Quand le Feu follet met le puritanisme actuel en folie

Sur son lit de mort, Alfredo, roi portugais sans couronne, est ramené à ses souvenirs de jeunesse, quand il rêvait de devenir pompier. La rencontre avec l’instructeur Afonso, du corps des pompiers, ouvre un nouveau chapitre dans la vie des deux jeunes hommes plongés dans l’amour et le désir, et à la volonté de changer le statu quo. Nouvelle et brillante réussite du cinéaste João Pedro Rodrigues.

En guise de prologue, « Feu follet » nous reporte en l’an 2069, dans une chambre où gît un royal moribond, tandis qu’un enfant, son petit-fils, promène le jouet d’une voiture de pompier sur le drap chamarré qui couvre le corps étendu du vieillard. Au mur, derrière la tête chenue, se reconnaît la célèbre toile de José Conrado Roza, peinte en 1788, qui montre – dans une merveilleuse facture naïve – les noces de Don Pedro avec Dona Roza, naine préférée de la reine du Portugal, qu’entourent six autres nains, excepté un garçon affligé d’une dépigmentation de la peau. Pour la petite histoire, aujourd’hui baptisé La Mascarade nuptiale, ce chef d’œuvre de belles dimensions est l’un des joyaux du musée du Nouveau monde, à La Rochelle. Mais revenons de suite à 2012 et la déclaration du fils qui veut, à l’inverse de l’étiquette, s’engager comme simple sapeur pour protéger les royales forêts - qui pont beaucoup tendance à brûler, ces derniers temps au Portugal. Démarre le générique et on entre alors dans le vif du feu follet … 

Feu Follet est un film de genre hybride, avec une nouveauté : l’esprit de comédie.
Je voulais absolument réaliser une comédie. J’avais déjà un peu approché ce genre avec Mourir comme un homme. La comédie est le genre le plus difficile à réussir et qui m’attire beaucoup. Feu follet est une comédie, et plus encore, puisque c’est une comédie musicale, mais la définition qui convient le mieux à mon film c’est : fantaisie, parce que c’est comme une rêverie. Ce film évoque des choses très concrètes et en même temps il commence en pleine science-fiction anticipation, puisque nous sommes en 2069. En cela mon approche de la comédie possède un côté décalé.

Pourquoi ?
Cela me permet de poser la question de comment les gens se voient eux-mêmes, et comment les gens croient que les autres les voient en réalité. L’idée de fantaisie me permettait de poser ces interrogations fondamentales autour de la quête d’identité, propre à chacun d’entre nous, de façon apparemment légère.

Parlez-nous du choix des chansons et des chorégraphies du film ?
La première chanson est une comptine des années 80. C’est une chanson pour les enfants chantée par un artiste qui jouait à la fois la comédie à la télé, et se produisait dans la revue théâtrale et musicale très populaire au Portugal. J’ai choisi cette chanson pour son côté écologiste naïf, car on y parle de la nature et des arbres pour les enfants. Je trouvais intéressant de chanter notre rapport au monde, à ce que l’on en fait actuellement, à ce qu’il devient. Et je voulais le faire avec un esprit là encore décalé. Par ailleurs c’est une chanson qui reste en tête, elle fonctionne très bien pour les enfants.

Feu follet est aussi une vision très universelle de l’existence d’un être humain. On y voit les trois âges de sa vie : l’enfance, l’adulte et la vieillesse.
J’aime beaucoup une peinture de Titien où figurent les trois âges de la vie (Allégorie du Temps gouverné par la Prudence, vers 1565). Mon film a cette ambition effectivement de raconter l’histoire d’une personne dans la durée assez courte finalement d’un film. Il fallait choisir les moments exacts à raconter, dont la mort. Je crois que mes films parlent toujours de la façon dont on surpasse la mort. C’est quelque chose qui m’obsède : comment se prépare-t-on à mourir. Le cinéma par son immortalité, est une façon de surmonter la mort pour moi qui ne crois pas à l’au-delà.

Pourquoi avoir situé le futur en 2069 ?
2069, c’est bien sûr un clin d’œil avec 1969, année érotique ! J’ai trouvé ça drôle si on connait la chanson de Serge Gainsbourg. Quand on voit 2069 sur l’écran, on pense dès le début que quelque chose de drôle va se passer. La comédie démarre. Quand cette date disparait, il y a l’ombre et le bruit d’un vaisseau spatial qui passe, on continue dans une tonalité qui n’est pas très sérieuse.

Votre film interroge aussi la mémoire intime.
C’est l’idée universelle de quelqu’un qui approche de sa mort, et qui raconte sa vie. Mon film, c’est « je me souviens ». Je me souviens quand j’étais heureux, quand je vivais peut-être le grand amour de ma vie, quand j’étais jeune, même si je vivais dans un monde où il y avait déjà de grandes menaces. Car le jeune prince est conscient de ce qui se passe dans notre monde en ce moment, mais il est conscient qu’il peut aussi chanter, danser. Encore une fois Feu follet est cette comédie musicale qui parle de choses sérieuses avec joie et légèreté.

Pourquoi l’un des héros est-il un prince ?
Ça vient des contes de fées peuplés de princes et princesses, avec ces amours pour des princesses qui doivent être sauvées par des princes. Mon univers c’est un prince amoureux qui vit son amour avec un jeune homme noir. L’idée qu’il soit noir me permet de montrer au début du film, que si dans la famille du prince ils sont peut-être un peu intolérants, le prince est un jeune homme de notre temps. Il attend l’amour. Il le trouve là où c’est inattendu pour lui, c’est-à-dire dans la caserne où il veut être pompier. C’est le coup de foudre au premier regard, au premier serrement de mains ! Quelque chose se passe, quelque chose de physique. Pour moi, il est très important de parler de l’amour dans sa dimension éthérée, romanesque, mais également physique.

Les lieux sont très déterminés dans Feu Follet. Ils impriment eux aussi les attitudes des personnages. Pouvez-vous nous les définir ?
Il y a d’abord le château de la famille du prince. Il fallait qu’on puisse filmer une pièce ample, ayant l’apparence de l’intérieur d’un palais, mais qui possède des portes coulissantes. En manipulant ces portes qui s’ouvrent et se ferment, les scènes s’ouvrent et se terminent comme au théâtre. Le film parle aussi de ça : comment on se met en scène nous-mêmes, et, comment on est dans un pays au passé royal, même si le Portugal n’a plus de roi depuis 1910.A la caserne, c’était la même démarche théâtrale, ritualisée, mais c’est beaucoup plus détendu, même s’il y a le formalisme de la discipline des pompiers. Tout se construit autour de ça, le sérieux du travail avant que cela ne bascule vers la liberté et la joie. C’est aussi ça qui attire le prince, il découvre une autre façon de vivre, d’autres rituels. On découvre un aspect cérémonial par exemple avec les uniformes des pompiers qui correspondent au lieu, et qui permettent d’entrer dans un personnage. On retrouve ainsi la question de comment on se met en scène devant les autres ? Comment on se voit soi-même ? Qu’est-ce que les autres pensent de nous en nous regardant ?

C’est pour cela que les personnages parfois regardent la caméra ?
Ils regardent la caméra car il est très important qu’ils aient cette conscience d’être regardés. Il reste un dernier lieu important, et que l’on retrouve dans plusieurs de vos films : la forêt. Comment est la forêt dans Feu follet ?C’est une pinède royale ! C’est notre pinède la plus ancienne. Elle a été plantée au treizième siècle par le roi Dom Afonso III et après par le roi Dom Dinis I. Elle s’est toujours renouvelée depuis. Mais elle a pratiquement complètement brûlé en 2017. L’endroit que l’on voit dans le film est le seul resté intact. Cette forêt se situe au centre nord du Portugal. Elle a été plantée pour contenir les dunes et a fourni le bois pour les bateaux de nos grands navigateurs-explorateurs. C’est pour cela que le prince, au début, parle de ces pins comme s’il étaient des êtres royaux, et c’est vrai d’une certaine façon, ce sont des arbres royaux ces pins maritimes. Ils sont de très beaux arbres, très droits.

La proximité des corps est un élément important et vital dans le film. Le prince apprend à communiquer avec ceux qui ne sont pas de sa famille, de façon naturelle et joyeuse.
Il y a deux mondes différents dans le film que je montre au début comme des stéréotypes avec lesquels il est intéressant de jouer. Le prince vient d’un monde formel, celui de l’aristocratie et soudainement il rencontre des gens, qui sont des pompiers, d’origines sociales différentes. C’est un peu comme au service militaire avant, il y a un mélange de toutes classes sociales. Je tenais à montrer cette idée que la caserne c’est démocratique !


La nudité aussi ?
Soudainement le prince se retrouve en face des gens qui n’ont pas peur de montrer leur corps. J’ai joué avec cette idée de ces calendriers de pompiers qui sont souvent photographiés nus. Je suis allé plus loin en demandant aux comédiens de poser à la fois comme pour ces calendriers de pompiers, mais en reproduisant des postures de personnages qu’on pourrait croire issues de la peinture classique. J’aime beaucoup la peinture. Là, ce sont des peintures inventées dans l’esprit de Rubens ou de Velázquez. Je voulais que le spectateur se dise qu’il entre dans une caserne et comprenne que c’est une caserne spéciale ! Une caserne de fable ! En même temps les exercices
d’entraînement de pompiers que l’on voit sont vrais, je les ai suivis pendant plusieurs semaines, et j’ai filmé des vrais pompiers. Nous sommes toujours dans l’idée d’entrer dans la fantaisie par la réalité, entrer dans le romantisme par le physique.


Vous filmez des corps tous différents et tous égaux…
Ce film s’est fait en très peu de temps, mais on a beaucoup répété avant, beaucoup préparé et on s’est beaucoup, beaucoup, amusés. Cette joie est présente dans les chorégraphies. On a commencé à répéter avec les comédiens principaux, puis on a ajouté les autres danseurs. A cet égard j’ai cherché des danseurs aux physiques différents, je ne voulais pas uniquement des physiques d’une beauté classique, je voulais vraiment trouver un ensemble de corps qui ne se ressemblaient pas.

Comme le corps du personnage de la commandante ?
La commandante est merveilleuse. Grâce à elle, je pouvais une fois de plus jouer avec les stéréotypes, contre les stéréotypes. D’abord on n’imagine pas une femme commandante d’une caserne de pompiers. Ensuite la comédienne qui joue ce rôle, Cláudia Jardim, est rousse. Elle a ces cheveux merveilleux, roux. Elle a la représentation du feu en elle ! Elle a aussi ce tempérament qui ne s’arrête jamais. Cláudia apporte à son personnage sa puissance physique. J’ai tout de suite pensé qu’elle ferait la meilleure commandante du monde. Je voulais qu’on regarde un corps comme le sien, danser, que le film soit un mélange de corps athlétiques et d’autres dotés d’une énergie physique différente. Je voulais un ballet qui soit démocratique ! Tout est permis dans ce film. Le monde est divers si on sait regarder.

La nudité des corps dans votre cinéma c’est aussi filmer l’amour charnel pleinement. Comment avez-vous choisi de filmer le sexe dans Feu follet ?
Dès que j’ai commencé à faire des films, il a toujours été important de ne jamais hésiter à aller au bout des choses. J’ai toujours pensé que le sexe pouvait se filmer. Un corps, c’est composé de beaucoup de parties. Il y n’a pas de hiérarchie. On peut tout montrer. J’ai choisi de le faire mais avec cérémonie car j’aime le réel mis scène. Mon film n’est pas documentaire, c’est une vraie fiction, une rêverie paradoxalement ancrée dans le concret, et le concret, c’est le corps. Quand on se rencontre, on finit toujours par se rapprocher et c’est important de ne pas hésiter à aller au bout des choses, et avoir une certaine irrévérence pour le faire, ne pas être sage au cinéma, et pas seulement. S’il y a des séquences de sexe, elles doivent être réalisées elles aussi avec un esprit d’irrévérence, pour pratiquer un cinéma qui cherche l’invention. La chose qui m’inquiète le plus, c’est me répéter. Je n’aime pas l’idée de faire toujours le même film. Je dis toujours : il faut oublier le film précédent pour passer au film suivant même si bien sûr on retrouve des correspondances conscientes ou inconscientes entre mes films !

Si vous appréciez Bertrand Mandico pour le trouble dans le genre, les premiers Woody Allen pour le côté débridé du propos, ou tout simplement le cinéma qui ne regarde pas vers les séries ni les supr-héros, ce film absolument prenant et tout autant hilarant - par sa faconde - est pour vous ! Soyez nombreux, venez en masse, l’éclat de rire se propage dans les salles… 

Jean-Pierre Simard le 12/09/2022
Feu follet de João Pedro Rodrigues - sortie le 14/09/2022