Chevaucher les dragons parisiens avec Pacôme Thiellement
Aux Parisiens qui ne sentent plus la ville qu’ils adoraient, Pacôme Thiellement conseille de creuser plus profond pour retrouver les traces d’une capitale pétillante d’eux méconnue… Guide auto-proclamé d’une psychogéographie mouvante et aussi abyssale que charmante, il y convoque poètes et figures historiques et/ou mystiques pour en donner d’autres contours à révérer pour y durer. Vite, plongeons !
Pacôme parcourt Paris, du lion de Denfert-Rochereau à la basilique de Saint-Denis (car, oui, il faut penser « Grand Paris » désormais), avec, pour centre de gravité, le parvis de Notre-Dame, d’autant plus vibrant qu’il est désormais inaccessible depuis l’incendie de 2019. L’auteur joue moins les tour operators de surface qu’il ne se laisse attraper, hypnotiser (et nous avec) par les cryptes cachées, les puits dérobés et les cours intérieures que laissent entrevoir quelques portes bienveillantes et mal fermées. Pour un peu, on s’enivrerait presque des vapeurs sulfurées qui montaient autrefois de sous le jardin du Luxembourg.
Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire un tel ouvrage ?
Pacôme Thiellement : Le point de départ de l’œuvre trouve sa source dans les balades obsessionnelles que je faisais dans Paris, et plus précisément, la redécouverte, 30 ans après l’année du baccalauréat, rue Pierre-Nicole, dans le 5e arrondissement, des fausses ruines qui s’y présentent. Elles ont produit un choc en moi. J’ai alors commencé à me poser des questions sur cette entrée et cette rue où on retrouve, en réalité, la crypte inaccessible de Saint-Denis. Cette genèse, que je raconte au début du livre, est en vérité une manière de synthétiser en un épisode une méditation qui se prolonge depuis de longues années.
Quant aux informations, beaucoup d’aspects du texte sont arrivés par l’entremise de la chance. Par exemple, être devant la fontaine du Fellah, rue de Sèvres, et avoir quelqu’un qui me dit qu’on peut trouver l’original dans une cour d’entrée. C’est se rendre disponible à l’esprit du lieu, donc plus qu’au simple hasard en réalité. Plutôt le fameux « hasard objectif » d'André Breton : d’étranges résonances, des parallélismes, des analogies, des correspondances… Se compose alors lentement le labyrinthe du livre qui répond au labyrinthe de la ville.
Ce sont 7 poètes de Paris qui nous guident dans ce Paris des profondeurs.
Pacôme Thiellement : Victor Hugo, Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Lautréamont, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Alfred Jarry ont été spécifiquement cités dans le texte d’André Breton, Flagrant délit, comme les poètes ayant constitués la sensibilité moderne. Ce sont également eux qui ont, toujours selon lui, retrouvé, parfois sans le savoir, l’esprit des gnostiques, ou « les Sans Roi », nom donné dans les Manuscrits de Nag Hammadi découverts en 1945. Ils ont tous un rapport spécifique à Paris. Pour Hugo, ce que cette ville a de particulière, c’est l’esprit révolutionnaire. J’essaye de rendre compte du Paris post-révolutionnaire, qui commence avec Hugo et qui continue au moins jusqu’à Jarry. Après, plusieurs tenteront de raviver cette flamme, comme l’équipe du Grand Jeu.
Chacun de ces poètes porte un projet spirituel an-hiérarchique qui entre en écho avec la parole du Christ, telle qu’elle a été accueillie par les Sans-Roi, en parallèle à l’édification de l’Église chrétienne. Une approche qu’on peut d’ailleurs trouver dans l’ésotérisme de toutes les religions : la théologie négative dans le christianisme même, la Kabbale dans le judaïsme, le soufisme dans l’islam… Sans parler des grands visionnaires, comme Emanuel Swedenborg. Toutes ces visions tendent à une réappropriation individuelle par rapport à la divinité, court-circuitant la dimension hiérarchique organisée. Il y a donc également une dimension politique. C’est imbriqué.
Justement, toutes ces réflexions spirituelles sont mises en relation avec des événements contemporains très concrets : les gilets jaunes ou le traitement des Roms.
Pacôme Thiellement : Ça participe d’un même esprit qui peut s’exprimer de façon spirituelle, artistique, éthique, et ici, politique.
Si les gilets jaunes sont loués, Sarkozy, Mitterand ou Pompidou le sont beaucoup moins…
Pacôme Thiellement : Y a-t-il beaucoup de choses aimables chez Sarkozy ou Pompidou ? Mitterrand, je l’appelle l’assommeur du Parti socialiste. C’est lié à la figure symbolique de Saint Marcel, évêque de Paris qui a vaincu un dragon qui terrorisait la ville. J’ai une vision très opposée dans le combat contre le dragon, étant du côté du dragon. Il protège le trésor, tout en étant en réalité le trésor lui-même. Les assommeurs de dragon, j’ai du mal. Cette créature est la dimension chaotique de la ville. Anne Hidalgo est une assommeuse de dragon. Haussmann aussi… Paris, c’est le dragon. C’est son caractère. De toute façon, un dragon est immortel : On ne fait que l’assommer.
La problématique des gilets jaunes ou des Roms permet de nous relier à une des grandes idées qui parcourent toute votre œuvre : Quand il y a mépris, c’est qu’il y a quelque chose d’important.
Pacôme Thiellement : Quand j’étais adolescent, mes premières émotions artistiques étaient liées à la bande dessinée, à la musique pop, aux séries télévisées. À cette époque, c’était considéré comme de la sous-culture. Rapidement, cette hiérarchisation des cultures m’a semblé incroyablement limitée. En réalité, ce sont les œuvres « populaires » d’une époque qui deviennent ensuite les classiques d’une autre.
Cette révélation m’est apparue avec l’étude du cas Shakespeare. À son époque, c’est comme s’il écrivait aujourd’hui pour la télévision. Le théâtre élisabéthain est un lieu mal famé avec quelques aristocrates qui vont pour s’encanailler. Finalement, c’est ce qu’on a de plus grand en langue anglaise. La même chose avec le cinéma classique de Buster Keaton, Charlie Chaplin... Pourquoi le rap fait criser encore certains : c’est porté par des Noirs qui pratiquent l’art du non-sens. Le rap contient les plus importantes œuvres d’art des 40 dernières années en musique. Ceux qui en doutent ne connaissent pas leur Histoire.
En revanche, il ne faut pas se tromper : Il y a aussi des produits marketés dans un certain sens populaire. On ne peut pas tous les mettre sur le même plan. En vérité, on ne devine pas ce qui va devenir populaire, mais ensuite, on peut le copier.
“Le problème des changements d’une ville, en dehors du fait qu’ils l’enlaidissent toujours, c’est qu’ils rendent impossible la constitution stable d’une géographie poétique et sacrée. À chaque fois qu’un maire de Paris initie des travaux dans la ville, c’est à la poétique de celle-ci qu’il s’attaque – et donc à son pouvoir magique. Nous crevons toujours des changements d’une ville. Sauf si nous transformons ce poison en remède. Et si nous nous efforçons de voir dans ces changements hideux les matières brutes auxquelles notre sensibilité devra donner une forme et saura conférer une signification.” ‘(Diacritk)
Il faut beaucoup de talent(s d’or) pour simplement vivre une ville où la moindre réaction déclenche une vague de gaz putrides et d’arrestations. Mais, en dévoilant ce Paris souterrain, Pacôme remet de la vie dans les rêves pour installer un ici entre avant et après. Suivez le nouveau piéton de Paris, il est incollable…
Jean-Pierre Simard le 3/10/2022
Pacôme Thiellement - Paris des profondeurs - Documents Seuil