Avec Boris Mikhaïlov, une Ukraine de beauté convulsive
Pendant que Poutine tente de se venger des promesses non tenues par Bush senior envers Gorbatchev, les Ukrainiens trinquent sous la mitraille. Au fil de l’histoire compliquée de ce pays, Boris Mikhaïlov est un témoin privilégié de ces avatars historiques et la MEP présente 800 clichés de son travail/journal qui ne parle que de répression, désir de liberté, propagande détournée, poésie, sensualité ; et surtout, d’envie de vivre malgré le chaos social et politique. Une unicité certaine dans la multiplicité de ses pratiques dissidentes et humoristiques.
L’édito de Simon Baker, Président de la MEP :
Mikhaïlov a élaboré son propre langage artistique au fil de différentes séries bien distinctes et très variées en termes de technique, de format et d'approche. Dans une œuvre foisonnante qui se révèle impossible à classer, il bouscule les codes, utilisant la photographie documentaire à des fins conceptuelles. Croisant les procédés, il fait dialoguer photographies et textes, mais aussi les images entre elles dans des surimpression et diptyques, il utilise également le flou, le cadrage ou la colorisation pour ajouter une lecture tantôt ironique, poétique ou nostalgique à certains tirages.
Les séries produites à l'époque où l'Ukraine faisait partie de l'Union soviétique déconstruisent les images de propagande, interrogent la mémoire collective, et reflètent les contradictions sociétales qui existent alors. Dans « Yesterday's Sandwich » (à partir de 1965), l'artiste montre une réalité double, ambiguë et poétique, juxtaposant beauté et laideur. Dans « Red » (1968-75), il souligne l'omniprésence de la couleur rouge, évoquant le régime communiste et la façon dont celui-ci s'immisce dans les consciences individuelles et les représentations sociales. « Luriki » (1971-1985) et « Sots Art » (1975-1986) sont une réflexion cynique sur la manière dont les images de propagande idéalisent artificiellement la réalité. Les dessous de l'utopie prosélyte sont également dévoilés dans « Salt Lake » (1986), images de baigneurs prises clandestinement au bord d'un lac pollué, dans le sud de l'Ukraine.
Boris Mikhaïlov utilise l'humour comme une arme de résistance à l'oppression et un moyen d'émancipation potentielle. À une critique frontale de la société, il préfère l'autodérision et l'ironie et réalise des autoportraits provocateurs, présentés dans « Crimean Snobbism » (1982), « I am not I » (1992), « National Hero » (1992) ou encore « If I were a German » (1994).
D'autres séries réalisées pendant et après l'effondrement de l'URSS – telles que « By the ground » (1991), « At Dusk » (1993), « Case History » (1997- 1998), « Tea, Coffee, Cappuccino » (2000-2010) ou « The Theater of War, Second Act, Time Out » (2013) – se veulent un témoignage de l'échec du communisme et du capitalisme en Ukraine et mettent en lumière les origines de la guerre actuelle. La série emblématique « Case History » dresse un tableau dévastateur des personnes privées de leurs droits à Kharkiv, laissées sans abri par la nouvelle société capitaliste. « The Theater of War » documente avec force l'occupation de Maidan Nezalezhnosti, la place centrale de Kiev, lors de violentes manifestations inextricablement liées au conflit actuel.
Par son traitement sans concession de sujets controversés, Boris Mikhaïlov démontre le pouvoir subversif de l'art. Depuis plus d'un demi-siècle, il témoigne de l'emprise du système soviétique sur son pays, construisant un récit photographique complexe et puissant de l'histoire contemporaine de l'Ukraine qui, à la lumière des événements actuels, est d'autant plus poignant et éclairant.
Né en 1938 à Kharkiv en Ukraine et ingénieur de formation, Boris Mikhaïlov est un photographe autodidacte. Au début de sa carrière, l'usine qui l’emploie lui confie, pour documenter l’entreprise, un appareil dont il profite pour réaliser des nus érotiques de sa femme. Il développe les tirages sur son lieu de travail et se fait renvoyer immédiatement suite à la découverte par le KGB des photos.
Déterminé par cet événement à se consacrer exclusivement à la photographie, Boris Mikhaïlov parvient à gagner sa vie en tant que photographe de manière clandestine, tout en créant un ensemble d'œuvres personnelles expérimentales en réaction aux images idéalisées de la vie soviétique. Il montre son travail dans des « cuisines dissidentes », événements organisés entre amis dans des appartements privés, et devient un membre actif d'un collectif de photographes non-conformistes, qui deviendra plus tard le noyau de l'école de photographie de Kharkiv.
À l’époque, réaliser des photographies de nus, tout comme donner à voir une vie quotidienne difficile à travers des images de pauvreté, de maladie ou de détresse, est tabou et censuré. Les artistes dont les œuvres ne correspondent pas à l'esthétique officielle de l'URSS sont susceptibles d'être arrêtés, interrogés, emprisonnés. Mikhaïlov est surveillé, ses appareils photo parfois cassés et ses pellicules régulièrement confisquées.
Aujourd’hui considéré comme un artiste majeur de la scène artistique mondiale, il a reçu de nombreuses distinctions, notamment le 2015 Goslar Kaiserring Award, le Citibank Private Bank Photography Prize (aujourd’hui le Deutsche Börse Photography Foundation Award) en 2001 et le Hasselblad Award en 2000. Il a représenté l’Ukraine à la Biennale de Venise en 2007, puis à nouveau en 2017.
Son œuvre a été présentée dans les plus grands musées internationaux dont la Tate Modern, Londres, et le MoMA, New York, ainsi que plus récemment le Berlinische Galerie et C/O Berlin à Berlin, le Pinchuk Art Center à Kiev, le Sprengel Museum à Hannover et le Staatliche Kunsthalle à Baden Baden.
Boris Mikhaïlov est représenté à Paris par la galerie Suzanne Tarasieve. Il expose également ses œuvres à la galerie Sprovieri à Londres, Guido Costa Projects à Turin, Barbara Gross à Munich et Galerie Barbara Weiss à Berlin.
Ses œuvres sont actuellement exposées au sein de This is Ukraine: Defending Freedom à la Scuola Grande della Misericordia de Venise dans le cadre de la Biennale de Venise.
Journal ukrainien, imaginée en étroite collaboration avec l’artiste, retrace son travail depuis les années 1960. Mikhaïlov dépeint l’influence du régime soviétique sur la vie quotidienne des individus et les conséquences sociales et politiques engendrées par l’effondrement de l’URSS. Ses images, souvent empreintes d’ironie et d’autodérision, se jouent de l’imagerie de propagande et offrent un témoignage visuel sans concession des réalités sociales de son pays. L’ironie et l’autodérision deviennent des moyens de résistances. Laideur et beauté, gaîté et tragédie, opulence et pauvreté, ces images faites de contrastes ont quelque chose de profondément provocateur plus que jamais d’actualité.
Mikhaïlov figure parmi les photographes les plus influents de sa génération, pour avoir fait partie de nombre groupe d’avant-garde. À la croisée du documentaire, de la performance et de l’art conceptuel, les journaux intimes de Mikhaïlov, chroniques du quotidien en Ukraine avant et après la chute de l’URSS, rappellent la richesse d’une histoire et l’infinie résilience d’un peuple. Encore une grande claque contre les petites mauvaises odeurs du colonialisme russe qui n’a plus que cela pour exister.
Jean-Pierre Simard le 12/09/2022
Boris Mikhaïlov - Journal ukrainien ‒) 15.01.2023
Maison Européenne de la Photographie 5/7 rue de Fourcy 75004 Paris