Le roman qui envoie le communisme dans les étoiles

Héritiers italiens du mouvement d’agitation culturelle Luther Blissett qui répandit ses énormes canulars politico-artistiques en Europe entre 1994 et 2000, le collectif bolognais des Wu Ming conduit depuis son premier roman, « L’Œil de Carafa » (1999), une intense guérilla littéraire à succès en remodelant les canons du roman historique. Tenace comme la sentinelle d’un futur immédiat, “Proletkult” est un conte philosophique diabolique qui confronte l’après-révolution russe de 1917 à un détour science-fictif et mémoriel indispensable.

Bogdanov a à peine le temps de serrer des mains, d’oublier quelques noms et de s’installer que le commissaire à l’Éducation rejoint déjà le centre de la scène, devant les deux pianos, pour la liturgie des saluts et du discours inaugural. Petit bouc et calvitie à la Lénine, corpulence stalinienne et petites lunettes à la Trotski ; plus il vieillit et plus Anatoli Vassilievitch Lounatcharski incarne, même dans son aspect, l’équilibre entre les factions. Quand il était encore d’un seul côté, ils partageaient l’encre, les pensées et les batailles, mais aussi l’aversion de Lénine. Pendant une vingtaine d’années, ils ont même été beaux-frères. Maintenant il est marié à une actrice qui fait scandale avec ses bijoux. Trop nombreux pour une femme soviétique. Sera-t-elle là, elle aussi ? L’occasion n’est pas assez mondaine.
Sur le ton de celui qui propose un toast dans un repas de famille, le bon Anatoli explique ce que tout le monde sait déjà. La section musicale du Proletkult de Moscou doit proposer un morceau pour le dixième anniversaire de la révolution. Étant donné l’importance de l’événement, il a été décidé de choisir le compositeur au moyen d’un grand concours dont cette matinée est l’étape finale.

Tandis qu’un rayon de soleil se reflète sur son crâne chauve, le commissaire rappelle les résultats de l’organisation dans le champ de la musique, du théâtre et du cinéma. C’est précisément ces jours-ci que Sergueï Eisenstein, vieille connaissance de tant de proletkultistes, est occupé par le tournage d’un long métrage sur Octobre, produit par le gouvernement avec le plus important financement jamais attribué pour un film. Loué soit donc Proletkult qui en seulement dix ans a apporté une contribution déterminante à la culture soviétique.
L’éloge sonne comme une épitaphe. Et pourtant Anatoli aussi a participé à la fondation du Proletkult, pour pousser les ouvriers à inventer un art nouveau, à dépasser l’individualisme et à semer les graines de la future collectivité humaine. Réduire tout cela à une « contribution », aussi déterminante soit-elle, à la culture soviétique, est un lot de consolation.

Même la référence à Eisenstein n’est pas vraiment flatteuse. Le metteur en scène s’est désormais éloigné du Proletkult et son exemple évoque une parabole idéale, de l’art prolétarien au cinéma de propagande. De l’autonomie créative à l’œuvre de commande du gouvernement.

Au contraire, le Proletkult est né pour rester indépendant. C’est justement Lounatcharski qui soutenait que les travailleurs devraient avoir quatre organisations distinctes : le Parti pour la politique, les syndicats pour le travail, les coopératives pour l’économie et les cercles pour la culture. C’est ce qu’il écrivait du temps du gouvernement provisoire, et puis le gouvernement, il l’a rejoint, et en l’espace de trente ans le Proletkult est devenu un des nombreux cénacles dépendant de son ministère.

Louée soit donc aussi Nadejda Kroupskaïa, assise à la droite de Bogdanov, après le fauteuil vide du commissaire. En tant que directrice du comité central pour l’éducation politique, la plus illustre veuve du pays a su diriger les si nombreux cercles culturels, évitant les jalousies et stimulant la collaboration réciproque.
De nombreuses mains applaudissent pour saluer la fin du discours ministériel et l’entrée des deux pianistes, très élégants dans leur jaquette grise.

Moscou, 1927. Alexandre Bogdanov, qui fut l’un des plus redoutés militants adversaires de Lénine au sein du mouvement bolchévique entre 1907 et 1913, philosophe et médecin, coule des jours presque tranquilles à l’approche des festivités de la célébration des dix ans de la Révolution. Largement retiré de la vie politique officielle depuis déjà longtemps, ne participant pas aux menées des différentes factions  entrées en rivalité active depuis la mort de Lénine en 1924, il se consacre essentiellement à ses recherches médicales sur la transfusion sanguine, au sein de l’institut spécialisé qu’il dirige, et à garder un œil quelque peu distant sur le mouvement d’éducation populaire Proletkult, dont il fut l’un des grands inspirateurs bien avant la Révolution.

Alexandre Bogdanov est aussi alors considéré comme l’un des plus grands écrivains soviétiques de science-fiction, depuis le succès de « L’Étoile rouge » en 1908 et de « L’ingénieur Menni » en 1913. Lorsqu’une jeune femme se présente à lui, prétendant être la fille d’un camarade de lutte clandestine depuis totalement perdu de vue, invoquant des circonstances semblant tout droit sorties de son propre best-seller, il croit d’abord à un bizarre canular. Alors que la réalité de cette science-fiction s’impose progressivement à lui, il doit emprunter à vive allure le chemin de la mémoire, et se voit forcé de mesurer ce qui, enraciné dans l’histoire et dans les individus, est d’ores et déjà en train de mener la Révolution prolétarienne à sa perte.

 
 

Au congrès de Londres, ce printemps-là, les bolcheviks avaient encore une ligne commune. Il fallait des armes et des militants prêts à s’en servir. Pendant la révolution perdue, deux ans auparavant, les ouvriers avaient subi la violence de l’armée. Ils ne se feraient plus jamais prendre sans s’être préparés. Les bombes artisanales de Léonid Krassine ne suffisaient pas. Ni l’argent récolté par Gorki, le grand écrivain, grâce à sa renommée internationale. Il avait trouvé des sympathisants prêts à ouvrir leurs portefeuilles jusqu’aux États-Unis. Mais ça ne suffisait pas. Il fallait prendre les sous là où ils étaient. À Londres la proposition fut rejetée. Les mencheviks ne voulaient plus d’expropriations. Pas de bombes. Pas d’insurrection armée. Ça ce sont des trucs d’anarchistes. Il fallait plutôt resserrer les liens avec les syndicats. Dans cette sombre petite église de Hackney, les camps s’inversèrent. Les bolcheviks se retrouvèrent en minorité. Trotski s’en mêla, tentant de jouer un rôle de médiateur. Comme les gens peuvent changer.

Sur le trajet du retour, au milieu de la Manche, sous un ciel chargé de nuages, Koba laissa tomber une question dans le sillage des vagues.

– Qu’est-ce qu’on dit à Kamo ?
Depuis des mois les camarades géorgiens surveillaient un transport de fonds qui traversait Tiflis à intervalles réguliers et sous assez maigre escorte. Kamo et sa bande étaient prêts à attaquer le convoi à la dynamite et à profiter du désordre pour prendre l’argent.
– Combien d’argent ? avait demandé Krassine.
Un demi-million de roubles.
– Faisons-le, avait suggéré Lénine dans le train qui les ramenait en Finlande.
Les mains se levèrent. Approuvé à l’unanimité.
Le soin d’apporter la bonne nouvelle à Kamo avait été confié à Koba.
Koba & Kamo. Les Géorgiens. Amis d’enfance, ils s’étaient fait renvoyer ensemble du séminaire. De prêtres manqués à révolutionnaires, il n’y a qu’un court chemin. Et de prêtres à bandits, il est encore plus bref. Ils volaient les armes pour les bolcheviks, les leur procuraient par tous les moyens nécessaires. Kamo n’était pas un brigand sorti d’un roman de Dumas. Il n’avait pas besoin d’habiller ses exploits de romantisme. Il résistait aux arrestations. Il s’évadait des prisons. Et quand la révolution avait échoué et que les cosaques l’avaient torturé pour obtenir les noms et les adresses, ils n’avaient pas réussi à lui arracher un mot.
Il était l’homme de la situation pour le plus grand vol qu’ils aient jamais tenté.
Il fallait un camarade qui assure la communication. Quelqu’un qui ne soit pas connu des autorités du Caucase.
Léonid Volok avait combattu dans la Marine, il connaissait les armes. C’était un militant déterminé. Il avait cette bague au doigt, « pour taper plus fort ». Il avait tout et il n’avait rien. Il était parfait.
Léonid accepta, enthousiaste, et partit pour la Géorgie avec le camarade Koba.
– Ne te fie pas aux apparences. Celui-là il boite et il a un bras mal en point mais il n’y a pas plus rusé que lui. Ne le perds pas de vue.
Un bon conseil.
Lénine s’est en revanche aperçu un peu tard qu’il fallait avoir le Géorgien à l’œil. Entre-temps, Koba a changé de nom de guerre. « L’homme de fer ». Staline.

Héritiers italiens du mouvement d’agitation culturelle Luther Blissett qui répandit ses énormes canulars politico-artistiques en Europe entre 1994 et 2000, le collectif bolognais des Wu Ming conduit depuis son premier roman, « L’Œil de Carafa » (1999), une intense guérilla littéraire à succès en remodelant les canons du roman historique (selon une ligne directrice évolutive en partie théorisée dans leur manifeste de 2008, « New Italian Epic »).

Auteurs de huit romans collectifs, de plusieurs recueils de nouvelles et novellas et de nombreux romans « individuels » (publiés sous leur numéro alphabétique au sein du collectif, Wu Ming 1, Wu Ming 2 ou Wu Ming 4, par exemple – les pseudonymes des membres de la librairie Charybde à sa création en 2011 constituaient un hommage non dissimulé à cette pratique), le collectif sait varier ses registres d’écriture avec une maestria étourdissante, jouant avec l’anachronisme stylistique (dans « L’Œil de Carafa » et dans sa suite « Altai » de 2009, tout particulièrement), avec la réinterprétation de faits historiques avérés (dans « L’Armata dei Somnambuli » de 2014, non encore traduit en français), avec la vision des vaincus (dans « Manituana » en 2007), ou encore avec la mise en œuvre de personnages-points-de-vue particulièrement improbables et savoureux (tels le premier téléviseur couleur importé en Italie dans « 54 », en 2002, non traduit en français mais disponible en anglais), pour toujours parvenir à créer un profond et subtil questionnement politique, tout à fait contemporain pour sa part.

 
 

Avec « Proletkult », publié en 2018 et traduit en français en 2022 chez Métailié par Anne Echenoz, les auteurs ont composé une nouvelle mosaïque décisive, hantant les corridors où les révolutions se construisent, en pensée et en action, que ce soit à Helsinki, à Paris, à Londres, à Genève, à Capri ou à Bologne, comme ceux où elles s’infectent et se désagrègent. Maniant discrètement le jeu d’échecs comme Lénine et Bogdanov eux-mêmes, soumettant les figures historiques authentiques, connues ou moins connues, au détour science-fictif précieux et diablement efficace que permettent le texte et le contexte étranges du roman « Красная Звезда » de 1908, ils élaborent un jeu de miroirs actualisant le conte philosophique voltairien et l’effet de distance cher à un « Micromégas » en le confrontant aux racines ironiques potentielles d’un Viktor Pelevine ou d’un Vladimir Sorokine, déjà. Et qu’au centre du jeu se retrouve, comme le pressentait aussi le Boris Groys de « Staline, œuvre d’art totale » et de « Du nouveau », la question de la culture et de l’éducation populaires accroît fort naturellement la résonance contemporaine de ce texte faussement rêveur et résolument incisif.

 
 

Personne ne pouvait savoir que Zitomirski avait été recruté par la police secrète du tsar en 1902, quand il étudiait encore à l’université de Berlin. Nom de code « André ».

Kamo prit contact avec lui pour convenir d’une visite et lui remit la lettre de Lénine. Zitomirski le fit savoir à ses chefs qui demandèrent immédiatement à la police allemande d’arrêter Kamo. Quand les flics débarquèrent dans sa chambre d’hôtel, ils le trouvèrent en possession d’un passeport autrichien (œuvre de l’amie peintre de Krassine), d’une petite valise remplie des détonateurs et de vingt billets de cinq cents roubles.

Lorsque le sous-chef de la police russe reçut le rapport par l’intermédiaire de l’ambassade, il ne mit pas longtemps à deviner d’où provenaient les billets et quel était le plan des voleurs. Il télégraphia donc à tous les départements de police de toute l’Europe occidentale :
« Arrêter quiconque cherche à changer des billets de cinq cents roubles. Stop. Dangereux bandits. Stop. Alerte maximale. Stop. »

Quand, fin 1907, la nouvelle de l’arrestation de Kamo arriva à Kuokkala, il était désormais trop tard pour suspendre l’opération. Les camarades et leurs compagnes étaient déjà partis chacun dans une direction, vers une banque d’un des pays de l’Ouest. Mais à présent la police russe savait qui avait monté le coup. Et les mencheviks, les camarades du parti opposés aux vols, le savaient aussi. Personne ne les aiderait. Il fallait se mettre à l’abri comme on pouvait avant qu’on arrive de Saint-Pétersbourg pour les arrêter.

Natalia et Nadia nettoyèrent entièrement la maison : papiers, notes, livres, vêtements. Chaque trace de leur passage fut effacée, brûlée dans la cheminée de la salle à manger ou confiée à des camarades finlandais pour qu’ils la fassent disparaître. Lénine se rendit à Helsinki, en attente d’un bateau pour Stockholm. Les ports principaux étaient surveillés par la police. Pour embarquer il dut parcourir trois milles à pied sur une partie de mer gelée, jusqu’à l’île où le bateau faisait escale. À un moment la glace céda et il faillit se noyer.

– Quelle stupide façon de mourir ça aurait été, commenta Lénine trois semaines plus tard quand ils se revirent à Genève, sains et saufs.

Pour s’y rendre ils étaient passés par Berlin, ils avaient rencontré Rosa Luxemburg. Quelle perte a été son assassinat pour le mouvement ouvrier. Une de ses phrases semblait spécialement écrite pour contredire Lénine : « Le marxisme doit toujours lutter pour les vérités nouvelles ».

Hugues Charybde
Wu Ming - Proletkult - éditions Métailié

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