personnage et comment tu veux le faire.
Mais le plus risqué est ce qu’a fait Roro, parce que tu capitalises sur le fait que les gens vont continuer à suivre la série pour en savoir plus. Dans Dreamland c’est crescendo, plus ça avance plus les lecteurs se disent « ah je ne voyais pas ça aussi grand » et moi comme j’ai écrit la fin de Terrence, je sais où je vais, mais il y a des parts d’impro aussi.
Et après il a raison de dire qu’on a pas envie de guider le lecteur par la main, mais c’est des risques qu’il faut assumer après. Dreamland est tout sauf un truc hyper stable. Comme tu dis, je viens de finir ma première partie ; avec Celestia Fest qui commence au T10 où on ne voit pas les héros et le 2e arc qui fait 10 tomes, du 10 au 19 où ils ne sont que spectateurs ! Au Japon, le tento te dit « non non, on le fera au T32, mais pas au T9 ». Les risques on peut les prendre, il faut voir la rencontre avec le public.
Romain Lemaire : C’est vrai que dans ma façon de gérer ma narration je pense au roman. Dans ma jeunesse j’ai lu beaucoup de romans, et ça laisse une grande partie à l’imaginaire. Et c’est vrai qu’Everdark, même si plein de trucs sont dits et que ça prendra son sens plus tard, des lecteurs se sont imaginé un univers parallèle avec les indices que je leur ai laissé. C’est marrant de voir qu’on peut leur laisser imaginer des dingueries, sur certains éléments pas sur tout, sinon c’est que tu tiens mal ton histoire. Mais venant du roman, je trouve que laisser travailler l’imaginaire sur certains points, je trouve ça intéressant.
Est-ce que vous faites des docs, bibles —on a parlé de frise tout à l’heure— fiches perso ou designs, pour arriver à tenir une histoire sur le très long terme ?
Romain Lemaire : Je connaissais mes perso de leur naissance à leur mort. Je connais toute leur vie. Une fois qu’on écrit, ils écrivent tout seuls l’histoire, des fois il y a des scènes que je n’aurais même pas imaginées à la base. Limite schizophrénie, mais quand j’écris j’essaie de m’incorporer en eux pour être cohérent avec l’univers dans lequel ils évoluent, des fois j’ai des petites fulgurances « ah je n’aurais pas imaginé ça ». Quand on essaie de se mettre à leur place, ça va tout seul. Je n’ai jamais eu la page blanche ou des creux où je me demande comment faire, une fois les personnages créés ça partait tout seul.
Reno Lemaire : Je travaille le design direct sur la case. Il ne faut pas faire ça ! Mais je perds du temps à dessiner en dehors de mes cases donc les personnages de Dreamland —c’est ce qui les étonnait à chaque fois— je fais les design sur la case. C’est pour ça que mes perso évoluent tout le temps : par ex sur les cheveux d’un perso je me rends compte qu’au bout de 100 cases que je n’avais pas envie, je lui change sa coupe. Ce n’est pas grave, c’est encore un risque, mais j’ai le scénario qui le permet. Dreamland, c’est le monde des rêves, tout peut s’expliquer, l’illogique peut s’expliquer.
Romain explique un univers particulier, tout doit être carré, si ça déborde c’est qu’il l’a décidé. Moi si ça déborde c’est que je n’ai pas fait gaffe, mais pas de soucis, je trouverai une pirouette pour faire croire au lecteur que j’avais fait gaffe.
Romain Lemaire : Pour les settings, vu que j’ai des persos en armure où là c’est du design industriel, il y a de la symétrie. Pour les humains, c’est de l’organique, la symétrie c’est moins choquant et du coup sur certains design j’ai des settings comme dans l’animation : des perso dans toutes les vues. Mais s’ils me prennent trop de temps à encrer il faut que je trouve une façon qui soit classe, mais que le trait soit assez rapide à faire. C’est une méthodo à réfléchir au début : c’est bien d’avoir des beaux design, mais après il faut se les taper pendant 200 pages. Il faut trouver un juste milieu, il faut faire du classe, mais efficace.
Reno Lemaire : Moi je fais que des mecs en débardeurs et en sweat… [rires]
Quels sont vos outils de travail ?
Reno Lemaire : Ça dépend de l’envie. Sur les Remaster, c’était très tablette parce que j’ouvrais des fichiers existants sur les disques durs. Mais le but d’un mangaka ce n’est pas de prôner sa façon de travailler maïs c’est de faire des planches ! Pour continuer sa série ou pour en faire une nouvelle, c’est de l’optimisation. Pour les Japonais, il n’y a pas ce débat de numérique ou pas numérique et pour moi le but c’est d’aller le plus vite.
Je vais aller vers l’outil qui me permet d’aller le plus vite et comme le numérique ou le tradi c’est kif-kif en termes de rendu. Je suis plus rapide en crayonné et en encrage normal, mais la phase gommage et de scan prend plus de temps. Et je suis moins rapide au numérique, mais il n’y a pas le scan donc les deux techniques ne me font pas perdre de temps donc c’est vraiment selon le feeling, quand il y a des jours où je n’ai pas envie de gommer j’allume la tablette et d’autres jours j’ai envie de sentir l’encre et ne plus entendre le bruit de stylet. Mais, quel que soit l’outil que j’ai en main, je l’utiliserai de la même façon puisque c’est moi : c’est la pression, c’est la manière dont mes muscles se tendent, donc je ne me prends pas la tête.
Romain Lemaire : C’est le résultat qui compte : c’est être efficace dans le minimum de temps qui nous est imparti. Ce format de 200 pages, c’est une course contre la montre pour tenir le planning et les délais.
Moi je suis de l’école tradi. Du T1 au T5 c’était crayon, encre de chine, mais pour le T6 j’ai voulu sortir de ma zone de confort et le faire en numérique pour voir si j’étais plus rapide. Résultat non. En plus j’ai pas aimé, je me suis ennuyé et le plaisir était moins là. Au T7, je reviens en traditionnel en changeant ma méthode d’encrage.
Comment vous travaillez avec vos éditeurs ? Vous leur soumettez les story-boards ou plutôt un retour sur les planches finies ?
Reno Lemaire : Ça fait 17 ans que je suis chez Pika, j’ai eu plusieurs éditeurs et aujourd’hui la personne qui arrive prend le train en route. Et j’ai une façon particulière de travailler en totale liberté, qui n’est pas forcément à conseiller, mais comme le succès est arrivé assez tôt on s’est dit que cette façon de travailler où on échange pas tant que ça avec l’éditeur fonctionne. Je montre les planches à la fin.
C’est Mathieu qui s’occupe de nous, mais il travaille différemment avec Romain. Ce qui nous manque c’est le recul sur notre taf : pendant 7 mois je suis enfermé sur mes planches et j’ai besoin que quelqu’un d’extérieur qui connaît aussi bien la série que moi —et c’est le cas de Mathieu— puisse relire. Il y a un travail de recul sur ce que mon œil ne voit plus, mais c’est vrai qu’il prend tout d’un bloc.
Maïs l’histoire de Dreamland est particulière, il y a 15 ans, j’étais un des premiers, Pika faisait que de la licence avant Dreamland. Ce n’est pas comme Kana qui ont Dargaud ou Glénat qui savent comment gérer la créa, les gens qui travaillaient chez Pika n’avaient pas ce rôle-là, ce n’était pas dans leur intitulé d’être lecteurs d’un story-board. Et ce n’est pas la position « ah on peut rien lui dire », non je voulais de l’échange, mais l’histoire à fait que plus on me laissait tout seul, mieux c’était. Et les chiffres le montrent, c’est factuel, et pour Dreamland ce n’est pas prêt de changer, mais pour une autre série, pourquoi pas.
Reno Lemaire : Le contrat d’Everdark a été signé en 2014 et pour moi c’est une manière de travailler différente. J’envoie la totalité du story-board à l’équipe, ils la lisent et font des retours et c’est une discussion. C’est tout bête, mais même si c’est notre histoire des fois il y a des trucs auxquels on ne pense pas, on a la tête dans le guidon. Mais après si je juge que certains retours ne sont pas bons, je leur explique pourquoi parce que je connais l’histoire dans sa totalité. Mais j’aime bien cette discussion et ça fonctionne comme ça.
Ils sont vraiment sur mon dos pour la couv’, mais c’est bien parce qu’au final tous les lecteurs viennent me voir en disant c’est vraiment la couv’ qui m’a poussé à ouvrir le tome. J’essaie de leur envoyer 10 pages par semaine, avant c’était 10 pages encrées, mais maintenant je préfère tramer à fur et à mesure pour ne pas me taper 200 pages à tramer à la fin. Ça reste une discussion et l’éditeur est dans la boucle, il a son mot à dire et c’est normal.
Est-ce que vous pouvez me parler de la manière de faire une bonne couv’ selon vous, parce que vous devez en faire beaucoup plus souvent que bien des auteurs et il faut garder une cohérence ?
Romain Lemaire : C’est très compliqué une bonne couv’ on ne sait pas si ça va plaire ou pas. Je suis parti sur un fond blanc, un volet de couleur qui change à chaque tome et une compo de 5 persos. Mais au final, je me dis quel abruti parce que 5 persos, c’est 5 colos différentes… Mais avec un seul perso sur fond blanc comme fait Tony [Valente] pour Radiant… il a tout compris Tony [bonus : découvrir son interview ici] !
Il n’y a pas de recette, mais il faut se dire que ça claque. C’est le premier contact avec l’œil, c’est le truc qui demande le plus de réflexions. Je le répète aux nouveaux auteurs, soignez vos couv’ : si vous sortez une couv’ éclatée et que l’intérieur du tome déglingue c’est un gâchis monumental si les gens n’ont pas ouvert à cause de la couv’. Des fois je vois des trucs qui sortent et je me dis pourquoi il a fait ça, il a vraiment un meilleur niveau.
Reno Lemaire : La couv’ c’est l’outil commercial. Et une couv’ qui claque, il faut savoir à quel moment, selon les périodes tu vois que dans les librairies tu vois qu’il n’y a pas la même offre, pas le même genre de couleurs. Il faut avoir conscience de quand le tome sortira en librairie, il faut analyser les mouvances, qu’est-ce qui marche ou qu’est-ce que tu as envie de faire à contrepied.
Les couv’ de Dreamland au début n’étaient pas vraiment folles, mais en 2006 il y avait beaucoup moins de manga à l’époque. Aujourd’hui il y a des sorties partout, avec des couleurs de partout, et en comics et franco-belge aussi. Il faut analyser quel type de sortie tu veux, quel type de lecteur tu cibles et l’identifier… tout ça, c’est le travail de l’éditeur.
Pour Dreamland, il faut que ce soit très coloré avec beaucoup de personnages, après 20 tomes le lecteur a identifié ce que c’est, j’ai créé ma charte. Même le logo maintenant est derrière le dessin, tu lis même pas Dreamland si tu regardes. Mais ça fait 17 ans et les lecteurs sont habitués au orange, à Terrence qui est souvent mis en avant…
Et on en a parlé avec Tony, lui est arrivé en 2013 et il y avait déjà ce côté avec beaucoup de personnages et il a préféré faire du blanc et un perso pour bien le faire ressortir. Moi j’étais fan d’Oda [Eiichirō], je voulais faire le même genre de couvertures. Mais aujourd’hui on voit que c’est plus ça : les full perso dans tous les sens se sont que des longues séries qui ont déjà un lectorat assurés.
La couv’ c’est une étude de marché, ça doit se faire avec l’éditeur, avec tout le monde. Mais les conseils de Roro sont importants pour démarrer et après 20 tomes vous ferez ce que vous voulez.
Romain Lemaire : Techniquement il faut qu’elles soient carrées parce qu’en plus on sera comparés aux couv’ japonaises. Au-delà du story-board, c’est le truc qui demande le plus de temps dans la réflexion.
Reno Lemaire : C’est la phase où l’auteur n’a pas forcément les meilleures idées. Il faut mettre de côté son égo parce que l’éditeur vient de caler 100 couv’ par mois, ils ont des retours, c’est vraiment le moment où tu travailles main dans la main. Et puis toi ce que tu proposes c’est l’intérieur, c’est ça ton âme.
On l’a mentionné plus tôt, mais est-ce que tu peux dire un mot sur l’artbook Dreamland et cette expérience ?
Reno Lemaire : C’est assez rare qu’un Français arrive à faire son artbook, et il n’y avait pas trop d’exemples avant en France. Je savais ce que je voulais, ça a été assez vite réglé avec Pika, mais ça a été une phase de travail différente du manga. Mais ça s’est fait assez naturellement, le but de Pika était de m’alléger avec un maquettiste, une éditrice dédiée pour ce genre de livres, ils avaient la volonté de me proposer le meilleur interlocuteur.
Mais on s’est rendu compte avec l’éditrice que quand le maquettiste m’envoyait les pages ça ne m’allait pas et au final j’ai fait le plan de la maquette parce que je savais exactement ce que je voulais.
Vous êtes engagés sur des séries au long court, mais est-ce que vous notez, à côté, des idées de séries annexes ou des projets futurs ?
Reno Lemaire : Tous les 5 ans, il y a un univers incroyable qui pop, tous les ans j’ai envie de faire d’autres séries, j’ai des idées tous les jours. Mais je note et après Dreamland, j’ai de quoi faire 3 grosses séries, qui me tiennent à cœur et que je m’imagine dessiner et prendre du plaisir. Mais comme d’habitude le temps !
Mais si je devais en commencer une, ce serait la dernière des 3, il y a 1 an j’ai eu l’envie d’une nouvelle série, j’ai créé l’héroïne et tout et ça me démange trop de la faire. C’est de la dark fantasy et je ne sais même pas si je la sortirai en manga.
On verra si j’ai le temps de le faire en même temps, parce que faire une pause sur Dreamland, ce n’est pas conseillé et attendre de finir Dreamland pour attaquer la nouvelle série, jamais je n’attendrais ! C’est la réflexion du moment et oui, je note tout.
Romain Lemaire : Pareil plein de projets, mais peu de temps. Il faut bien l’investir là où il faut, il y a plein de gens qui veulent bosser avec toi et tu leur mets des vents, mais il faut être pro. Everdark c’est 100% de mon temps, on verra après ce qui se passera.
J’espère que cette interview vous donnera envie de découvrir ces séries si ce n’est pas déjà fait et que vous avez trouvé d’autres pistes de réflexion si vous étiez déjà fans. On se reverra pour l’adaptation animée de Dreamland ou la fin du premier arc d’Everdark !
Thomas Mourier, le 26/12/2023
Reno Lemaire - Dreamland - Pika éditions
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