Le féminisme pop de Madonna à nos jours…
Que peut-on dire et jusqu’où peut-on aller dans la pop au féminin, depuis les années 80, est l’enjeu de ce premier volet de la trilogie de Morgane Giuliani, consacrée aux stratégies des artistes en lien avec leur époque. Dit à plat, c’est creux, mais la pop étant toujours l’expression ( un peu en avance ) des époques évoquées, on peut dire qu’aujourd’hui Janis Joplin ne choquerait plus personne et que Dusty Springfield assumerait facilement ses choix. Autre temps, autres mœurs, c’est parti …
La misogynie est une composante majeure de la musique. Elle vise aussi bien les chanteuses, musiciennes, techniciennes, productrices, compositrices, parolières, réalisatrices, que les salariées de maisons de disques, mais aussi, les fans et journalistes musicales. Cette misogynie reflète celle de la société dans son ensemble.
L’histoire montre que des femmes de toutes origines sociales se battent pour leurs droits et opportunités depuis des millénaires. Cependant, les sociologues et historiens ne distinguent à ce jour que trois, voire quatre vagues de féminisme. La première concerne notamment les suffragettes, qui ont obtenu pour les femmes le droit de vote, du milieu du XIXe siècle au milieu du xxe siècle. De cette vague, on retient par exemple la Française Hubertine Auclert, mais aussi les militantes noires qui comme Ida B. Wells aux États-Unis.
La deuxième vague du féminisme prend place durant les années soixante et soixante-dix, et concerne cette fois les combats autour de l’autonomie du corps des femmes. D’abord aux États-Unis, puis dans d’autres pays occidentaux, l’idée que « le personnel est politique » émerge parmi les féministes. La légalisation de l’IVG et de la contraception en sont les composantes majeures. Elles permettent aux femmes de prétendre à la même liberté sexuelle que les hommes et à pouvoir plus facilement faire carrière. En France, la deuxième vague se base notamment sur l’énoncé « On ne naît pas femme, on le devient » de Simone de Beauvoir (Le Deuxième Sexe, 1949), selon lequel être une femme est un conditionnement historique, sociologique et culturel, pas une donnée biologique. Cela permet de remettre en cause l’idée que femmes et hommes forment des groupes homogènes et distincts dès la naissance. Beauvoir est l’une des premières à ouvrir la voie du genre : être une femme s’apprend, et peut donc se désapprendre, se réinventer. La deuxième vague du féminisme en France est aussi marquée par la crimina- lisation du viol en 1980 (grâce notamment au travail de l’avocate Gisèle Halimi), jusqu’alors considéré comme un simple délit depuis 1791. Enfin, cette deuxième vague voit apparaître des remous internes de la part de femmes issues d’une ou plusieurs minorités, raciales, sexuelles, de genre, sociales ou professionnelles. Elles dénoncent l’homogénéité du mouvement féministe, surtout porté par des femmes blanches, bourgeoises et hétérosexuelles. Certaines créent leurs propres associations ou collectifs, car elles ne se sentent pas représentées au sein des grandes instances du féminisme.
La deuxième vague est suivie d’une période de backlash, c’est-à-dire, de «retour en arrière» ou de «retour de bâton », analysée par Susan Faludi dans Backlash, La guerre froide contre les femmes (1993). Alors qu’il ne faisait déjà pas l’unanimité, le féminisme est vu comme inutile et dépassé à partir des années quatre-vingt, puisque les femmes sont les égales des hommes dans la loi.
La troisième vague du féminisme débute dans les années quatre-vingt-dix, et reprend les dissensions soulevées durant la deuxième vague. Des autrices lesbiennes comme Monique Wittig et Judith Butler apportent une vision nouvelle. Pour Butler (Trouble dans le genre, 1990), les femmes ne forment pas un groupe homogène, mais sont traversées d’identités multiples. Elle est la première à introduire l’idée de « performativité du genre », selon laquelle le genre est une construction sociale, politique et historique. Pour Wittig (La Pensée straight, 1992), l’hétérosexualité est un régime politique qui définit, enferme et soumet les femmes aux hommes. Pour Wittig, les lesbiennes ne sont donc pas des femmes, car elles échappent à l’hétérosexualité. Naomi Wolf est quant à elle la première à consacrer un livre (The Beauty Myth, 1990) aux effets néfastes des standards de beauté créés par l’industrie des cosmétiques et de la mode, qui ont réussi à prospérer malgré les première et deuxième vagues du féminisme. L’universitaire noire-américaine Kimberlé Williams Crenshaw invente au même moment le concept primordial « d’intersectionnalité », qui permet de désigner des situations particulières où plusieurs types d’oppressions se cumulent, par exemple dans le cas de femmes noires, qui affrontent sexisme, racisme et souvent aussi, classisme (la discrimination à cause de sa classe sociale). L’intersectionnalité débouche sur l’idée de « féminisme intersectionnel », qui croise plusieurs combats progressistes aux luttes féministes (sur la base d’enjeux de race, d’identité de genre, d’origines sociales, de validisme, etc.). Pendant ce temps, la culture mainstream tente de se donner des airs féministes à travers le girl power, un mouvement socio-culturel né des Riot Grrrls. Ces artistes punk féminines américaines ne supportent plus le sexisme du milieu punk, mais ne se voient pas pour autant comme les héritières des féministes. La musique pop se réapproprie le girl power à travers les Spice Girls, qui marquent toute une génération et enragent les féministes malgré leurs engagements pour l’égalité femmes-hommes. Promouvant l’amitié féminine, la confiance en soi et la fierté d’être une fille, le girl power rejette le féminisme comme un artefact ringard et ennuyeux, et lui préfère des objets culturels accessibles, girly et amusants. De leur côté, les intellectuelles féministes rejettent en masse le girl power, qu’elles voient comme un retour en arrière. C’est aussi à cette époque que le combat pour la parité politique et économique devient prépondérant, le féminisme se dote d’une logique néolibérale et occulte de nombreuses autres luttes féministes jusqu’aux années deux mille.
Le féminisme des années deux mille dix opère une bascule, que certains identifient comme la continuité de la troisième vague, tandis que d’autres décèlent une quatrième vague. En tout cas, les années deux mille dix se distinguent par la montée d’un féminisme dit « populaire », aussi surnommé « féminisme pop ». C’est un féminisme accessible, pluriel, souvent fun mais pas que, qui parle aux masses (au-delà des milieux universitaires et militants) à travers Internet, les réseaux sociaux, des médias dédiés (revues, podcasts comptes Instagram) et la pop culture (séries TV, films, romans, vêtements à slogans, collages féministes dans la rue ou encore mèmes féministes en ligne). C’est un féminisme qui se veut pluriel, inclusif et solidaire, souvent intersectionnel. Dès lors, les combats du féminisme pop sont très nombreux: lutter contre la culture du viol (l’ensemble des à prioris et opinions minimisant la gravité des violences sexuelles et rejetant la faute sur les victimes), les standards de beauté nocifs, le sexisme ordinaire, l’hétéronormativité (le fait de voir l’hétérosexualité comme la norme), la cisnormativité (le fait de voir comme la norme le cisgenrisme, le fait de se sentir en accord avec le genre qu’on nous a assigné à la naissance). Le féminisme pop s’inscrit aussi dans la lignée du choice feminism, le « féminisme du choix », qui estime que chaque femme est la mieux placée pour choisir ce qu’il lui convient, qu’il s’agisse de se marier, travailler, avoir des enfants, avorter, porter le voile, s’épiler, se maquiller, etc.
Pour Sandrine Galand (Le Féminisme pop, 2021), les féministes pop « seraient à la fois pop (issues des indus- tries culturelles), populaires (aimées) et populaires (“du peuple” ou “à la manière du peuple”) ». En effet le fémi- nisme pop se distingue aussi par le fait que de nombreuses stars se revendiquent féministes à partir des années deux mille dix, comme Beyoncé, Lena Dunham, Emma Watson, Jennifer Lawrence, Miley Cyrus ou Taylor Swift. La sociologie parle même de « celebrity feminism », le « féminisme de célébrités », qui a grandement favorisé la popularisation toute récente du féminisme, en le rendant « cool ». Le celebrity feminism est souvent pro-sexe, pro-égalité, revendique une puissance innée chez les femmes, et fait de l’argent une quête infinie d’indépendance et d’accomplissement de soi qui justifie (presque) tout. Face à cette prolifération de stars se disant féministes, les féministes plus « classiques » se méfient, et dissèquent leurs messages. C’est notamment le cas des universitaires états-uniennes noires bell hooks et Roxane Gay. En 2014, cette dernière s’inquiète que le public se contente des propos des célébrités sur le féminisme, et appelle à ne les voir que comme une porte d’entrée vers ce combat1. Elle publie aussi Bad Feminist, essai fondamental de ce féminisme moderne, où elle revendique le droit à la contradiction en tant que féministe.
Tout comme cela avait pu être le cas avec le girl power des années quatre-vingt-dix, le féminisme pop voit les luttes féministes être récupérées par le marketing et le commerce : montre- moi ton mug en forme de poitrine, ou ton T-shirt à slogan féministe, et je saurai que tu es féministe. De nombreuses dérives ont lieu, dénoncées comme du « féminisme washing », des entreprises ou institutions s’appropriant les luttes fémi- nistes pour se donner une bonne image, alors qu’ils n’en font pas une priorité, voire, ont des conséquences néfastes sur leurs employées ou les femmes en général.
Alors, sommes-nous, les stars comprises, désormais tous féministes? Bien sûr que non. Le backlash de plus en plus fort que nous connaissons cinq ans après #MeToo le montre. Et tout dépend ce que l’on entend par « féminisme ». La grande majorité des célébrités femmes se revendiquant désormais du féminisme disent avoir longtemps ignoré que le féminisme désigne « le combat pour l’égalité de droits et d’opportunités entre femmes et hommes », et pas le fait de « détester les hommes ». Mais l’égalité femmes-hommes est-elle le seul combat du féminisme? Non. La lutte contre les féminicides, les violences sexistes et sexuelles, le harcèle- ment de rue, la misogynoir1, le racisme, les violences policières, les LGBTophobies, le fondamentalisme religieux, le validisme2, l’âgisme3, l’exploitation capitaliste, les disparités dans l’accès à la santé physique et mentale, par exemple, sont autant de combats qui peuvent aussi être portés par les féministes, dans une perspective intersectionnelle. L’éco-féminisme estime par exemple que les luttes environnementales, féministes et anticapitalistes, entre autres, vont de pair. Les féministes ne sont d’ailleurs pas d’accord entre elles sur de nombreuses questions comme le voile, la prostitution, la pornographie ou le sexe hétéro, pour ne citer que quelques sujets encore débattus. Et une partie des féministes actuelles se revendiquent d’une misandrie plus ou moins forte (Pauline Harmange, Moi les hommes, je les déteste, 2020). Il est donc frustrant de constater que les stars se contentent souvent d’une approche très limitée, finalement consensuelle, du féminisme, qui ne risque pas de déranger plus que ça l’ordre patriarcal et capitaliste. Mais certaines osent ouvrir le champ des réflexions, luttes et revendications, comme nous le verrons.
Dans cet ouvrage, il est donc question de féminismes et de musiques, les deux voulus au pluriel. « Féminismes » parce que nous partons du principe qu’il n’existe pas un seul féminisme, mais des féminismes propres à différentes situations d’oppression. «Musiques» parce que nous divisons la musique populaire en trois grands courants: pop, hip-hop et rock. S’ils ont bien sûr des dénominateurs communs (notamment une misogynie insidieuse poussant les femmes à se détester entre elles, la recherche de la validation masculine et une appétence sans fin pour la richesse), ces trois courants présentent chacun des enjeux et difficultés spécifiques pour les femmes qui y évoluent, amenant des discours et stratégies spécifiques. La pop est une musique largement méprisée, car elle est surtout féminine depuis Madonna. Elle offre une vision assez homogène de la condition des femmes, de l’amour et du sexe, tournée vers l’hétérosexualité et l’hyper- sexualisation. Ce discours évolue depuis la profession de foi féministe de Beyoncé aux MTV VMA 2014, qui inaugure l’ère du « féminisme pop ». Ce discours se politise mais se frotte aussi à des incohérences, car le sens donné au féminisme par les pop stars est parfois dissolu. De nouvelles artistes LGBTQ+ permettent en tout cas à la pop de sortir de ses carcans.
Dans le rap, les femmes, surtout racisées, ont dû s’imposer face à un sexisme non dissimulé. Elles ont repris à leur compte des codes hyper-virils, comme Missy Elliott, ou une sexualité qui leur était d’autant plus interdite en raison de leur couleur de peau, à l’image de Lil’ Kim ou Nicki Minaj. Les violences sexistes et sexuelles sont d’autant plus taboues dans le rap, car les femmes racisées ont peur de se voir reprocher de « trahir » leur communauté dans un monde raciste considérant les hommes racisés comme dangereux. Vu comme inadapté aux problématiques des femmes racisées, le féminisme « mainstream » a encore du mal à atteindre le rap, où les rôles genrés demeurent forts.
Dans le rock, les revendications des Riot Grrrls ont laissé place à des figures « garçons manquées » comme Avril Lavigne ou Pink, rejetant ce qui a attrait au féminin, quitte à basculer dans un discours misogyne pour mieux se faire accepter dans un milieu très masculin. Mais une nouvelle scène, notamment dans l’indie rock avec Phoebe Bridgers par exemple, renoue avec la sororité et le féminisme. Ces nouvelles figures remettent aussi en cause une vision hétérocentrée et ciscentrée du monde.
Face à ces spécificités conséquentes, nous avons donc décidé de consacrer un ouvrage à chacun de ces trois grands courants musicaux. À chaque fois, nous partons des artistes majeures des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, pour arriver à nos contemporaines de la fin des années deux mille dix et du début des années deux mille vingt. Pourquoi ne pas remonter plus haut? Parce que nous souhaitons nous inscrire dans une perspective contemporaine, car les enjeux actuels sont nombreux et spécifiques, d’autant plus depuis #MeToo. Nous nous intéresserons à ce qu’elles racontent de la condition féminine, des hommes, du féminisme, et à ce que les féministes ont pu dire d’elles. En somme: en quoi leurs discours reflètent les combats féministes et la vision des femmes de leur époque. Nous nous intéresserons aussi à la manière dont ces chanteuses sont perçues par les intellectuelles féministes .
Face à ces spécificités conséquentes, nous avons donc décidé de consacrer un ouvrage à chacun de ces trois grands courants musicaux. À chaque fois, nous partons des artistes majeures des années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, pour arriver à nos contemporaines de la fin des années deux mille dix et du début des années deux mille vingt. Pourquoi ne pas remonter plus haut? Parce que nous souhaitons nous inscrire dans une perspective contemporaine, car les enjeux actuels sont nombreux et spécifiques, d’autant plus depuis #MeToo. Nous nous intéresserons à ce qu’elles racontent de la condition féminine, des hommes, du féminisme, et à ce que les féministes ont pu dire d’elles. En somme: en quoi leurs discours reflètent les combats féministes et la vision des femmes de leur époque. Nous nous intéresserons aussi à la manière dont ces chanteuses sont perçues par les intellec- tuelles féministes.
Il est important de s’intéresser aux messages portés par les célébrités, parce qu’elles sont parfois plus écoutées et influentes, que les politiques ou les chercheurs. Il faut s’inté- resser à ce que les célébrités disent et font parce que nous leur octroyons du temps, de l’attention et de l’argent en fonction de ce qu’elles proposent ou dégagent. C’est nous qui décidons de leur donner du succès et donc, du pouvoir. L’idée de ce livre n’est donc pas d’enchaîner des portraits à la gloire de célébrités féministes. Il s’agit de comprendre leur positionnement en le recontextualisant dans leur parcours et sur le plan socio-politique, mais aussi, de confronter leurs paroles à leurs actes. Dans certains cas, il s’agira ainsi de comprendre pourquoi une star est vue comme féministe, alors qu’elle ne s’en est jamais revendiquée, voire l’a carré- ment rejeté, comme ce fut le cas des Spice Girls.
Rien qu’avec la figure de Beyoncé, on constate qu’il est très difficile de critiquer une pop star que son public voit comme une quasi divinité sans défaut. Lorsqu’elle a empoché 24 millions de dollars pour inaugurer un énième hôtel de luxe à Dubaï au Qatar, un pays ouvertement sexiste et homophobe, de nombreux fans ont été déçus, mais de nombreux autres l’ont défendue mordicus, l’estimant intou- chable. Mais n’est-ce pas juste, et sain, de se questionner sur les contradictions des célébrités, surtout quand elles assurent soutenir des causes sociétales et politiques? Après tout, les stars ne reflètent-elles pas nos propres hésitations, contra- dictions, omissions, mensonges et erreurs de parcours ? Il est important de critiquer les célébrités parce qu’elles ne sont pas parfaites, même si elles s’évertuent à nous faire croire l’inverse. Aucune, ou presque, n’est à l’abri du faux pas, propos problématique, partenariat déconcertant, voire d’une hostilité affichée. Ne pas être un spectateur passif et naïf ne retire en rien leur talent aux stars, et il serait plus constructif d’y voir une forme d’engagement citoyen, qu’une trahison envers son idole.
S’il fut très difficile de choisir sur quelles chanteuses s’attarder plutôt que d’autres, ce n’est pas parce que certaines ne sont pas mentionnées qu’elles ne nous paraissaient pas légitimes de l’être. Nous nous sommes concentrés sur ce qui paraît le plus important et révélateur des débats de fond primordiaux. Cette sélection résulte forcément d’une subjectivité mais nous espérons offrir un panel suffisamment représentatif d’une réalité complexe.
C’était la préface quasi in extenso qui allèche tant le sujet est vaste et traité assez précisément. Un premier volet qui va chercher profond dans les luttes et les circonstances pour donner son éclairage argumenté. On attend la suite avec impatience, pour avoir la somme, en espérant, d’ici là, que la situation évolue car, pour l’instant, le retour du fondamentalisme réaffirme son credo paternaliste crétin.
Jean-Pierre Simard , le 13/11/2023
Morgane Giuliani - Féminismes et musiques : La pop de Madonna à nos jours - Le Mot et le Reste