Et les Lumière furent : le cinéma en pleine réinvention de Luc Chomarat
Une hilarante trituration passionnée de l’histoire du cinéma, qui en découvre bien des vérités dans le montage de l’absurde, à l’envers lorsque nécessaire et dans la joie caustique en permanence.
On ne sait plus lequel des frères Lumière eut l’idée. En tout cas il en parla immédiatement à son frère.
– On devrait inventer le cinéma. Avec un nom pareil.
– Quel nom ?
– Lumière. Imagine les gros titres : les frères Lumière inventent le cinéma. C’est presque tautologique.
Louis Lumière (et là on est sûr que c’est lui) se mit à imiter les crieurs de journaux, arpentant le salon de long en large : – Extra ! Extra ! Les frères Lumière inventent le cinéma !
– Les frères Lumière… Le cinéma. C’est vrai que ça sonne bien. Tous les directeurs de la photographie penseront à nous avec une certaine émotion…
– Oui, mais oui ! Robert Burks, Darius Khondji…
– Gordon Willis, Raoul Coutard…
– Le fou qui bossait avec Wong Kar-wai… Comment qu’il s’appelait, déjà ?
– Christopher Doyle.
– Oui, c’est ça.
Dès les premiers mètres (de pellicule, naturellement) de cette « Invention du cinéma », publiée en mars 2022 chez Marest éditeur, Luc Chomarat donne le ton : comme dans « Les dix meilleurs films de tous les temps » (2016), voire comme dans « Un petit chef-d’oeuvre de littérature » (2018) ou « Le dernier thriller norvégien » (2019), il s’agit bien d’engendrer chez la lectrice ou le lecteur un étonnant et réjouissant vertige, en mixant à haute pression et à un rythme effréné virtuosité érudite et sens prononcé de l’humour absurde. Anachronismes volontaristes, mises en abîme faussement ingénues, télescopages et carambolages proprement insensés, sous-entendus improbables et danses gentiment macabres : ce cocktail incendiaire, s’il s’efforce en souriant de « coller » à son titre en faisant la part belle aux pionniers du septième art, les frères Lumière, Thomas Edison ou Georges Méliès, confronte les historiographies officielles à une sarabande effrénée de plagiats par anticipation ou équivalents, pour reprendre le redoutable et joueur concept de Pierre Bayard.
Star Wars, le premier, est donc le troisième film d’une trilogie. On y trouve des éléments mélangés des deux premiers films, notamment un ordre totalitaire et une bande de jeunes.
Les trois films sont liés de bien des façons. La voiture de Milner est immatriculée THX138 et Harrison Ford joue dans American Graffiti. Lucas filme un peu comme Méliès, il pose la caméra dans un coin et laisse les acteurs et les fusées raconter l’histoire. Cette simplicité le distingue nettement de ses collègues barbus, ces filmeurs virtuoses.
Cette manière rare de combiner au sein d’une même phrase puis d’une même page et d’un même volume l’extrêmement sérieux et le redoutablement ludique est fidèle aussi à l’esprit de tout un pan du travail publié chez Marest, tel le « Chant-contre-chant » de Pierre Sky (par la grâce duquel vous n’écouterez plus jamais un film de Nanni Moretti de la même façon) ou le « Énigmes, cinéma » d’Olivier Maillart qui révoque en doute joyeux toute tentation interprétative. Mais c’est peut-être encore avec la farce érudite – et donc doublement précieuse – que pratique souvent Pierre Senges (encore tout récemment dans « Projectiles au sens propre », formidable exégèse déjantée de la tarte à la crème cinématographique) que la correspondance se fait presque intime. Luc Chomarat compte indéniablement parmi ces rares élus capables de nous faire penser fort tout en riant beaucoup (et ce paradoxe apparent s’affirmait aussi parmi la mélancolie autobiographique romancée de son « Fils du professeur » il y a quelques mois).
Ils étaient là tous les trois, leurs yeux jaunes luisant dans la pénombre comme des yeux de chat. Des critiques, en train d’inventer la critique de cinéma.
– On écrirait quoi d’autre ?
– Mais voyons ! Que L’Agression est un must see qui préfigure la montée d’adrénaline de Mad Max et montre bien, via l’impuissance du personnage de Trintignant, l’incapacité du projet commercial à engrosser la postérité.
– C’est absurde. Pourquoi est-ce que les gens nous croiraient ?
– Mais parce que ! On pourrait enterrer des chefs-d’oeuvre à coups de formules bien senties, et porter des merdes au pinacle.
– Ah d’accord.
– Et des fois on ferait le contraire, pour ajouter à la confusion.
– Tu crois vraiment que ça pourrait marcher ?
– Mais bien sûr ! On se tromperait tout le temps. On se contredirait sans cesse, on serait les rois du révisionnisme.
– C’est pas con, comme idée.
Ils ressemblaient aux trois brigands de Tomi Ungerer.
Hugues Charybde le 2/05/2022
Luc Chomarat - L’Invention du cinéma - Marest éditeur
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