Le pari survivaliste du bibliothécaire Charles Sagalane
Le récit magique d’une action poétique au long cours, celle du choix, de l’installation et de la maintenance par tout temps ou presque d’une série de micro-bibliothèques en plein air et en libre accès, autour du lac Saint-Jean québécois.
Les feuilles sont des voyages.
Des rivières pour veines. Des contours pour rivages. Quand on apprend à lire les paumes irriguées d’un érable, on ne s’étonne plus des merveilles. On les collige sans se presser. En les laissant rougir.
Un livre est un esprit flottant.
Il se joue des vents et se couvre d’aurore avant de se nicher sur une rame de papier. Il émane d’un univers où créer est une respiration de la pensée. L’exsudation essentielle des corps dont nous avons rêvé. Tout livre naît d’une folie qu’on se garde bien de calculer. Des heures innombrables. Un soin continuel. L’acte d’écrire échappe aux deux bouts du crayon. Comme si ce n’était pas assez, l’ouvrage qui s’écrit ici réclamait une espèce de crayonneur qui ne court pas les rues, encore moins les bois.
Car ce livre, le Livre, voulait tout.
17 bibliothèques de survie ne seraient pas suffisantes. Il faudrait encore 17 rencontres d’auteurs. Autant de sites emblématiques. Pourquoi pas 17 vues sur les plus remarquables de ces sites ? Et un journal inspiré de la tradition japonaise pour relater tout ça ? Le Livre, ce livre, avait des désirs irrépressibles. Et il entendait migrer auprès d’un compagnon infatigable – faucon du regard, outarde d’effort, colibri de la présence. Cet écrivain n’est pas venu. Or le Livre, qui avait de l’envergure, n’a pas baissé les ailes. À force de titiller rêves et lubies, il a fini par éveiller un lettré des lacs et des forêts. Un routier déjà, possédant ses entrées en métropole comme en périphérie. Amoureux des gens de lettres et de leurs œuvres. Un entêté qui allait déployer des efforts insensés pour soutenir une expérience inclassable. Il équiperait l’aventure d’un canot et de raquettes, d’une automobile au long cours, de bouquins, de cartes et de carnets, d’une bonne paire de mitaines, d’une tente de prospecteur ainsi que de vieilles planches appelées à devenir de rustiques cabanes. Il s’arrangerait pour dénicher l’argent et le temps nécessaires à concrétiser un grand, un très grand réseau de bibliothèques boréales. Voilà comment le rêve gagne du terrain en littérature : par îlots de réalité. Il n’était pas déraisonnable, le Livre. Il a su se rabattre sur un scribe bosseur et à tout prendre béni – épaulé par ses pairs, guidé sur la route. S’il n’avait pas modéré ses folles ambitions, l’être aux jambages encrés que vous tenez entre les mains serait resté une projection de l’esprit. On l’aurait évoqué comme une élucubration réjouissante, une légende égarée, une fable mort-née dans le ventre du territoire. bref, il n’est venu que Sagalane, à qui ces lignes furent dictées. Et le voilà qui parle.
Au fil des livraisons de son « Musée Moi », depuis 2006, le québecois Charles Sagalane s’est affirmé comme un artiste majeur de la saisie (au vol, méditatif et joueur) de la contingence apparente, celle qui assemble les choses et les faits comme selon les règles inconnues de la coïncidence, pour les transformer en aventures poétiques et langagières. Qu’il s’agisse d’objets oscillant entre le stockage et l’abandon (« 96 – Bric-à-brac au bord du lac »), d’œuvres picturales (« 51 – Antichambre de la galerie des peintres »), de souvenirs gustatifs réagencés (« 47 – Atelier des saveurs »), ou même d’accumulation insolite, presque à l’état pur (« 68 – Cabinet de curiosités »), le hasard humble s’y fait volontiers nécessité poétique.
« 17 – Journal d’un bibliothécaire de survie », paru à La Peuplade en octobre 2021, semble de prime abord fort différent puisque, en dehors de sa respectable épaisseur, inhabituelle, il se caractérise par son parti pris résolument volontariste, celui d’un projet personnel, déterminé, mené au long cours, physiquement et intellectuellement, à l’opposé de l’empilement contingent des mémoires et des traces qu’il s’agissait jusqu’ici le plus souvent de décoder et d’informer ex post. Et pourtant il s’agira bien ici de provoquer ou de défier le hasard, comme on va le voir de plus près.
Comment prévenir notre paradis contre ce mal universel ? J’ai un ami, bibliothécaire et carrossier, qui a eu l’amabilité de me seconder. Depuis quelques années, notre mission consiste à entretenir une bibliothèque de survie. Au gré des vagues et des glaces, nous parcourons les îles en déposant des livres destinés aux visiteurs. Le cadre enchanteur alimente le charme des lectures et nous avons pris soin de marier les ouvrages avec le pittoresque particulier de chaque île. C’est cette aventure qu’il convient de relater afin de soulager de tous le mortel ennui. Que lectrices et lecteurs sachant qu’ils peuvent fréquenter un tel lieu : ils y seront accueillis par le lichen, les lièvres et les livres.
Aux quatre coins et bien davantage du lac Saint-Jean, des lieux vont surgir au fil des années, lieux certes familiers pour le poète vivant ordinairement à Saint-Gédéon, justement, sur la rive est du troisième lac naturel (« semi »-naturel, de facto, car ici aussi l’énergie hydro-électrique a joué son rôle d’agrandissement humain dans les années 1920) du Québec par sa superficie, mais lieux auxquels il rend consciemment leur mystère : île aux Petits Atocas, île aux Poires, île aux Amours, île du Bôme, île aux Fesses ou îles du Capitaine, mais aussi Pointe des Girard ou Coulée des Fourneaux. Dix-sept lieux au total, ayant chacun leur géographie souvent très spécifique mais aussi leur histoire, petite ou grande, ténue ou massive, pour chacun desquels il s’agira de choisir une configuration, une fabrication et quelques titres d’ouvrages en phase avec l’esprit particulier de chaque endroit sélectionné.
Ma toute première bibliothèque de survie, je la place sur un îlot qui n’a pas de nom. Ni sur les cartes, ni dans la mémoire de nos gens. Je vais déposer quelques bouquins, au cas où, pour voir ce qu’il adviendra de la rencontre inattendue d’un livre et d’un humain. Je choisis l’île la plus proche de la berge, toute petite. Pour la baptiser, je m’inspire des trésors fruités qui y traversent l’année. Ils apparaissent avec le beau temps, prennent une partie des mois d’été à rougir, puis ceux d’automne à mûrir. En l’absence de cueilleurs, ils demeurent accrochés aux plants jusqu’à la fonte des neiges. Ils ont alors des arômes de vins de Bordeaux et de cerise marasquin… Si j’ai de la chance, pendant cette brève période, mes raquettes me mènent au festin. Je déguste les trois ou quatre douzaines d’airelles que la banquise a gorgées de saveurs. Sinon, je m’y rends en canot, un mois plus tard, et il me reste bien quelques spécimens pour me rappeler ce parfum.
petits atocas
enlevons d’abord
nos raquettes dans la neige
C’est sur l’île aux Petits Atocas que je dépose un livre protégé par une carapace de plastique et lesté d’une roche. Un thé dans la toundra. Les vers qu’il contient déploient une volée d’outardes. Consonnes au bec compact. Voyelles d’un ample ciel. Chaque poème préserve l’immensité à laquelle je viens communier. Tshuitshishkumitin, dit la poète. « Je suis ton invitée. » Ce pentasyllabe innu à mes côtés, j’observe l’effet de son humilité. Je ne suis pas différent du lichen et des racines du thuya qui s’agrippent à cet îlot de rocher. J’habite la demeure d’un hôte plein de mystère, de sauvagerie et de splendeur. D’ailleurs, le grand lac finira par ravir ce recueil. Je le devine séduit par sa sagesse naturelle, c’est si rare… Un recueil emporté par les eaux ? J’allais devoir m’habituer. Ramasser les éclopés. Remplacer les dérobés. Dans le cas de Joséphine Bacon, acheter un nouvel exemplaire que je m’empresse de faire dédicacer. Lui relatant la vie en territoire de ses vers. Me permettant une question apparemment triviale. Dis-moi, Joséphine, quel est ton petit fruit préféré ? Et je savoure la réponse. Les petits atocas. Uishatshimina, « les petits fruits amers ». Graines rouges dont grand-père ours raffole. Baie sucrée qui ravit les palais nordiques. Pas de doute : mon île a été confiée à la bonne étoile.
Rythmé de voyages aux points cardinaux et peut-être surtout de rencontres – car le livre employé à œuvre de survie sera, malgré les apparences occasionnelles, tout sauf solitaire -, la construction poétique se développe, métissée d’héritage innu et de transfusion japonaise (Bashô est peut-être bien le plus fidèle compagnon occulte de Charles Sagalane dans cette affaire), et nous révèle qu’ici la maintenance poétique a au moins autant d’importance que la construction proprement dite. Patience et longueur de temps n’excluant ni force ni rage.
Quand je repasse à la fin de l’été, mes visées sont claires. Je désigne le cap Diamant comme ultime symbole : l’appât des richesses du territoire, fausses ou réelles, a façonné l’alliance nationale. De plus, le Livre a semé quelques lectures sur mon chemin. Le cap a déjà été une île. C’était au temps où un sixième Grand Lac d’eau douce, qu’on a appelé Lampsilis, s’étendait de Kingston à Québec. Il n’y a que la lecture pour faire voyager à ce point ! Michel acquiesce à la proposition. Sous la lumière diffuse du sous-bois, tandis que les navires glissent entre les feuillages, nous plantons la bibliothèque du cap Diamant. Elle se dresse en marge d’un sentier où abondent cyclistes, promeneurs et joggeurs. Ne restera qu’à recueillir les commentaires des visiteurs et à placer quelques bouquins. Faux. La cabane disparaît corps et âme la même semaine. Les gardes du Parc, peut-être, agacés par cette espèce invasive : le livre. Voilà ce qui arrive quand la survie n’est pas assez sauvage…
les hommes
ce sont des chevreuils
qui n’ont pas compris
Dans ce compte rendu formidable d’un travail inlassable, entre savoureux télescopages des cultures japonaises et québécoises (souvent sous leurs formes les moins attendues), entre échappées fort logiquement créolisées et métissées vers la Louisiane et les Antilles, chaque lieu choisi et arpenté vaut au moins autant par les rencontres et les complicités qu’il engendre (physiquement avec certains bibliothécaires associés à l’aventure, ou spirituellement et intellectuellement, par les inspirations à distance qui fertilisent ces géographies singulières), Charles Sagalane orchestre au fil des sentiers un entrechoc nécessaire entre vie poétique et vie matérielle, entre lectures induites et quête d’adéquation (au lieu, au moment, aux personnes, aux rêves), entre manifestations si diverses (et pourtant si curieusement convergentes) de cette magie profane qu’il s’agit bien de nourrir au long cours, contre intempéries, déprédations et indifférences.
Quand il m’arrivera – faute de moyens ou de temps – de tourner les coins ronds, je me rappellerai une chose : l’essentiel vient des splendeurs du périple, pas de l’assiduité des manœuvres. L’intuition et l’instinct tiennent la barre à présent, la boussole cède la place à la débrouillardise du trailblazer un brin métissé – fût-il sur une seule patte. Pris par la bougeotte que connaissent Bashô, Bouvier, Tesson et les autres, je m’élance vers des joies miennes.
Et il faut se rendre sur le site du Bibliothécaire de survie (ici) pour continuer à saisir plus intimement l’ampleur et la puissance humble de ce projet d’écriture en action décidément pas comme les autres, et d’autant plus indispensable.
Au début, j’ai écrit sans savoir qu’il y aurait un livre, le Livre. Sans me douter que l’aventure changerait ma façon d’écrire. J’ai écrit en suivant l’alphabet de la Nature, au sortir du canot, étourdi par les vagues. J’ai écrit, stationnant la Subaru, attiré par un aigle qui plane, ébahi d’une borne kilométrique, envahi par la brume couvrant une baie. Assis dans le sable aussi j’ai écrit, sur la mousse, parmi les aiguilles de pin, le cul dans la neige, couché sur un carton qui sentait la fumée, emmitouflé dans mon sac de couchage. J’ai écrit auprès d’une faune qui écrit. Un tas de collègues m’ont ouvert la porte, leurs bras, l’armoire à cueillette, leur atelier, le bureau d’édition où – ça ne s’invente pas – l’une des tablettes était identifiée « lecture récréative ». J’ai écrit ce livre, le Livre, me répétant que de telles Relations sont une bouteille jetée dans un grand lac. J’ai écrit et je me suis laissé écrire.
écorce dans la mousse
la fausse joie de trouver
un matsutake !
J’avais l’impression d’écrire pleinement quand je savourais la couleur crème de mes carnets, le bruit des frappes de ma machine Royal, les relents de fumée de mon pyrograveur. La légèreté des touches de mon clavier finissait toujours par me réconcilier avec la tâche. Souvent je songeais à Bashô et à Thoreau, à Joséphine Bacon, afin que leur esprit féconde mon territoire. C’est la Nature qui parlait le mieux en moi. Elle rejetait au bout de mon crayon de plomb des vagues et vagues de lignes. J’ai écrit comme un humain témoigne de son insatiable envie de vivre – c’était ma boussole. J’ai écrit, riant et pleurant. Jamais déçu de la vie sauvage. Ni du Livre. Portant l’intime vers le lointain. Mariant des pointes et des îles. Réconfortant des livres écorchés et des rêves d’enfants. J’ai écrit heureux. Accueilli par les racines d’un vénérable thuya comme un maître qui ne se détourne jamais de l’immensité, qu’elle soit bleue, blanche ou grise. Puis j’ai raturé, permuté, déplacé tout cela parce qu’écrire est mon métier. Sacerdoce étrange, pas toujours naturel. Sans ménager mes pas, j’ai parcouru l’écriture. Suivant mon flair. Imaginant que vous seriez à l’autre bout des lignes, lectrices et lecteurs, de beaux fous libres, mes complices de demain. J’ai écrit pour vous et j’ai écrit pour moi. Pour mes éblouissements, mes racines. Pour mes îles.
Et je savais : écrire est un privilège passager. Le grand lac et ses îles ont insisté souvent pour ne pas que j’écrive. Et je n’ai pas écrit. J’ai lu le lichen sur le granit, l’écorce du bouleau, les traces d’un chevreuil, le vol d’un héron. Car ils écrivent à leur façon. Ils relatent une communion universelle. Que j’écrive ou que ne n’écrive pas, j’ai vécu le Livre, ce livre, pour me sauver à petit feu. Me survivre un peu. Afin que l’aventure se double d’un refuge de vent, de lumière et de voyelles. J’ai vécu ces Relations comme un rêve dont je dois m’éveiller.
Hugues Charybde le 25/03/2022
Charles Sagalane - Journal d'un bibliothécaire de survie - éditions La Peuplade
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